Fiche du document numéro 33429

Num
33429
Date
Dimanche 6 avril 2014
Amj
Taille
36287
Sur titre
Interview
Titre
Kagame : « La France a contribué à l'émergence d'une idéologie génocidaire au Rwanda »
Sous titre
Le Président rwandais critique violemment le rôle de Paris dans les massacres de 1994 et la lenteur de la justice française.
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Commentaire
 
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
par Maria Malagardis (envoyée spéciale à Kigali)

Une chaise vide à l'heure du souvenir. La ministre française de la Justice, Christiane Taubira, n'assistera pas aux commémorations des vingt ans du génocide au Rwanda, prévues aujourd'hui à Kigali. La décision a été prise samedi à Paris, en réaction aux déclarations du président, Paul Kagame, qui a accusé la France d'avoir «participé» au génocide dans l'hebdomadaire Jeune Afrique. Une accusation qui n'est pas nouvelle : c'est aussi ce qu'il a dit lors de l'entretien de deux heures qu'il a accordé à quelques journalistes, dont Libération. «La France n'aurait pas dû réagir aussi vivement», déplorait hier Bernard Kouchner, venu assister aux commémorations à titre privé. «Avec Sarkozy, nous avions amorcé une vraie réconciliation. On va à nouveau reculer, donner du grain à moudre à tous les négationnistes», souligne l'ex-ministre des Affaires étrangères, qui rejette le terme de «participation». Mais rappelle aussi que «le gouvernement génocidaire a été formé dans l'enceinte de l'ambassade de France en avril 1994», et que «Paris lui a livré des armes jusqu'en août 1994». L'incident diplomatique montre en tout cas que le malaise demeure. Pourtant, au Rwanda, l'absence de Taubira aux commémorations -- la France n'étant représentée que par son ambassadeur, Michel Flesch -- ne suscite qu'une indifférence désabusée : «Ils ne veulent pas venir ? Tant pis, on s'en fout», déclarait hier, en off, un responsable rwandais. Quant à l'homme fort du pays, il ne mâche pas ses mots.

Quelles sont vos relations avec la France, vingt ans après le génocide ?

La France a été impliquée au Rwanda avant et pendant le génocide. Et peut-être même après. Depuis 1994, nos relations sont changeantes : elles se réchauffent, puis sont plus tièdes, et puis ça change encore. Beaucoup de responsables du génocide ont trouvé refuge en France. Désormais, les justices de nos deux pays collaborent, c'est bien. Mais il faudrait que je sois satisfait, simplement parce qu'un premier procès, celui de Pascal Simbikangwa [un ancien officier rwandais jugé, fin mars, par la cour d'assises de Paris, ndlr], a eu lieu cette année ? Et qu'il été condamné à vingt-cinq ans de prison ? Une seule personne en vingt ans ! La France comme la Belgique ont joué un rôle néfaste dans l'histoire de mon pays, ont contribué à l'émergence d'une idéologie génocidaire. Quand, en France, la justice est si lente, nous ne pouvons pas imaginer que c'est neutre. Dans nos relations avec ces deux pays, notre grille de lecture est forcément liée aux compromissions du passé.

Comment le Rwanda est-il sorti d’une telle tragédie ?

Un génocide n’est pas un accident de l’histoire. Nous n’avons pas pu l’empêcher, mais nous l’avons arrêté. Après, il a fallu reconstruire ce pays, créer de nouvelles institutions, promouvoir l’éducation. Faire en sorte d’extirper les racines de la tragédie. Aujourd’hui, le Parlement compte 64% de femmes. En seulement cinq ans, un million d’habitants sont sortis de la pauvreté. Nous avons aussi mis en place une mutuelle de santé dont bénéficient désormais 80% des Rwandais. Le développement est une réalité, mais on ne nous juge jamais sur nos réalisations. On préfère spéculer sur Kagame, les Tutsis, etc.

Peut-être parce que vous êtes aussi accusé d’avoir mis en place un régime autoritaire…

Ceux qui, à l’étranger, formulent ces critiques n’ont parfois jamais mis les pieds au Rwanda. C’est toujours le même refrain depuis vingt ans : on nous dit «OK, le Rwanda a fait des progrès impressionnants, mais…» Et il y a toujours ce «mais». Pourtant, la métamorphose du pays n’aurait pas eu lieu sans le soutien populaire. Ce développement, qui impressionne tant à l’étranger, a été accompli par ces Rwandais qu’on prétend privés de liberté, de droit de s’exprimer et qui ont fait preuve d’une énergie incroyable au lendemain de la tragédie pour transformer leur pays. Par ailleurs, je m’interroge : le Rwanda est plus critiqué aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été sous le régime précédent, avant 1994. Ceux qui ont conduit au génocide méritaient donc plus de tolérance ? Le monde extérieur préférait-il la façon dont le pays dérivait avant 1994 ?

Vous semblez cependant avoir parfois du mal à accepter les critiques. Le Rwanda ne commet-il jamais d’erreur ?

Inversons la question : est-ce que la communauté internationale, si prompte à donner des leçons, ne commet jamais d'erreurs ? Comme si elle n'avait pas de responsabilités dans notre tragédie. Pourquoi est-ce qu'on n'écoute pas nos arguments ? Pour la justice, nous avons choisi une voie originale. Il fallait réfléchir à un système qui puisse concilier besoin de justice et réconciliation, ce sont des objectifs parfois contradictoires. Nous avons décidé de ressusciter les gacaca [la justice traditionnelle de village réactualisée après 1994, ndlr]. On nous a dit «ça ne correspond pas aux standards internationaux de la justice». Le Tribunal international pour le Rwanda [TPIR, créé en novembre 1994 à Arusha en Tanzanie] a, de son côté, dépensé 2 milliards de dollars pour juste une cinquantaine de procès. Et c'est ça, le modèle ?

Allez-vous vous représenter en 2017 ?

La Constitution limite ma fonction à deux mandats de sept ans. Je sais qu’il y a des gens qui voudraient que je reste encore au pouvoir. Près de la moitié de la population, 47%, a moins de 18 ans aujourd’hui. C’est à eux qu’il faudra poser la question. J’aurai bien sûr mon mot à dire. Mais le Rwanda vivra un jour sans Kagame. La vraie question n’est pas «si», mais «quand» je partirai…

Récemment, vous avez aussi été soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat d’un de vos opposants, et ancien camarade de lutte, tué en décembre à Johannesburg, en Afrique du Sud…

Le soir même où cet homme a été tué, le Rwanda a tout de suite été accusé. Avant même de savoir précisément ce qui s’est passé. L’enquête en Afrique du Sud prouvera que le Rwanda n’est pas derrière la mort de Patrick Karegeya. Mais ne comptez pas sur moi pour faire semblant d’être triste ou pour faire son deuil. Car de qui s’agit-il ? D’opposants innocents qui ne feraient rien de mal ? Nous savons que ces gens-là essayent, depuis l’Afrique du Sud, de déstabiliser le Rwanda.

Certains de vos propos ont semblé cautionner ce meurtre…

J’ai dit que ceux qui menacent le Rwanda, tuent des gens ici et se mettent à l’abri dans un pays étranger, seront redevables de leurs actes. Et je le répéterai encore. La sécurité du Rwanda n’est pas négociable.

Finalement, vingt ans après le génocide, vous êtes toujours en guerre ?

La guerre, nous l’avons déjà faite en 1994, lorsque nous avons arrêté le génocide. Mais il y a plusieurs sortes de guerres, pour le Rwanda comme pour l’Afrique, ce continent qui reste négligé et qui doit accepter ce qu’on décide à sa place.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024