Fiche du document numéro 33428

Num
33428
Date
Dimanche 7 janvier 2024
Amj
Taille
101479
Titre
Beata Umubyeyi Mairesse : « Notre expérience de rescapés du génocide des Tutsi est moins indicible qu’inaudible »
Sous titre
 L’écrivaine livre, avec « Le Convoi », le récit de son sauvetage, il y a bientôt trente ans, en juin 1994, lors du génocide des Tutsi au Rwanda. Pour se réapproprier cette histoire comme pour la transmettre.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’écrivaine Beata Umubyeyi Mairesse, en 2022. CÉLINE NIESZAWER / FLAMMARION

L’entretien est terminé, Beata Umubyeyi Mairesse se lève déjà. Elle s’apprête à gagner la gare Montparnasse pour rentrer à Bordeaux avec son mari et leurs deux enfants. On se souvient alors que son nouveau ­livre, Le Convoi, est dédié à ces garçons de 9 et 15 ans, et l’on repense au passage où l’autrice confie une manie typique de ceux qui ont échappé au pire : chaque mois d’avril, mois qui a vu commencer le génocide des Tutsi, au Rwanda, en 1994, elle fait machinalement la liste des amis et voisins chez qui elle pourrait cacher ses enfants, le jour où… « C’est vrai, précise-t-elle en riant. D’ailleurs, je veux que mes garçons soient bien élevés, et qu’ils mangent de tout, comme ça ils pourront être accueillis par n’importe quelle famille ! »

Quand elle avait 15 ans, Beata Umubyeyi Mairesse a elle-même trouvé refuge dans une famille, près de Lille. L’adolescente venait d’être évacuée de Butare, la ville rwandaise où elle avait grandi, grâce à un convoi mis en place par l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes. Le livre qu’elle publie la 10 janvier, presque trente ans plus tard, raconte ce sauvetage. Ou plutôt l’enquête menée par l’écrivaine pour en retrouver des images et les par­tager avec les enfants : ceux d’hier, qui furent comme elle soustraits à la mort le 18 juin 1994 ; et ceux d’aujour­d’hui, à commencer par les siens.

Témoigner, c’est construire une filiation, dit le philosophe Georges Didi-Huberman, que Beata Umubyeyi Mairesse cite dans son texte. L’autrice note ainsi que sa décision d’entreprendre cette enquête a coïncidé avec sa première grossesse. Sous sa plume, le lien entre mémoire et transmission est solide. Reste qu’on est vite frappé par le déséquilibre entre descendance et ascendance : ici, l’écrivaine évoque relativement peu ses parents, taisant en particulier leur trajectoire et leur statut social. C’est d’autant plus surprenant que sa mère se trouvait à ses côtés dans le convoi salvateur, et qu’elle est toujours vivante. Tandis qu’on s’étonne de ce paradoxe, Beata Umubyeyi Mairesse coupe court : « Ma mère ne veut pas être dans la lumière, elle ne l’a jamais voulu, je respecte son choix. » Quant au père, il est rapidement éclipsé : « Je n’avais pas l’intention de parler de lui. Il n’a joué aucun rôle. Ou seulement celui de l’absent. »

« Le métissage, mes livres ne parlent que de ça »



A lire ce livre où l’image manquante se révèle déterminante, et où ce qui n’est pas dit oriente le récit, on comprend néanmoins que ce grand absent n’a pas compté pour rien : l’autrice lui doit la vie et la survie. Car, avant d’être prise en charge par les humanitaires, la jeune femme avait failli être assassinée par les Hutu. S’ils l’ont épargnée, c’est que sa peau claire lui a permis de se faire passer pour la fille d’un Français, ce qui faisait d’elle, aux yeux des tueurs, la citoyenne d’une nation alliée.

En réalité, son père était Polonais, et c’est bien grâce à ce grand absent qu’elle est encore présente au monde, mais aussi qu’elle jette sur ce monde un regard singulier : « Je suis vouée à passer d’un monde à l’autre, à ne jamais appartenir. Le métissage, mes livres ne parlent que de ça. Quand je suis en Afrique, on me considère comme une Blanche. Dès que j’arrive en France, on me voit comme une Noire », résume Beata Umubyeyi Mairesse.

Elle qui avait privilégié la fiction depuis son premier roman (Tous tes enfants dispersés, Autrement, 2019) a longtemps tourné autour de ce livre avant de lui donner la forme du récit. Et c’est justement ses tâtonnements obstinés, sa manière de ne pas trancher, qui confèrent au Convoi sa force d’élucidation. Brossant le portrait d’Alexis Briquet, l’humanitaire qui a organisé le convoi du 18 juin, elle refuse de le juger, bien qu’il ait témoigné, plus tard, en faveur d’un préfet au passé génocidaire. « J’aurais voulu lui poser la question, mais Alexis est mort trop tôt pour que je puisse en parler avec lui, explique l’écrivaine. Il y a sans doute des choses qu’il n’a pas comprises dans ce qui s’est vraiment passé au Rwanda en 1994. Mais cet homme nous a sauvé la vie, c’est une réalité. Et puis ce préfet l’avait effectivement aidé à évacuer plusieurs centaines d’enfants… Il est toujours assez prétentieux de juger les gens a posteriori, à l’aune de ce qu’on sait maintenant. Les héros parfaits n’existent pas. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer la complexité des individus. »

Qu’elle évoque les humanitaires qui sont intervenus pendant le génocide ou les journalistes qui l’ont relaté, l’autrice essaie toujours de maintenir cette bienveillance en clair-obscur. Ce qui n’empêche pas son texte d’être mis en mouvement par une révolte, une colère qui y circulent de façon souterraine : « en tant que femme noire, je manie ce mot de “colère” avec prudence, car je sais qu’on l’a souvent utilisé pour discréditer notre ­parole. Après, évidemment qu’il y a des choses qui ont pu me mettre en colère : la façon dont certaines images du génocide ont été utilisées, le fait que des bourreaux aient pu être présentés comme des victimes. Je ne dis pas que je ne suis pas en colère, mais ce livre n’est pas un cri de colère. La colère, je l’investis dans des combats qui me tiennent à cœur. On sent bien que je suis quelqu’un de militant, j’ai travaillé dans l’humanitaire, j’ai participé à la lutte contre le sida, en tant que féministe je suis engagée au Planning familial… »

Une tentative d’appartenir enfin



Au cœur de la mobilisation, cette fois, il y a la nécessité de se réapproprier une histoire qui a été surtout racontée par les Occidentaux. « La question que je pose, c’est : qui raconte notre histoire à qui ? Dans l’imaginaire mondial, qui a produit le récit du génocide ? Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération qui arrive, on va raconter cette histoire à notre façon, et cela ne sera pas Hôtel Rwanda [film de Terry George, 2004]. Tout le problème est de savoir si on sera écoutés. Comme les rescapés de la Shoah, nous avons appris que notre expérience était moins indicible qu’inaudible… »

Beata Umubyeyi Mairesse est bien placée pour œuvrer à ce rééquilibrage, car sa situation est inconfortable. « Transfuge de classe et de race », l’enfant métisse a fréquenté au Rwanda une école où les autres élèves étaient Noirs, puis un établissement international belge où elle côtoyait la chic progéniture des expatriés. Aujourd’hui mariée à un physicien français rencontré en classe préparatoire, l’écrivaine se sent toujours un peu étrangère à chacun des mondes qui sont les siens (humanitaire, littéraire…).

Quand on lui demande pourquoi elle ne cite jamais les livres de référence que le reporter et écrivain Jean Hatzfeld a consacrés au Rwanda, on mesure sa réticence : « Je ne le cite pas parce qu’il n’est pas forcément une référence pour moi, mais son travail a été important pour les Français », élude-t-elle, soucieuse de mettre en avant les travaux des Rwandais. Parmi ces derniers, en même temps, l’ancienne khâgneuse risque de passer pour « une écrivaine trop occidentalisée », selon une formule utilisée dans son livre.

Le Convoi peut ainsi se lire comme une tentative d’appartenir enfin, de se laisser envelopper par le grand « nous » des survivants, et d’y trouver un apaisement. « Il n’y a pas longtemps, je suis allée voir la dame qui m’a accueillie quand je suis arrivée en France. Elle m’a dit : “Tant qu’on n’a pas appris à s’aimer soi-même, on a du mal à aimer les autres.” J’y travaille ! », sourit Beata Umubyeyi Mairesse. De la première à la dernière page de son livre, quelque chose résiste pourtant, demeure irréconcilié, et en le refermant on songe que ce n’est pas plus mal. Ne pas savoir où se mettre, voilà un bon début pour qui cherche une vérité.

PARCOURS



1979 Beata Umubyeyi Mairesse naît à Butare (Rwanda).

1994 Elle arrive en France, après avoir survécu au génocide des Tutsi.

2015 Elle publie son premier ­livre, Ejo, un recueil de nouvelles (La Cheminante).

2019 Tous tes enfants dispersés (Autrement), premier roman.

2022 Consolée (Autrement).

CRITIQUE



Une scène fondatrice

« Le Convoi », de Beata Umubyeyi Mairesse, Flammarion, 336 p., 21 €, numérique 15 € (en librairie le 10 janvier).

Comme d’autres rescapés tutsi, Beata Umubyeyi ­Mairesse est allée chercher les mots dont elle avait besoin chez des auteurs qui avaient échappé à la Shoah, à commencer par Primo Levi (1919-1987). Dans leurs textes, elle a trouvé la force de « survivre à sa survie », comme disait Imre Kertész (1929-2016). Cela acquis, il s’agissait de forger un regard autonome sur un passé trop souvent « capturé », selon l’autrice, par des visions ­occidentales.

A cette fin, Beata Umubyeyi Mairesse revient à une scène fondatrice : le 18 juin 1994, ­quelques semaines avant la fin du génocide qui a emporté 800 000 Tusti, celle qui avait alors 15 ans a pu fuir le Rwanda et gagner la France, aux côtés de sa mère, grâce à un convoi de l’organisation humanitaire suisse Terre des hommes.

Le Convoi raconte ce sauvetage pour en tirer les leçons. Auprès des journalistes comme des humanitaires, Beata Umubyeyi Mairesse part en quête d’images, rushs de reportage, photos oubliées, clichés ambigus… Quête souvent entravée mais riche en surprises. Quand le récit s’ouvre, en effet, l’autrice affirme vouloir en ­partager les fruits avec d’autres enfants du convoi. Lorsqu’on ­referme le livre, on saisit que ­l’essentiel, pour cette femme métisse à l’identité jamais assurée, était de se ménager une place parmi eux, de se forger une légitimité, d’être pleinement reconnue comme survivante parmi les survivants.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024