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Des milliers de réfugiés hutus fuyaient hier l'horreur du camp de Kibeho, où l'armée rwandaise a massacré samedi entre 5.000 et 8.000 personnes, selon l'ONU. Poussés vers le nord par l'Armée patriotique rwandaise (APR, dominée par l'ethnie minoritaire tutsie), 20.000 personnes se trouvaient déjà hier à Butare. A Kibeho, le plus important des quatre camps du sud-ouest du pays, où les Hutus avaient trouvé refuge l'été dernier pour échapper aux représailles après l'arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR), la situation est encore chaotique. Des cadavres déchiquetés par les balles, d'autres piétinés dans le terrible mouvement de panique qui a suivi l'intervention samedi de l'APR, jonchent encore le sol bien que les militaires rwandais aient enterré de nombreux cadavres dans des fosses communes. Une partie des blessés est regroupée dans l'enceinte de la Mission des Nations unies au Rwanda (Minuar) à Kibeho, tandis que d'autres ont pu être évacués par camions par les Nations unies, le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) et les organisations humanitaires non gouvernementales. Selon Médecins sans frontières (MSF), les blessures montrent que l'APR a non seulement utilisé des mitrailleuses, mais aussi des lance-roquettes. Un porte-parole à Nairobi du Haut Commissariat des réfugiés des Nations unies (HCR), Ray Wilkinson, parle même de tirs au mortier.
Les blessés, comme ceux qui fuient Kibeho sous des pluies torrentielles, n'ont pour la plupart rien mangé depuis que l'armée a encerclé le camp, selon les ONG, il y a cinq jours. Le gouvernement rwandais avait décidé en début de semaine de fermer tous les camps dans cette région, installés en juillet 1994 dans ce qui était alors la «zone humanitaire sûre» créée par l'opération française Turquoise. Une décision prise officiellement pour accélérer le retour de 250.000 déplacés dans leurs villages d'origine et démanteler la résistance hutue qui, selon le FPR, s'organisait dans ces camps proches de la frontière du Burundi.
Déjà, lorsque l'armée avait pris position lundi à Kibeho, un mouvement de panique avait fait au moins dix morts. La tension est montée jusqu'à jeudi, lorsque l'armée a ouvert le feu, tuant 22 personnes et faisant une quarantaine de blessés. Toute la semaine, les Nations unies et les ONG ont tenté d'obtenir de l'APR que les réfugiés qui avaient abandonné leurs huttes pour se rassembler sur une colline autour de l'hôpital de brousse, soient ravitaillés en nourriture et en eau. Samedi, la fusillade a éclaté au moment où la population du camp, dont les conditions de vie étaient devenues inhumaines, tentait de briser le cercle de soldats qui les entourait.
Hier, ce camp, qui abritait encore au début de la semaine quelque 130.000 personnes, était pratiquement vide, mais on entendait encore des tirs. L'équipe de MSF qui tentait d'atteindre l'hôpital de brousse pour évacuer les blessés a dû rebrousser chemin. Apparemment, des réfugiés s'y sont repliés, et tirent sur l'armée rwandaise qui les assiège. Les trois autres camps de la région -- Ndago, Munini et Kamana, 70.000 personnes au total --, se seraient eux, vidés «de façon préventive», selon les organisations humanitaires.
Ce massacre, le plus important depuis que le FPR a pris le pouvoir à Kigali, a provoqué l'inquiétude et la consternation de la communauté internationale. Samedi soir, le représentant spécial du secrétaire général de l'ONU à Kigali, Shaharyar Khan, s'est dit «profondément choqué» et a «condamné» le fait que des «civils désarmés» aient été tués. La France a demandé hier au gouvernement rwandais que les responsables des massacres soient «arrêtés et punis». Une délégation américaine conduite par le secrétaire d'Etat adjoint pour les affaires africaines, George Moose, doit arriver aujourd'hui au Rwanda. «L'avenir des camps et la violence figureront en bonne place de l'ordre du jour» des entretiens de la délégation américaine avec les responsables rwandais, assure la Maison Blanche. A ces condamnations, le Premier ministre rwandais Faustin Twagiramungu a répondu hier, de Bruxelles où il était de passage, que des sanctions seraient prises s'il était prouvé que les militaires avaient agi délibérément. «S'il s'agissait de légitime défense, on ne pourrait rien dire», a crûment ajouté le Premier ministre. Reste que l'on peut se demander si fermer les camps du Sud-Ouest dans ces conditions -- et jeter 80.0000 personnes sur les routes -- était prioritaire pour un pays dont un tiers de la population (2,5 millions sur 7 millions environ) est déjà «déplacée» à l'extérieur ou à l'intérieur des frontières rwandaises.