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C'est souvent au lendemain d'un désastre humain que l'on rencontre une personne éclatante. Peut-être, comme le suggère Sylvie Umubyeyi sans savoir qu'il s'agit d'elle : « Parce que, si on revient de là-bas, on est dans le nu de la vie.» Le charme de Sylvie Umubyeyi se révèle aussitôt à la sérénité de son regard noir, puis à l'élégance de ses mots. Lorsqu'elle dit par exemple : « Quand je pense au génocide, je pense fort, très fort. Mais je ne trouve pas. En tout cas, je peux dire que ce n'était plus de l'humain.» Ou lorsqu'elle parle des enfants rescapés du génocide : « Ceux qui ont survécu dans les marais ou dans les caves, ils ont regardé au plus profond. Mais pas très longtemps. Si on les tire un peu, beaucoup se remettent les pieds dans la vie.» Ensuite des enfants des génocidaires ou des familles de l'exode : « Eux, ils ont voyagé trop longtemps. Ils ont vécu dans les camps comme des riens dans du rien. Maintenant, ils ne pensent qu'à bouger. Ils parlent assis à côté de toi, et, hop, tout à coup, ils s'échappent. Ils veulent toujours quitter, de peur qu'on vienne les chercher. On remarque qu'ils ne sont plus dans leur assiette, si je puis dire.»
Sylvie Umubyeyi invente un métier tous les matins à Nyamata, bourgade dans une plaine de marais au sud de Kigali. En camionnette, elle part à travers la brousse, se faufile entre les bananeraies, disparaît sur les sentiers enfouis sous les palmeraies à la recherche d'enfants, sortis miraculeusement vivants des marécages, revenus après dix-huit mois de camp au Zaïre : plus de deux cents familles sans parents, abrités entre des murs de torchis de la maison familiale ou en errance dans les plantations de sorgho. Elle est assistante sociale, depuis trois ans, dans une région ravagée par la guerre. Elle raconte : « Au début, mon programme était de localiser ces enfants. A l'époque, il n'y avait qu'un véhicule. On me laissait à l'aube dans la brousse et, le soir, on venait me chercher.» Sylvie est originaire de Butare, ville universitaire à l'ouest du Rwanda, d'une famille d'enseignants, propriétaires de deux hectares de culture. « Vraiment, dans ma préfecture natale, la vie était très bonne pour moi », se souvient-elle. A la veille de la guerre elle habitait dans un quartier de « professeurs mélangés », hutus et tutsis. Elle explique : « Quand on a appris la nouvelle de la mort du président, tout a changé en un instant. Il y avait un petit cabaret où on se partageait la bière et la conversation. Cinq minutes après, on a vu l'indifférence chez les autres. Je me demande si ce n'était pas préparé.»
Sylvie est une femme joyeuse. Elle dit : « Même quand la santé n'est pas bonne, même quand les soucis sont gros, chaque matin j'attrape la bonne humeur au passage.» Elle porte des robes fleuries et bariolées, se lisse les cheveux avec une coquetterie très africaine. Dans la maison d'une ONG, elle occupe un minuscule bureau, meublé d'une table et deux tabourets en planches. Un calepin relié en cuir beige et un Bic qu'elle triture entre ses doigts fébriles sont ses outils de travail. Elle-même est une rescapée miraculeuse. Lorsqu'elle raconte son histoire sur un ton parfois badin, elle se pince l'arête du nez pour contenir les émotions. « Un matin, mon mari est revenu du marché, il m'a dit: "On tue partout en ville. Il nous faut quitter". Je lui dis: "Bon. Je vais faire la valise". Il m'a dit : "Non. On quitte maintenant". Alors, j'ai mis nos diplômes dans une mallette, et nous sommes partis, en négligé, avec les enfants sur le dos.» Les militaires rwandais les bloquent à la frontière. « Des foules de fuyards arrivaient de la rivière. Les Interamwe les coupaient tout autour avec les machettes et les couteaux. Nous attendions la mort » Comment ? Elle sourit : « Quelquefois, on a peur quand on voit la situation qui commence, mais, quand on arrive au milieu, on entre en anesthésie.» Une gaieté naïve illumine son visage lorsqu'elle raconte : « J'ai regardé le bébé que j'avais dans le ventre. J'ai pensé aux filles qu'on ouvrait au couteau. Alors, je me suis levée et j'ai couru.» Dans la folie du carnage, enceinte de sept mois, un enfant à la main, aux côtés de son mari, elle pique ainsi un sprint victorieux qui l'amène dans les bras des douaniers burundais.
Après deux mois d'exil, les militaires du nouveau régime Kagame les installent à Nyamata, décimée et dévastée. Elle débute son travail avec les enfants dans les bananeraies. Jamais elle n'envisage un retour à Butare : « Nous étions une grande famille de deux cents personnes. Même pas vingt ont survécu. La maison est brûlée. Si je rencontre une connaissance, elle va m'éviter. Je ne vois plus de vie là-bas.» Elle précise : « Quand la vie continue, elle doit continuer absolument.»
A Nyamata, elle habite une vieille maison sans jardin. Théâtre, cinéma, restaurant ne lui manquent pas. « Moi ce que j'aime, c'est visiter les gens et converser. Guetter les vêtements déchirés de mes enfants. Travailler avec les enfants sans parents dans la brousse. C'est tout. Vraiment, je ne suis plus impatiente des choses.» Elle se considère deux fois chanceuse et l'explique : « D'abord, je suis en vie. Il y en a qui ont tout fait pour échapper et qui ne sont pas arrivés.» La deuxième chance ? Elle lisse une perle de transpiration sur le front, parle avec douceur : « Il y en a qui étaient avec leur maman ou leur enfant. Les tueurs sont venus. Ils se sont enfuis. La maman ou l'enfant ont été coupés. Moi, je n'ai pas le remords. Je ne cherche pas un refuge dans la vie.» Pense-t-elle aussi à la culpabilité de ceux qui ont tué, qui ont regardé les massacres ? « Oui, aussi. Il y en a qui ne comprennent pas ce qu'ils ont fait. Ils me disent : "On nous a dit : tuez des Tutsis, vous aurez des maisons, vous aurez leurs biens". Mais on ne sait plus ce qui s'est passé. Moi, je ne comprend pas, mais je peux écouter.» Dans les marais et plantations, Sylvie emmène dans son ventre son futur cinquième enfant. Quand elle approche d'une masure de glèbe, elle appelle avec politesse, serre la main de tous les enfants qui sortent de la maison ou des parcelles alentour. Elle visite la maison, inspecte une fuite sous une toiture de palmes, observe les uniformes scolaires, s'enquiert de la poule, parle semences avec l'aîné. Elle s'assied sur un tronc d'arbre à l'ombre d'une palissade, bavarde beaucoup d'une voix à la fois paisible et enjouée. Elle reste quelques minutes ou des heures, piste ceux qui ont disparu, puis rejoint la camionnette. « Il faut les aider à se décharger. Quelquefois c'est difficile parce qu'ils n'ont plus les idées ordonnées, mais je me suis habituée.» Leur raconte-t-elle la vérité ? Elle répond : « Parfois, je laisse des morceaux d'existence pour plus tard. Mais je me tiens prête pour toutes les questions.»
Sous une allure allègre, Sylvie se montre pratique, méticuleuse et très exigeante. Elle dit : « Je fais mon programme à fond.» Frêle, bosseuse, elle supporte mal la poussière terreuse de la ville, le climat chaud et humide des marais mais n'envisage plus de quitter Nyamata. Sur l'avenir, elle conclut simplement : « Dans la coutume rwandaise, le voisin est très important. C'est lui qui sait comment tu t'es réveillée, quel problème tu as aujourd'hui. S'il est mort, s'il est parti, ou si tu te méfies, c'est grand-chose. Mais, quelquefois, je vois que ça peut repartir avec les enfants ».
Sylvie Umubyeyi en 5 dates
16 juin 1965. Naissance à Butare.
Septembre 1989. Naissance de sa première fille, Aurore.
6 avril 1994. Assassinat du président et début du génocide à Kigali.
19 avril 1994. Début du génocide à Butare et fuite miraculeuse au Burundi.
10 juin 1994. Retour au Rwanda, à Nyamata, avec son mari et ses enfants.