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Le Petit Prince est un hôtel moderne mais discret, non loin du centre-ville de Butare, au sud du Rwanda. On y croise peu de touristes. Mais, depuis quelques mois, quatre Français y effectuent des séjours réguliers : ce sont deux juges du tribunal de grande instance de Paris, Fabienne Pous et Michèle Ganascia, accompagnées de leurs deux enquêteurs.
Seize ans après le génocide des Tutsis du Rwanda, les deux magistrates ont enfin pu se rendre dans ce minuscule pays africain pour faire la lumière sur des crimes commis entre avril et juin 1994. Trois mois au cours desquels près d'un million de personnes ont péri, victimes d'un véritable nazisme tropical qui stigmatisait l'ethnie minoritaire, les Tutsis, comme « l'ennemi de l'intérieur ». Tous les Hutus qui refusaient la logique extrémiste ont eux aussi été impitoyablement pourchassés et assassinés. Dans la seule préfecture de Butare, il y aurait eu près de 350 000 morts pendant ces semaines tragiques.
Les images qu’on garde du Rwanda sont souvent celles de hordes de paysans munis de machettes, massacrant leurs voisins avec une férocité inégalée. C’est oublier le rôle de nombreux notables, hauts fonctionnaires, intellectuels, qui ont instrumentalisé la peur, donné des ordres et orchestré les massacres. Dans ce pays extraordinairement structuré où, hier comme aujourd’hui, l’administration se déploie telle une toile d’araignée, contrôlant tous les échelons de la vie locale, le chaos des tueries n’était qu’apparent.
Depuis fin 1994, les principaux responsables du génocide, les « gros poissons », sont jugés par le Tribunal international pour le Rwanda (TPIR), qui recherche toujours onze fugitifs. Mais il devrait fermer ses portes en 2012, et la pression augmente pour que les juridictions nationales prennent le relais. Des procès ont été organisés en Belgique, au Canada, en Finlande, aux Pays-Bas. Aucun en France.
Pourtant, depuis 1995, dix-sept plaintes ont été enregistrées, toutes regroupées au tribunal de grande instance de Paris. Des dossiers restés longtemps en sommeil, en raison des relations tendues entre Paris et Kigali. Mais, depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays en novembre 2009, les juges français peuvent désormais se rendre sur le terrain. Elles ont commencé par Butare, où deux dossiers retiennent leur attention. Il s'agit de deux médecins qui vivaient dans cette ville universitaire en 1994 : le Dr Eugène Rwamucyo et le Dr Sosthène Munyemana. Ils sont également recherchés par la justice rwandaise.
Mais, en septembre, la cour d'appel de Versailles a refusé d'extrader le Dr Rwamucyo. Et jeudi, celle de Bordeaux a mis en délibéré la demande d'extradition du Dr Munyemana, reportant sa décision au 19 octobre. « Mais si la France refusait l'extradition, elle aurait plus que jamais le devoir de juger ces gens », souligne-t-on de source judiciaire. A Butare, des dizaines de témoins ont déjà été auditionnés. D'autres seront entendus en novembre, lors du prochain séjour des magistrates françaises dans cette ville. Sans beaucoup de moyens matériels et sans même avoir obtenu d'être déchargées des autres affaires qu'elles traitent à Paris, les deux magistrates ont commencé à remonter le fil du temps, pour comprendre le rôle que deux hommes, dont la vocation était de sauver des vies, ont pu jouer, ou non, dans le plus fulgurant génocide de l'Histoire. Les deux médecins, qui clament avec force leur innocence, ont un profil très différent. Tous les deux ont leurs partisans et leurs détracteurs.
C'est le Dr Sosthène qui suscite les passions les plus ambivalentes. Car, chez ses défenseurs comme parmi ceux qui l'accusent, on trouve des gens qui l'ont connu personnellement bien avant le génocide. Voilà quinze ans que les amis d'hier et d'aujourd'hui s'affrontent, bien loin de Butare : dans la région de Bordeaux, où Sosthène Munyemana s'est installé en septembre 1994. Manifestations, plaintes en diffamation, pour usage de faux… le climat est tout sauf serein entre ces deux camps dont les batailles sur le pavé ou devant les tribunaux, alimentent régulièrement la chronique de la presse locale.
Pourtant, ils sont parfois d'accord. « C'était un très bon médecin. Un type sérieux qui prenait soin de ses patientes », affirme Adélaïde Biziyaremye. Une femme solide, dont on sent tout de suite le caractère bien trempé. Elle vivait au Rwanda, à Butare, avant le génocide. Le Dr Sosthène était son gynécologue. Il est hutu, elle est tutsie mais, avant le génocide, « il n'a jamais montré d'animosité à mon égard », souligne-t-elle, spontanément. Pourtant, elle en est persuadée : le gynécologue s'est soudain rangé du côté des tueurs, quand les massacres ont commencé à Butare. Sosthène vivait dans le quartier de Tumba, pas Adélaïde. Elle ne l'a pas vu pendant cette période sanglante où elle a perdu deux de ses enfants.
« Il a basculé du côté du mal »
Mais, une fois arrivée à Bordeaux, elle a entendu des rumeurs. Il y a eu ce coup de fil d'un autre médecin hutu la mettant en garde contre son ancien gynéco. Et puis cet article paru en août 1994 dans un journal flamand où un médecin, rescapé du génocide, mettait en cause le Dr Sosthène dans les tueries à l'hôpital. Enfin, à l'été 1995, deux membres de l'association locale à laquelle appartient Adélaïde, le Collectif girondin pour le Rwanda, se sont rendus à Butare recueillir des témoignages. Lesquels accablent le médecin : il aurait effectué des rondes pour trouver les Tutsis qui se cachaient, il aurait activement participé à un « comité de crise » dont l'objectif réel aurait été de mobiliser les Hutus contre leurs voisins tutsis. Il aurait enfermé des gens dans un local administratif dont il avait obtenu la clé. Tous ceux qui étaient dans le local, auraient été assassinés. A la fin du génocide, on l'aurait vu, avec une épée, le corps couvert de feuilles de bananier, comme pour un étrange rituel guerrier.
Le bon médecin de Butare aurait-il sombré au cœur des ténèbres ? Pour Adélaïde, « Sosthène, c'est un homme ordinaire qui a basculé du côté du mal ». En 1996, une autre enquête menée par African Rights, une ONG basée au Rwanda, désigne Sosthène comme « le boucher de Tumba » et recense des dizaines de témoignages.
« Tout est faux, balaye d'un geste Gaëtan Gilguy. Ces témoins font partie d'une association de délateurs, ils proposent leurs services et accusent n'importe qui.» C'est un vieux monsieur, qui habite à Bordeaux dans une grande demeure bourgeoise au charme désuet. Il a fait l'essentiel de sa carrière de médecin militaire en Afrique. Le Rwanda était son dernier poste, il y arrive en 1983. On l'affecte à l'hôpital de Ruhengeri, dans le nord du pays, la région des volcans et des gorilles. Diane Fossey, la célèbre primatologue sera sa patiente : « Elle avait un problème aux poumons, je lui fournissais de l'oxygène.» Il n'est pas dupe : il se doute bien qu'elle a été assassinée en 1985, non par un braconnier isolé mais « certainement » sur ordres du préfet de l'époque, le redoutable « Monsieur Z », le frère d'Agathe Habyarimana, l'épouse de l'ex-président du Rwanda. Désormais veuve, Agathe est réfugiée en France et, elle aussi, visée par une plainte en justice pour son rôle présumé dans le génocide.
Le Dr Gilguy rencontre le jeune Sosthène à Ruhengeri, où il a obtenu son premier poste en chirurgie. « J'ai eu d'emblée beaucoup d'estime pour lui. C'était un garçon remarquable, dévoué, compétent. Peut-être le meilleur médecin que j'ai connu en Afrique », dit-il, dans la vaste salle à manger de sa maison bordelaise. En 1984, Sosthène obtient une bourse pour suivre en France une spécialisation en gynécologie. « Je lui ai conseillé d'aller chez moi à Bordeaux comme ça nous pourrions continuer à nous fréquenter.» Ils se verront régulièrement jusqu'au retour de Sosthène et de sa famille au Rwanda en 1989.
En fait, ils ne perdront jamais contact. En février 1994, Fébronie, la femme de Sosthène revient à Bordeaux pour achever sa thèse. Lui est resté au Rwanda, à Butare, avec leurs trois enfants. Le génocide va les séparer. « Elle, coincée à Bordeaux, se faisait évidemment un sang de vinaigre. Elle s'est débrouillée pour leur faire parvenir des billets open. Et, en septembre 1994, Sosthène et les enfants sont arrivés à Bordeaux », raconte le médecin. Très vite, il a été averti des accusations contre Sosthène. « Il est venu chez moi, on s'est enfermé au premier étage. Ce qu'il m'a raconté m'a semblé logique. Je suis sûr qu'il est innocent », affirme le Dr Gilguy qui préside, depuis quinze ans, le comité de soutien à Sosthène. Il regrouperait « près de 90 personnes. Des Français surtout, ils ont beaucoup d'amis ici ». Il ne doute pas que certains réfugiés rwandais sont impliqués dans les tueries, soupçonne à demi-mot, l'autre médecin, Eugène Rwamucyo, de ne pas avoir un parcours très transparent. Mais Sosthène, non. « Tout ça, c'est politique. Dès son arrivée à Bordeaux, Sosthène est allé lui-même voir le collectif girondin, mais comme il prônait une autre voie, entre extrémistes d'hier et vainqueurs d'aujourd'hui, on l'a attaqué. Et puis il y a eu le juge Bruguière qui a émis des mandats d'arrêt contre l'actuel pouvoir rwandais, Sosthène a été une victime collatérale : le Rwanda a aussitôt émis une demande d'extradition contre lui », explique le vieux médecin qui rappelle que l'hôpital où travaille Sosthène « fait bloc autour de lui. Certains de ses collègues ont rejoint le comité».
Depuis dix ans, l'ex-gynécologue travaille comme médecin aux urgences de l'hôpital de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne). Ironie du sort, cette petite ville abrite également la résidence secondaire de l'ex-juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, un temps en charge de l'enquête sur l'attentat contre l'avion du président Habyarimana qui a servi de prétexte pour déclencher le génocide. A Villeneuve, les responsables de l'hôpital se bornent à louer « le professionnalisme » du Dr Sosthène. Les médecins urgentistes sont une denrée rare. Et « qui sait comment chacun réagirait en temps de guerre ?» suggère un médecin en aparté. Justement, c'est toute la question.
« Un couple très sympa »
En janvier, un petit groupe s'est rassemblé devant l'hôpital avec des pancartes accusant ouvertement Sosthène d'être un génocidaire. Depuis, ce dernier a porté plainte en diffamation contre le collectif girondin à l'origine de la manifestation. Léone était là. Elle aussi connaît bien Sosthène et sa femme Fébronie. « Un couple qui était très sympa », confirme cette grande femme très mince aux cheveux courts. Léone a connu Sosthène quand il est venu à Bordeaux pour ses études en gynécologie. Avec son mari, James, Léone fréquente alors assidûment le jeune docteur et sa femme. « Fébronie et moi, nous sommes tombées enceintes en même temps. On a baptisé nos deux garçons ensemble, on se voyait très souvent », dit-elle. Aujourd'hui divorcée, Léone est restée à Bordeaux. James est rentré au Rwanda, où il travaille pour le gouvernement. Quand elle croise ses anciens amis, elle change de trottoir. « Au départ, je me posais beaucoup de questions, j'avais de plus en plus d'informations sur lui, dit-elle. J'ai d'abord été surprise, puis choquée, j'ai souvent douté.»
Dès l'été 1995, James se retrouve au Rwanda. C'est lui, l'ancien ami, qui recueille les témoignages qui pousseront le collectif girondin à porter plainte contre Sosthène Munyemana le 18 octobre 1995. Mais l'association commet une faute grave, en ajoutant au dossier un document émanant soi-disant de l'ONU et mentionnant le nom du Dr Sosthène parmi les responsables des tueries. Or c'est un faux. Les avocats de Sosthène portent aussitôt plainte et triomphent : l'accusation repose sur une escroquerie ! Au collectif, on est bien embarrassé, les deux hommes qui ont récupéré ce document sont tous deux décédés. Et plus personne ne sait comment il a atterri dans le dossier.
« Je n’ai rien à cacher »
« C'est une grave erreur, mais ce document ne contient qu'une phrase sur Sosthène, et il y a beaucoup d'autres preuves contre lui », constate Alain Gauthier. En 2001, il a créé le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, devenu la principale association qui, en France, enquête et porte plainte contre de présumés génocidaires. Cet enseignant de Reims ne connaît pas personnellement le Dr Sosthène mais, en 2005, lui aussi va s'intéresser au médecin de Butare. « J'ai recueilli plusieurs témoignages sur place. Très souvent reviennent les mêmes choses : Sosthène a tenu des discours antitutsis dans des réunions, il faisait partie du comité de crise, il circulait partout, il avait la clé du bureau du secteur où de nombreux Tutsis ont été tués », énumère Alain Gauthier, qui a aussi porté plainte contre Sosthène Munyemana. Parmi les témoignages qu'il a réunis : un ancien milicien hutu, condamné à perpétuité, aurait vu le médecin avec des armes ensanglantées, sortir des corps d'une maison, tenir des réunions où l'on dressait des listes… Vrai ? Faux ?
Sosthène n'a été entendu qu'une seule fois par un magistrat en 2001 en tant que témoin assisté. Sept ans plus tard, la Cour nationale du droit d'asile lui refuse le statut de réfugié politique, mettant en doute « la sincérité» de son récit, et notant « une volonté délibérée d'occulter les faits » pour « faire écran à sa propre conduite ». Mais lui seul connaît la vérité. Pour le trouver, il faut se rendre dans une impasse. A Cestas, non loin de Bordeaux. C'est là, dans une maison aux volets bleu ciel que vit l'ancien gynécologue de Butare. Le salon est rempli de petits paniers rwandais traditionnels. D'emblée l'homme est accueillant, pas méfiant. « Je n'ai rien à cacher, je me sens très à l'aise », dit-il, montrant les nombreuses lettres qu'il a adressées au garde des Sceaux pour réclamer justice.
Le Dr Sosthène écrit beaucoup. Il attend toujours la réponse du sociologue André Guichaoua, spécialiste du Rwanda, qui le cite dans un de ses ouvrages de référence. « Il se trompe même sur mon lieu de naissance ! Je lui ai écrit, sans obtenir de réponse…» Les accusations portées contre lui ? « Des montages, dit-il. On m'en veut pour des raisons politiques.» Et les Tutsis enfermés dans le bureau du secteur ? « C'était pour les protéger.» Et les réunions, le comité de crise ? « J'ai été coopté comme un des sages du quartier pour garantir un peu de sécurité. Hélas, nous n'avons pas toujours pu agir…»
Mais alors, qui organisait les tueries dans le quartier ? « Je n'ai rien vu, j'étais chez moi. Je cachais aussi des Tutsis !» Assise non loin de lui, Fébronie sa femme le défend avec ardeur : « Ma propre mère est tutsie, vous croyez que j'aurais accepté de vivre avec un tueur ?» C'est une belle femme, très élégante. Parfois, elle s'emporte un peu. Quand on évoque la responsabilité du gouvernement en place dans les massacres : « C'est faux ! Ce sont les rebelles tutsis qui ont attaqué le Rwanda en 1990 qui sont les vrais responsables. Ils savaient que les Tutsis de l'intérieur seraient tués à cause d'eux. C'est une tradition chez nous, à chaque fois que les rebelles attaquaient, on tuait les Tutsis de l'intérieur.» Il est vrai que Sosthène avait quelques amis dans le gouvernement qui a dirigé le pays pendant les massacres. Et notamment le Premier ministre Jean Kambanda, condamné à la prison à vie par le TIPR en 1998. Il est le seul membre du pouvoir génocidaire à avoir plaidé coupable. « Il ne pouvait pas faire grand-chose », affirme Sosthène.
Eloignement et trouble
On raconte que le Premier ministre venait souvent le voir à Tumba pendant le génocide, qu'ils avaient des réunions… « C'est faux, les gens confondent les dates », dit-il, sans cesser de sourire. Il raconte lui-même comment il a quitté Butare dans la voiture officielle d'un membre du gouvernement de l'époque. Quel jour ? Certains documents avancent le 22 juin, d'autres le 17 ou le 14 ? « Disons… à la mi-juin. Je ne veux pas donner trop de précisions car ça se retourne contre moi. Mais j'ai franchi la frontière le 27 juin.»
Il y a les amis d'hier et d'aujourd'hui. Il y a aussi ceux qui veulent rester anonymes. Parfois, ils se sont un peu éloignés. Deux d'entre eux confessent « leur trouble » : « Pourquoi a-t-il enfermé ces Tutsis dans le local ? Pourquoi ne pas leur laisser la clé, si c'était pour les sauver ? Comment pouvait-il ignorer qu'ils seraient tués si on les confiait le lendemain aux autorités communales ?» demande l'un d'eux. « Peut-être a-t-il été forcé ou a-t-il eu peur », suggère le second, qui n'arrive pas, cependant, «à l'imaginer recouvert de feuilles de bananier ».
Ils risquent de s’interroger encore longtemps, car malgré l’énergie déployée par les deux juges de Paris, une certaine hypocrisie se cache derrière les vœux pieux officiels des politiques français. Au début de l’année, Kouchner et Alliot-Marie annonçaient la création d’un pôle génocide pour traiter exclusivement des crimes contre l’humanité. Mais, six mois plus tard, le projet n’est toujours pas inscrit au programme de l’Assemblée. Au Rwanda, on ne manque pas de faire la comparaison entre les escadrons d’enquêteurs finlandais ou belges, et la petite équipe française qui doit compter ses sous pour louer une voiture ou les services d’un interprète.
A Butare, Sainphroze, la patronne du Petit Prince, a pu voir les juges françaises travailler sur place. Elle a perdu son mari pendant le génocide. Elle aussi était une patiente du Dr Sosthène. « Il était très compétent », commence-t-elle, comme une litanie. Elle ne l'a pas vu pendant les massacres, mais pourtant elle pense qu'il est coupable. « Il était très apprécié, dit-elle. Pourquoi lui voudrait-on du mal ? Pourquoi l'accuserait-on à tort ?»