Fiche du document numéro 33153

Num
33153
Date
Dimanche 12 novembre 2023
Amj
Taille
193450
Sur titre
Le portrait
Titre
Dafroza et Alain Gauthier, on n’arrête pas le procès
Sous titre
Le couple, qui traque les responsables du génocide au Rwanda, est à l’origine des poursuites contre un gynécologue hutu jugé à partir de ce lundi.
Nom cité
Nom cité
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dafroza et Alain Gauthier à Reims, le 25 septembre 2023. (Ludovic Carème / Libération)

Elle balaye son portable, montre des photos. «Elle, c’est Anastasia. On n’a jamais retrouvé son corps. Et là, Rose… Elle avait huit enfants. Il ne reste plus personne. Et lui, c’est mon cousin Raphaël, il était si beau…» soupire Dafroza Gauthier. Sur son téléphone s’affiche un jeune homme élégant, au visage d’ange. «C’était un footballeur, il a été tué par les gendarmes. On raconte qu’ils ont ensuite coupé sa tête et joué au foot avec…» Soudain elle se tait. Son regard s’évade. Ce n’est jamais anodin d’évoquer cette période-là. Depuis près de trente ans, elle vit avec ses fantômes. Ceux des victimes du génocide des Tutsis du Rwanda, exterminés en 1994. Elle était en France quand la tragédie a eu lieu. Mais ce sont ses proches, ses amis, les siens qui ont été tués.

Sur cette terrasse de café, qui jouxte le Panthéon, ils sont deux en réalité. Assis à côté de Dafroza, il y a Alain, son mari. Il est né en Ardèche, mais lui aussi est hanté par ces morts. Il a fait le choix d’accompagner sa femme dans ce deuil impossible. Et surtout de le transformer en combat : traquer les responsables des massacres, réfugiés en France.

Je les ai rencontrés à Bruxelles en 2001, lors du premier procès organisé en Europe. Quatre Rwandais se trouvaient dans le box des accusés, dont deux religieuses. Je couvrais le procès pour Libération. Lors d’une pause, j’ai croisé ce couple venu de Reims. Dans la marge de mon carnet de notes j’avais écrit : «A et D Gauthier, pour eux génocide, déflagration. Plus rien comme avant.» On ne se reverra pas les dix années suivantes. Pendant ce temps, ils vont chercher et poursuivre devant la justice française ceux qui veulent effacer le passé.

Quand nous nous sommes retrouvés, nous avons décidé d’écrire un livre ensemble. J’ai pris l’habitude de me rendre dans leur grande maison de Reims. Ils se reprochaient parfois d’avoir sacrifié leur vie de famille à leur combat. Pourtant, leurs trois enfants seront toujours leurs premiers soutiens. J’ai rencontré le compagnon de l’aînée, il venait alors d’abandonner une carrière confortable de trader pour se lancer dans la musique. C’était un pari risqué, il en était conscient.

Aujourd’hui, Gaël Faye est un rappeur connu, auteur du best-seller Petit pays (chez Grasset) qui évoque le dernier génocide du XXe siècle. Il fait partie de l’association créée par Dafroza et Alain, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, et encourage leur quête de justice. Eux aussi ont fini par devenir célèbres. On ne compte plus les documentaires et les reportages qui leur ont été consacrés. Le dernier en date a été diffusé en octobre sur LCP.

S’ils se trouvent ce jour-là près du Panthéon, c’est pour participer dans une libraire du quartier à la présentation d’une bande dessinée dont ils sont les héros. Lui est content, sans en rajouter. Elle rechigne, avoue ne pas «aimer se voir» à l’écran ou dessinée sur papier glacé. Il y a toujours chez elle une forme de coquetterie rebelle. Elle est impulsive, il est plus posé, semble en apparence moins fragile. Mais la carapace ne résiste pas toujours aux récits de l’horreur auxquels ils sont régulièrement confrontés. Les meurtres, les viols, une tête coupée… «Cette histoire sombre nous poursuit. Notre chance, c’est d’être deux… Quand l’un fléchit, l’autre le soutient», souligne Dafroza.

La librairie qui présente la BD affiche salle comble. Il y a des amis, des curieux, des journalistes… Patiemment, à tour de rôle, les Gauthier expliquent leur travail. «Dès que nous avons repéré un suspect ici en France, nous partons au Rwanda recueillir des témoignages. De rescapés comme de tueurs repentis. Puis nos avocats rédigent les plaintes et notre association, mais aussi les victimes, se portent partie civile. A charge pour les juges de mener ensuite l’instruction. Sur 35 plaintes déposées à ce jour, ils n’en ont récusé aucune et les cinq procès organisés à Paris ont tous abouti à des condamnations», rappelle Alain Gauthier. Sans eux, aucun procès pour génocide au Rwanda en France n’aurait pu se tenir. Le premier a eu lieu en 2014.

On aurait presque tendance à l’oublier, mais leur histoire commune a commencé bien avant le génocide. A l’aube des années 70, un jeune étudiant en théologie fait tourner une mappemonde et pointe au hasard le doigt sur un pays où il pourrait mettre à l’épreuve son désir de devenir prêtre : ce sera le Rwanda. Alain enseigne dans une mission catholique, croise une toute jeune fille dans une famille amie. Ni l’un ni l’autre n’y accordent d’importance. Il la retrouve, quelques années plus tard quand elle atterrit en France. Lui était rentré, renonçant à devenir prêtre. Elle vient alors de fuir son pays natal. Déjà en raison d’une vague de pogroms anti-Tutsis. Il y en a eu plusieurs depuis la fin des années 50. Son père avait été tué en 1963 lors de l’un de ces massacres récurrents.

Leurs retrouvailles scellent leur union, ils s’installent à Reims, fondent une famille. Lui dirige un collège catholique. Elle est ingénieure dans un labo de chimie. Le génocide va balayer ce quotidien si banal. La mère de Dafroza meurt dès le 8 avril 1994, au lendemain du déclenchement des massacres. Cela va durer cent jours et faire près d’un million de victimes. «Ce sont aussi ces morts qui nous donnent la force de continuer», constate Dafroza.

Aujourd’hui, âgés de 75 et 69 ans, ils sont à la retraite. Pourront-ils jamais décrocher ? Un nouveau procès, celui d’un gynécologue du sud du pays, démarre ce lundi 13 novembre à Paris. Le couple estime à plus d’une centaine le nombre de présumés génocidaires réfugiés en France. «Cinq procès en près de trente ans, c’est si peu. Et le temps passe, déjà deux suspects sont décédés. La mémoire des témoins s’étiole», regrette Alain. «La justice n’en reste pas moins essentielle, souligne Dafroza en écho. Ce sont les vivants qui parlent mais ce sont les morts qu’on entend.» Pour elle, c’est aussi l’histoire longue qui est en jeu : «J’appartiens à une génération qui a vécu sous le règne de la peur et de l’impunité. Depuis ma petite enfance, personne n’avait jamais été puni pour avoir tué un Tutsi.»

Au cours du dernier procès parisien, l’accusé, un ancien gendarme, était aussi jugé pour l’assassinat de Raphaël. Ce cousin tant aimé dont elle garde la photo sur son portable. Convoquée à la barre, elle a montré sa photo. Comme pour rappeler que ces morts ne sont pas des chiffres, mais des gens qui ont existé. Deux jours après la sortie de la BD, ils apprendront la naissance d’une petite-fille. Une photo de bébé s’est ajoutée sur le portable de Dafroza. La vie qui continue, qui resurgit, c’est aussi une victoire contre les apôtres de l’extermination.

1947 Naissance d’Alain en France.

1954 Naissance de Dafroza au Rwanda.

1977 Mariage.

2001 Création du Collectif des parties civiles pour le Rwanda.

2014 Premier procès organisé en France.

Septembre 2023 Rwanda, à la poursuite des génocidaires (Les Escales).

13 novembre 2023 Sixième procès pour génocide au Rwanda à Paris.

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