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Peut-on avoir fait ses études avec la directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, être un virtuose des dérivés de volatilité sur les matières premières et smicard à la fois ? Un tel scénario, improbable, est pourtant celui vécu par Philippe Raphaël, énarque de 39 ans, en bagarre depuis trois ans contre la mécanique du Conseil d’Etat. Une histoire où affleure l’exaspération des haut fonctionnaires, de plus en plus maltraités par la RGPP, Révision générale des politiques publiques, qui réduit leurs perspectives de carrière comme peau de chagrin.
Je vous entends d’ici : on ne va pas s’apitoyer sur le sort d’un énarque. Vrai, ces 4531 anciens élèves de l’Ecole nationale d’administration ne sont pas les fonctionnaires les plus à plaindre de la république. Et pourtant, leur sort nous concerne tous. Pour plusieurs raisons : ils coûtent cher à former, ils sont censés incarner le moteur intellectuel de l’administration et la continuité de l’Etat. Ces gens-là sont donc importants dans la bonne marche de nos chers services publics. Mais sont-ils aussi bien « gérés » ? Lorsque Philippe Raphaël raconte son histoire, il est permis d’en douter.
Fils unique d’immigrés grec et tchécoslovaque, il est le prototype de la méritocratie française : IEP Paris, DEA « Macro-économie et marchés financiers » à l’IEP, thèse sur les « facteurs de détermination de la volatilité de l’indice CAC 40 » et, enfin, l’ENA d’où il sort en 1995, promotion René Char. Avec quelques futures stars… comme Emmanuelle Mignon, actuelle directrice de cabinet du président de la République. Treize ans plus tard, le voici en conflit ouvert avec le Conseil d’Etat qui, après avoir tenté de le placer en retraite d’office (à 36 ans), ne lui a toujours pas proposé de reclassement, alors que la loi donne deux mois à l’administration pour ce faire.
Tout avait commencé pour le mieux dans le meilleur des mondes. A la sortie de l’Ena, la direction de la prévision (DP) du ministère des Finances le réclame. Mais -- première erreur -- il choisit le corps des magistrats de tribunal administratif, afin de laisser une place à Bercy à un interne (un énarque déjà fonctionnaire). Un arrangement classique entre énarques. La DP lui a assuré qu’il serait détaché par anticipation… il attendra presque deux ans sa « mobilité ». Entretemps, il fait du trading « en compte propre » sur les matières premières, avec « un minitel et deux téléphones ».
Octobre 1997 : Philippe Raphaël devient stratégiste de la sous-direction Environnement international, dirigée par Philippe Trainar, énarque balladurien, en butte à son supérieur direct, Jean-Philippe Cotis, énarque chiraquien. Les deux hommes ne se font pas de cadeau, confirme Trainar qui trouve Raphaël « atypique ».
Le jeune homme va en faire les frais, alors qu’on lui demande de « surveiller l’ensemble des marchés asiatiques » en pleine crise économique. « Autant écoper l’Atlantique avec un cure-dent », ironise-t-il aujourd’hui. Résultat : au bout de deux ans, Bercy refuse de l’intégrer comme administrateur civil. Lui refuse de retourner vers un tribunal administratif, car, dit-il, « je n’ai jamais été juriste ». Commentaire de Philippe Trainar, aujourd’hui reconverti dans le privé : « Il est très difficile de sauter d’un corps à l’autre dans l’administration, sans appui, sans filet de sécurité. Les personnes qui font ça prennent un risque. Vous pouvez être génial, un petit con vous dira que vous n’êtes pas bon pour ce service… L’administration est cloisonnée, c’est comme ça. »
Des réseaux pour faire carrière dans la fonction publique
La galère commence. En attendant de trouver un point de chute, on lui conseille de se mettre en arrêt-maladie. Son père est mourant, il accepte, un peu écœuré d’être le dindon de la farce. Il rate aussi deux embauches dans des équipes de trading de haut vol : « A l’époque, toutes les conneries, je les ai faites, autant par haine de l’argent que par culte de l’Etat. »
En 2003, il touche 929,75 euros par mois, officiellement un « demi traitement », qui remonte en 2006 à 1244,03 euros. Sans explication. Il ouvre alors toutes les portes possibles à ceux qui n’ont « pas de réseau personnel ». Le délégué général de l’association des anciens élèves de l’Ena confirme. Pour Marc Deby, ce fonctionnaire de « grande valeur » est dans une « situation incroyablement étonnante ». Dans le sabir Ena, comprenez : il a été victime de règlements de compte, c’est un vrai gâchis.
Pire : à l’été 2005, à la fin de son congé longue durée, il est déclaré « inapte » par le comité médical des Yvelines, sans jamais avoir été convoqué par le dit comité. Dans la foulée, un arrêté du 27 juillet le place en retraite « pour invalidité non imputable au service ». Une décision parfaitement irrégulière qu’il parvient à faire « retirer », puis casser par un nouvel avis qui, cette fois-ci, le déclare apte à toute fonction, sauf celle de magistrat des tribunaux administratifs ! Depuis janvier 2007, le Conseil d’Etat est censé le « reclasser », sans effet pour le moment. Bienvenue au pays de Kafka.
Officiellement, le secrétaire général adjoint du Conseil d’Etat, Stéphane Verclytte, ne veut pas faire de commentaire sur le cas Raphaël. En dehors d’un classique : « Le litige engagé par M. Raphaël sera prochainement examiné par le juge. »
La liste des litiges est aussi longue que délicate, car l’énarque futé dénonce un excès de pourvoir en plein contentieux assorti d’une demande d’indemnités. Problème : le juge en question, c’est le bureau d’à-côté, la section contentieux du Conseil d’Etat. Bien sûr, l’homme devenu coureur de fond (sur 50 kilomètres) a alerté la planète entière : du médiateur de la République à Emmanuelle Mignon, des conseillers du Président au Premier ministre. Sans effet.
Postes squattés par les seniors et malaise des énarques
Pour l’association des anciens, Marc Deby, lui aussi énarque, y voit un cas extrême : un « mauvais choix de départ », puis une « difficulté de gestion de son parcours ». Et aussi un archétype de ce malaise des énarques : « On a conscience d’avoir beaucoup recruté dans le passé. En dépit de la baisse des promotions ces dernières années, on constate un engorgement des positions des anciens élèves à partir de 50 ans. Le phénomène s’accroit avec la Révision générale des politiques publiques et sa diminution des postes de direction. »
D’ailleurs, il existe même, au sein de l’Ena, une association pour la réforme… de l’Ena. Visiblement, la volonté de rupture s’arrête aux portes de cette antichambre du pouvoir.