Citation
La complicité sans intention génocidaire ?
2 Selon le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), pour déterminer la complicité, il faut et il suffit que deux conditions soient réunies : l’aide réelle et l’intention d’aider.
3 La première est l’aide qui est apportée aux criminels. Elle peut prendre plusieurs formes : assistance matérielle, soutien moral ou encouragement1. Ce peut être un acte ou au contraire le fait de s’abstenir d’un acte. Cette action ou cette abstention doit avoir eu un effet réel sur le crime commis2.
4 La seconde est l’intention d’aider les auteurs du génocide. On considère qu’un complice a cette intention s’il aide volontairement des criminels, en sachant qu’ils ont des projets de génocide ou qu’ils sont déjà en train de la réaliser, et que son aide y contribue3. Cela, même si le complice n’a pas lui-même l’intention de réaliser un génocide4.
5 En ce qui concerne l’intention, en France aussi, la Cour de cassation a rappelé dans l’affaire Papon qu’on peut être complice d’un crime contre l’humanité sans avoir soi-même adhéré à l’idéologie ou aux organisations des auteurs du génocide5.
6 Devant le tribunal parisien compétent pour les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide, cinq plaintes (dont quatre dans laquelle l’association Survie est partie civile6) visent des Français pour complicité de génocide :
7 - Six Rwandais accusent l’armée française d’avoir abandonné aux tueurs du 27 au 30 juin 1994, sans intervenir, des milliers de Tutsis réfugiés dans les collines de Bisesero ; et aussi de les avoir maltraités dans le camp de réfugiés de Murambi.
8 - Une plainte contre le mercenaire Paul Barril, qui a signé un contrat d’assistance avec le Premier ministre rwandais en plein génocide, vise également l’activité de Robert Bernard Martin, dont il a été découvert qu’il s’agissait d’un alias du mercenaire Bob Denard.
9 - Une autre plainte vise les livraisons françaises d’armes aux forces armées rwandaises de janvier à juillet 1994.
10 - La banque BNP-Paribas est accusée d’avoir autorisé un transfert de fonds qui a servi aux génocidaires à acheter des armes.
11 - Enfin, six rescapées du génocide portent plainte pour viol contre des militaires français de l’opération Turquoise7.
12 En outre, et sans que cela fasse l’objet d’une enquête judiciaire en cours, des interrogations sérieuses subsistent sur deux points essentiels :
13 - Le rôle éventuel de Français8 dans la décision ou l’exécution de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, attentat qui a servi de déclencheur au coup d’État des extrémistes hutus, ainsi qu’au génocide des Tutsis (7 avril-17 juillet 1994).
14 - Le soutien français au gouvernement intérimaire rwandais. D’abord lors de la création de ce gouvernement intérimaire (9 avril 1994). Ensuite pendant le génocide, pour le légitimer aux yeux de la communauté internationale. Enfin, après sa déroute face aux rebelles du Front patriotique (17 juillet 1994), pour son repli au Zaïre en compagnie des forces armées rwandaises et des milices, et son réarmement dans l’espoir de reconquérir le Rwanda9.
Le Rwanda, un exemple à la fois banal et extrême de la Françafrique
15 Pour comprendre la politique française au Rwanda de 1990 à 1994, passons en revue trois de ses traits majeurs qui sont présents en continu dès les années 1960-197010, et sont également des marqueurs de la Françafrique en général.
Préserver et agrandir la zone d’influence
16 Selon le secrétariat général de la Défense nationale, sur le plan économique, les intérêts français au Rwanda ont été et resteront dérisoires11. Son seul intérêt spécifique est qu’il est proche des zones minières du Zaïre. Surtout, le Rwanda a aux yeux des responsables français le même intérêt que la plupart des autres pays de la zone d’influence francophone. Tout d’abord, il soutient la France, notamment à l’ONU. Ensuite, c’est un terrain où l’armée française peut occuper et entraîner ses soldats. Par un racisme qui ne dit pas son nom, la France s’arroge le droit d’y intervenir.
17 Alors même que la France n’a aucune gêne à s’emparer d’ex-colonies belges, elle refuse que la perfide Albion vienne piétiner ses propres plates-bandes. Comme en témoigne l’amiral Lanxade, « François Mitterrand considère [...] que le Rwanda et le Burundi, comme l’immense Zaïre tout proche, font partie de l’espace francophone. Il estime qu’il est important de maintenir leur existence face aux influences anglophones12 ». La liste est longue des témoignages et archives qui prouvent cette obsession de Mitterrand, qui est partagée par une partie de ses proches alors qu’elle est largement dénuée de fondement13. D’ailleurs, s’il est exact que Paul Kagame, homme fort du Front patriotique, a suivi une formation militaire au « centre intellectuel » de l’armée américaine (Fort Leavenworth, Kansas), c’était aussi le cas du colonel français Éric de Stabenrath : tous deux ont été « bons camarades » et ont maintenu des liens14.
18 La France souhaite maintenir au Rwanda un régime sur lequel elle puisse compter. Et en sens inverse, elle se doit de soutenir ce régime face à des rebelles, si elle veut que sa garantie continue à inspirer confiance aux autres régimes de sa zone d’influence. Ce que les ambassadeurs des régimes concernés ne manquent pas de rappeler aux responsables français, notamment lors d’une réunion à huis clos fin mai 199415.
Invoquer la stabilité
19 Une telle politique amène nécessairement à soutenir, voire mettre en place, des dictateurs contre leur propre peuple. Le rôle de la France au Rwanda en est un exemple emblématique et extrême, car dans ce pays, notamment à partir du début 1993, les décideurs français ont choisi comme relais supposé stable l’armée rwandaise, nœud de la résistance contre le Front patriotique (assimilé à l’ensemble des Tutsis). Ainsi les décideurs français ont-ils opéré les mêmes choix que les extrémistes hutus, ceux qui ont préparé et exécuté le génocide des Tutsis.
20 Cette justification en termes de « stabilité » a d’ailleurs échoué. En pratique, le choix de l’Élysée a fortement contribué à déstabiliser durablement la sous-région, et notamment l’est du Zaïre devenu République démocratique du Congo.
Maintenir le cap
21 Pour son premier portefeuille ministériel, sous la IVe République, François Mitterrand demande et obtient l’ex-ministère des Colonies : « Mon passage au ministère de la France d’outre-mer [en 1950-1951] est l’expérience majeure de ma vie politique, dont elle a commandé l’évolution16 », écrira-t-il. C’est à ce poste que, dès 1951, il pose avec l’opposant ivoirien Félix Houphouët-Boigny les bases du système de la Françafrique17.
C’est la politique du Guépard, le personnage imaginé par Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change18 ».
22 Dans les années 1980, les dictateurs soutenus par la France donnent de sérieux signes d’usure face à la contestation. Mitterrand lui-même doit faire face, fin mai 1990, à une opposition inédite au sein de son propre gouvernement et de son parti, lui demandant de mettre l’accent sur le respect des droits de l’homme en Afrique. Son flair politique lui dicte le discours du sommet franco-africain de La Baule en juin 1990, où il semble décider de lier l’aide française à la bonne gestion et à la démocratisation19. Ce sommet et ce discours donnent un second souffle à la Françafrique ; c’est encore la politique du Guépard.
23 Les politologues Jean-François Bayart et Philippe Marchesin ont recensé une longue liste de citations de Mitterrand tout au long de sa carrière, montrant l’importance qu’il attache à garder le cap fixé20 (« En toute circonstance, il faut rester au point que l’on a choisi21 ») et à maintenir l’Afrique arrimée à la France : « Nos colonies nous sont nécessaires. Les abandonner serait s’abandonner22 ». La petite bataille de Kousséri du 22 avril 1900, qui a permis à la France de conquérir l’actuel Tchad, est totalement tombée dans l’oubli ; mais à ses yeux, « en soudant nos possessions continentales » en Afrique, elle est devenue « l’une des plus décisives de notre histoire23 ».
24 Même face aux massacres de Tutsis qui préludent au génocide, alors même que les décideurs belges prennent leurs distances, l’Élysée et l’état-major français ne se laissent pas émouvoir par ce qu’ils appellent les « malheureuses exactions commises par les extrémistes hutus24 ». Même pendant que le génocide des Tutsis se déroule, et même plusieurs mois plus tard lors de son dernier sommet franco-africain, Mitterrand persiste et signe. Il n’invite pas à ce sommet les nouveaux dirigeants du Rwanda, ceux qui sont venus à bout du génocide. Pour lui, l’essentiel est de « poursuivre sa route sans perdre sa direction. […] La France ne serait plus tout à fait elle-même aux yeux du monde si elle renonçait à être présente en Afrique25. »
25 Naturellement, la Françafrique trouve toujours des justifications à ses interventions, et elles changent au gré de ses intérêts : il arrive à la France de combattre des rebelles (même s’ils sont démocrates et francophones) pour soutenir un régime ami ; à l’inverse, il arrive à la France de soutenir des rebelles (même s’ils sont basés à l’étranger), si c’est pour renverser un régime qui ne plaît pas ou qui ne plaît plus. Les forces armées rwandaises, elles, ont les faveurs de Paris, qui fait de leur stabilité un objectif prioritaire.
La politique française au Rwanda sort la Françafrique de l’ombre
26 En retour, analyser l’action de la France au Rwanda permet d’éclairer l’ensemble de la politique française en Afrique. On y constate la politique de puissance et le rêve d’empire français. Cela engendre « une politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national » (pour reprendre les mots d’Henry Kissinger26 expliquant la realpolitik). Quels sont les mécanismes qui l’ont permis ?
L’absence de garde-fous
27 Ce que démontre le cas du Rwanda, c’est que la concentration des pouvoirs conférés à François Mitterrand par la Constitution de la Ve République annihile tout contrepouvoir effectif, même dans un cas extrêmement grave. Les alertes sont remontées des ministres, de l’ambassade de Kigali, des coopérants militaires et civils, des services de renseignement, de citoyens rwandais. Des journalistes ont informé, des parlementaires ont posé au gouvernement des questions critiques, des associations ont tenté de mobiliser l’opinion publique : en vain. Quand des désaccords surviennent en interne à l’exécutif, ou quand des extérieurs tentent d’infléchir sa politique, l’Élysée maintient son cap et accepte tout au plus des concessions de pure forme ‘à une exception notable près27).
28 Ainsi, bien avant le génocide, le général Varret, alors patron de la coopération militaire française, a alerté ses supérieurs sur les intentions explicitement génocidaires des chefs militaires rwandais. Il indiquera en interview qu’à l’Élysée, où le général Christian Quesnot est conseiller militaire de Mitterrand, et à l’état-major des armées, dirigé par l’amiral Jacques Lanxade, il a été considéré comme un « emmerdeur, un type qui freinait » par « les militaires va-t-en-guerre » qui estimaient qu’il « fallait participer aux combats contre les Tutsis28 ». Il est limogé par le général Quesnot, qui s’en expliquera plus tard en interview : « Le mécanisme de la République veut que soit on obéit, soit on s’en va. […] Il a essayé d’infléchir, il n’a pas réussi29 ». Quesnot fait nommer un autre va-t-en-guerre, son ex-adjoint, le général Huchon, pour remplacer Varret.
La contre-insurrection
29 Héritière de la théorie de la guerre totale énoncée après la Première Guerre mondiale et des réflexions sur les causes de la défaite de l’armée française face à la guérilla révolutionnaire indochinoise dans les années 1950, la doctrine de contre-insurrection française est nommée « doctrine de la guerre révolutionnaire ». Son hypothèse de départ est que la guerre moderne ne se gagne plus seulement au front, mais aussi à l’arrière, par la mobilisation active de la population dans la lutte contre l’ennemi30. La guerre d’Algérie a été l’occasion de mettre en œuvre cette doctrine de lutte antisubversive : quadrillage des villes et des villages, état-major mixte civil-militaire, armement des civils, méthodes d’interrogatoire, disparitions visant à créer la terreur, guerre médiatique31.
30 Les futurs officiers rwandais doivent se former (grâce aux Belges ou aux Français) à cette doctrine32, qui est déjà dans tous les esprits au moment où le Front patriotique lance son offensive de 199033. Elle encourage l’imbrication entre armée, milices et simples citoyens ; elle brouille la démarcation entre guerre et génocide.
31 Plus tard, en 1997, le commandant Grégoire de Saint-Quentin, qui a servi au Rwanda (puis fera une brillante carrière et dirigera les forces spéciales), publie dans Défense nationale, la revue de stratégie de l’armée, un article intitulé « Retour à la guerre révolutionnaire ? ». Il y démontre l’importance de réactiver cette doctrine face à l’instabilité qui suit la chute du mur de Berlin. La revue, que dirige alors le général Quesnot, introduit cet article en soulignant l’excellence de ces réflexions, ainsi que « le réalisme et l’objectivité des arguments avancés34 ».
Les mercenaires
32 La seconde doctrine est le recours aux mercenaires. Le fait que le mercenaire Paul Barril ait grenouillé au Rwanda était déjà public en 1994. Mais c’est en 2018 que l’association Survie a révélé que l’autre célèbre mercenaire de la République, Bob Denard, y est aussi intervenu, sous pseudo35. Fin mars 2022, Survie a publié des notes inédites des services de renseignement qui indiquent que ces deux chefs d’équipe se seraient coordonnés pour organiser depuis Paris des opérations médiatiques et militaires en soutien au gouvernement génocidaire, même après l’embargo décrété par l’ONU en mai 1994, vraisemblablement en lien avec les plus hautes sphères de l’État français, qui au minimum en étaient parfaitement informées. Ainsi, le 9 mai 1994, Barril a été autorisé à faire escale avec son équipe sur la base militaire aérienne d’Istres36.
33 « Les armées des grandes puissances évitent les interventions hasardeuses au milieu de populations en armes. Dès lors, l’effacement du soldat “d’État” provoque inéluctablement le recours au mercenaire ». Ainsi s’exprime Saint-Quentin en 1998, à nouveau dans Défense nationale. Il y explique que le recours aux mercenaires est « un système parfaitement adapté aux guerres civiles ». En effet, « à leur souplesse structurelle s’ajoute une liberté d’action sur le terrain », et en outre « la transparence de notre société de l’information s’accommode probablement mieux de l’activité d’acteurs non gouvernementaux que d’opérations secrètes ». Comme cela permet de « conduire une opération d’interposition tout en étant militairement présents aux côtés d’une des parties », il n’y a que des avantages : « militairement efficace, légalement présentable et économiquement rentable, le “mercenaire conseiller” n’est-il pas finalement un acteur parfaitement adapté37 ? ».
Les forces spéciales
34 Troisième doctrine : outre les troupes classiques, l’armée française met en œuvre des forces spéciales. Celles-ci ont des « modes d’action inhabituels » pour atteindre des « objectifs stratégiques très sensibles » dans une « totale discrétion38 ». Munies de « moyens de transmission très perfectionnés et d’un armement léger », elles accomplissent des missions « derrière la ligne de front : destruction d’installations, sabotage, secours ou libération39 », ainsi que des opérations psychologiques40. Les forces spéciales ont aussi une mentalité particulière. Selon un de leurs anciens chefs, le colonel Poncet, « ce sont des gens qui ont un ego surdimensionné ! », ils « sont un peu “addicts” à la prise de risque41 ».
35 Après leur tentative de putsch à Alger en 1961, la disgrâce des forces spéciales dure trente ans. Mais comme leur intérêt par rapport aux forces classiques augmente fortement avec la chute du Mur de Berlin et le remplacement d’une menace planétaire par des conflits dispersés, elles tiennent leur revanche et « reviennent à la mode42 ».
L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, obtient l’accord de l’Élysée et du ministre de la Défense Pierre Joxe pour rassembler sous sa tutelle les éléments disparates de troupes d’élite. Ce sera le Commandement des opérations spéciales (COS), créé le 24 juin 1992. Le Rwanda est le premier terrain d’application du COS, pour des actions souvent loin des yeux des médias. Pour l’adjudant José de Pinho, un membre des forces classiques qui les y croise, c’étaient « beaucoup de gens incontrôlables. Le chef ne contrôlait pas tout. Chacun dans son coin, à la cow-boy43 ».
36 Saint-Quentin théorise cette action duale en 1999, à nouveau dans Défense nationale. Demandant dans le titre « Pourquoi les forces spéciales ? », il répond en faisant référence à la stratégie indirecte : l’« action directe contre les forces adverses, caractérisée par la bataille, trouve un appoint indispensable dans celle, indirecte, destinée à user l’adversaire et à lui interdire de concentrer ses efforts sur l’action principale44 ».
La stratégie indirecte
37 Ainsi, dans trois articles successifs, Saint-Quentin préconise l’utilisation des trois doctrines militaires qui viennent d’être utilisées au Rwanda45, comme ailleurs en Françafrique. C’est en cela que les interventions militaires françaises au Rwanda, très bien documentées, permettent de mieux comprendre la soixantaine d’« opérations extérieures » menées dans différents pays d’Afrique depuis les indépendances46.
38 Saint-Quentin a été au cœur de l’action au Rwanda : membre des forces spéciales, conseiller des forces armées rwandaises avant le génocide (et même encore après leur repli au Zaïre), il est allé enquêter sur la carcasse de l’avion du président Habyarimana.
Pour sa part, Quesnot a été en 1994 au cœur des décisions de l’Élysée concernant le Rwanda ; le 6 mai 1994, au moment même où des équipes de mercenaires français s’apprêtaient à s’envoler pour le Rwanda47, il a informé le président Mitterrand qu’« à défaut de l’emploi d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre48 ». Pourquoi, alors, le Rwanda n’est-il pas cité une seule fois dans ces trois articles ? Est-ce parce que ce sont justement ces trois doctrines qui sont au cœur des plaintes pour complicité de génocide portées contre la France ?
Une introspection sans cesse retardée
39 Autour du rapport de leur Sénat, en 199749, les Belges ont fait une autocritique profonde, peut-être rendue plus facile parce que leur rôle dans le génocide des Tutsis concernait principalement ses lointaines racines, dans les années 1930 à 1960. En ce qui concerne les Français, leur déni concernant leur responsabilité s’estompe progressivement au fil des années, mais il reste un long chemin à parcourir.
Les absences de l’université
40 En tant qu’institution, l’université s’est longtemps tenue relativement éloignée de la question du rôle de la France au Rwanda, ou en tout cas de ses sujets les plus incriminants. « Ce n’est pas un sujet de recherche », se disait-il dans les couloirs, et les étudiants n’étaient guère incités à s’y lancer50. Il n’y a pas en France d’équivalent au travail du chercheur belge Olivier Lanotte, qui a amassé un matériel intéressant51.
41 Certes, à titre individuel, de nombreux universitaires français se sont exprimés sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis : certains en sa faveur, d’autres avec un regard critique. Certains ont réalisé des travaux universitaires sur des sujets connexes52. Le chercheur Jean-Pierre Chrétien, qui a alerté déjà en amont du génocide, a abondamment dénoncé le soutien français. L’une des premières à tenter d’organiser une réaction universitaire collective est la juriste Rafaëlle Maison, par différents canaux : conférences, réunions de travail, articles de droit, et surtout en 2010 par un article analysant des archives de l’Élysée53. Le premier universitaire à aborder de manière précise plusieurs aspects du rôle de la France dans une enceinte judiciaire française est l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, lors du procès aux assises des ex-bourgmestres rwandais Octavien Ngenzi et Tito Barahira54.
42 Le tournant survient en avril 2019, quand le président Emmanuel Macron nomme une commission chargée d’examiner les archives françaises de la période 1990-1994, qui lui rend un volumineux rapport le 26 mars 202155. Elle est présidée par l’historien Vincent Duclert. Son apport est double : d’une part, une quantité de travail considérable concentrée sur deux ans, qui aboutit à consulter et trier une masse d’archives, au sens concret du terme ; d’autre part, une ouverture de deux séries d’archives, essentiellement des archives gouvernementales (Mitterrand et Balladur) et une sélection d’archives militaires déclassifiées pour l’occasion. Pour le sujet qui nous intéresse ici, comme le pointe Alain Gabet dans ce même dossier, du fait même du corpus qu’on lui a assigné, le « rapport Duclert » examine le Rwanda sans le relier à la Françafrique. Le rapport souligne avec raison le rôle direct que l’Élysée joue au Rwanda, parfois en court-circuitant les institutions gouvernementales, mais confronté à ce circuit parallèle présenté comme une dérive fâcheuse, le lecteur peut croire qu’il s’agit d’un cas inhabituel et sans lendemain.
43 Ainsi, se focaliser sur les aspects de la politique française qui sont spécifiques au Rwanda permet de décréter qu’elle appartient au passé, et de tourner la page. Or l’étude locale spécifique et l’analyse globale systémique se complètent et s’éclairent, surtout si elles s’appuient sur des sources bien plus variées56 : archives d’autres natures ou d’autres pays, archives antérieures ou postérieures à la période étroite considérée, analyses de spécialistes du domaine, entre autres ; et surtout, les sources orales des témoins ou acteurs, dont en 2002 Vincent Duclert soulignait l’importance57.
Les faux-fuyants politiques
44 Du 12 au 15 janvier 1998, à l’occasion du centenaire de l’article « J’accuse » d’Émile Zola, Patrick de Saint-Exupéry publie dans Le Figaro une série d’articles critiquant le rôle de la France au Rwanda. Le pugnace député communiste Jean-Claude Lefort propose alors de créer une commission d’enquête parlementaire sur les responsabilités françaises.
45 Or, il n’est constitué qu’une simple « Mission d’information parlementaire », ce qui est normalement réservé aux sujets mineurs (ses rapporteurs peuvent être tous membres de la majorité et ses pouvoirs sont limités, notamment elle ne peut pas obliger quelqu’un à témoigner). Son périmètre n’est pas la politique française, mais les « opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda ». Elle s’abstient d’auditionner certaines personnes cruciales, à commencer par Paul Barril, et en auditionne d’autres à huis clos, notamment des militaires français. Des documents concernant Bisesero ont été soustraits des dossiers fournis aux parlementaires et n’y ont été replacés qu’après la fin de la mission58. Elle ne publie pas tout le matériel qu’elle a amassé, notamment la lettre du général Jean Rannou, datée du 15 juin 1998, qui atteste l’existence des deux boîtes noires de l’avion présidentiel abattu le 6 avril 1994 et en liste les caractéristiques. D’ailleurs, ses archives ne sont toujours pas publiques : l’Assemblée nationale les a refusées à la commission Duclert.
46 Malgré tous ces filtres, la mission publie en annexe une masse considérable de sources écrites et de comptes rendus d’auditions. Or, en les résumant, le rapport les édulcore (Lefort refusera de le signer). À son tour, en résumant le rapport, la conclusion l’adoucit. Finalement, en présentant la conclusion à la presse, le président de la mission, Paul Quilès, peut énoncer une phrase tiède à citer en boucle : « Au moment où le génocide se produit, la France n’est nullement impliquée dans ce déchaînement de violences59 ».
47 Le 25 février 2010, à Kigali, le président Nicolas Sarkozy s’incline « au nom du peuple français » devant les victimes du génocide des Tutsis, et déclare : « Ce qui s’est passé ici oblige la communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs qui l’ont empêchée de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable60 ». Contrairement au Premier ministre belge, il ne présente pas d’excuses.
48 Pendant le mandat de François Hollande, les relations franco-rwandaises restent froides. Elles changent lorsque le président Emmanuel Macron se rend à Kigali le 27 mai 2021. Son discours joue sur l’émotion : « Les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France. Elle n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats, qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes. » 61
49 En retour, les autorités rwandaises valident alors cette absence de complicité. Pourtant, la politique française l’a été, complice, et c’est à la justice de déterminer les responsabilités individuelles.
50 Utilisant adroitement la commission Duclert et rebondissant sur l’absence d’intention génocidaire des décideurs français de 1994, le président Macron assène de façon péremptoire leur absence de complicité. Il évite ainsi d’aborder l’essentiel : excuses au peuple rwandais, éventuelles sanctions de complices français du génocide ou réparations envers les rescapés. Emmanuel Macron et Paul Kagame ont mis en sourdine leurs reproches respectifs, fût-ce sur le dos de la justice et de la réalité historique, et tournent résolument leur relation diplomatique vers une coopération.
Le déni de justice
51 Agathe Kanziga, veuve de l’ancien président rwandais Habyarimana, a demandé en 2004 à la France de bénéficier du droit d’asile. Les instances compétentes (OFPRA, Cour nationale du droit d’asile et Conseil d’État) se sont alors penchées sur son dossier et lui ont refusé l’asile en soulignant que, bien que dépourvue de rôle officiel, Agathe Kanziga était « au cœur du régime génocidaire responsable de la préparation et de l’exécution du génocide », ayant « exercé une autorité de fait entre 1973 et 1994, mais aussi au-delà de cette date ». Malgré cela, malgré la plainte déposée contre elle en France par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, malgré le mandat d’arrêt international émis par le Rwanda, Agathe Kanziga n’a guère été inquiétée sur le plan pénal. C’est la « sans-papiers » la plus déconcertante de France : ni extradée, ni expulsée, ni jugée. Doit-on supposer que les secrets sur la coopération franco-rwandaise, qu’elle connaît parfaitement, lui ont assuré jusqu’ici un soutien indéfectible de la part de certains acteurs français de l’époque ?
52 En tout cas, elle vient d’être mise sous statut de témoin assisté dans la plainte déposée par Survie, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme contre Paul Barril pour complicité de génocide62. Ce coup de projecteur sur Kanziga, Barril et leurs relations lève le tabou sur une question crue : Agathe Kanziga, Hutue extrémiste, abritée en France par le président Mitterrand pendant le génocide des Tutsis, était-elle une des commanditaires des missions de Paul Barril au Rwanda ?
53 Les autres Rwandais réfugiés en France, qui ont bénéficié d’une longue impunité, commencent peu à peu depuis 2014 à être jugés. En 2019, Emmanuel Macron a promis d’augmenter les moyens du pôle spécialisé dans les crimes de génocide et crimes contre l’humanité consacrés à ces Rwandais. Effectivement, le nombre d’enquêteurs est passé de 14 à 2063.
54 Par contraste, rien n’a été annoncé concernant les moyens du même pôle consacrés à des Français et la lenteur de la justice est flagrante, « au risque de donner l’impression [qu’elle] cède purement et simplement sous la pression de l’État », selon la déclaration de Patrick Baudoin, avocat de la FIDH. Même le pôle antiterroriste, pourtant bien doté en enquêteurs, a renoncé à rechercher les commanditaires et les tireurs de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Habyarimana64.
Politique et dénis sont analogues en Bosnie
55 Outre la comparaison avec d’autres cas françafricains à des époques différentes, on peut rapprocher la politique française au Rwanda de celle menée au même moment hors de la Françafrique : en Bosnie65.
56 Les similarités se révèlent nombreuses66. Sans que les responsables français aient eu eux-mêmes l’intention d’exterminer les Tutsis rwandais ou les musulmans bosniaques, dans les deux cas, la France est accusée d’avoir favorisé l’armée régulière d’un gouvernement allié face à un mouvement considéré comme rebelle. Plutôt que d’empêcher les massacres, la France prend une posture de neutralité et cherche à encourager un cessez-le-feu, ce qui a pour effet de stabiliser les positions militaires des tueurs. Par ailleurs, la France propose la création de zones humanitaires dites « sûres » ; ces zones se révèlent des protections au moins autant pour les tueurs que pour les victimes. « D’une zone de sécurité à une zone d’insécurité » : c’est ainsi que commence le rapport de la mission parlementaire sur Srebrenica (mars 1993-juillet 1995)67. Car, là aussi, une simple mission d’information parlementaire a été considérée comme suffisante (l’un des rapporteurs est commun aux deux missions : Pierre Brana68). Là aussi, elle a contribué à blanchir la France des accusations69.
57 Les services de renseignement français informent correctement de la situation sur le terrain et des intentions des alliés de la France. Pourtant, la communication de l’Élysée et de l’état-major en direction des responsables politiques et des médias présente un flou. On explique aux Français que la situation est trop compliquée pour qu’ils la comprennent. Le génocide d’un groupe agressé par une armée est masqué sous un vocabulaire symétrique et indéfini : « massacres interethniques », « guerre civile » ou « haine atavique », par exemple. En outre, les ordres militaires heurtent fréquemment l’intention humanitaire affichée. Ainsi, des officiers qui partent en Bosnie témoignent que les explications reçues sont complètement inadaptées à ce qu’ils rencontrent ensuite sur le terrain70. Des officiers qui partent au Rwanda indiquent qu’ils ne reçoivent aucune explication, voire qu’on leur communique une présentation inversée selon laquelle les Tutsis seraient les agresseurs.
58 La classe dirigeante française (politique, diplomatique, judiciaire et médiatique) fait bloc71. D’ailleurs la politique française en Bosnie continue, inchangée, de la fin 1994 au début 1995, alors que Mitterrand est très malade, et même pendant quelques semaines après la fin de son mandat en mai 1995 (le massacre de Srebrenica date de juillet 1995).
La politique de partition suggérée est similaire et le secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine, continuera à la promouvoir par la suite, notamment dans un surprenant article sur le Rwanda72. La politique française menée au nom de la stabilité contribue à une déstabilisation durable de la région, dont les effets se font encore sentir de nos jours.
59 Cette comparaison entre les actions (et inactions) françaises au Rwanda et en Bosnie révèle une unité, une continuité, qui empêche de croire à des épiphénomènes ou à des dérives isolées. On assiste bien à une volonté politique assumée et indifférente aux personnes concernées.
Tirer les leçons pour le futur
60 « [Nos pensées vont] à vos frères, à vos sœurs, à vos enfants, à vos parents, tués ici, dans vos maisons, assassinés dans cette église, partout où la chasse à l’homme pouvait être organisée sans pitié », déclare François Mitterrand le 10 juin 1994, lors de la cinquantième commémoration du martyre du village d’Oradour-sur-Glane. Il ne mentionne pas que quelques semaines avant, des dizaines d’Oradour avaient eu lieu au Rwanda. Il souligne ensuite « l’obligation pour chacun d’entre nous de rechercher pour l’avenir les moyens d’interdire de tels actes73 ». Or deux semaines plus tard, ses troupes laissent se perpétrer le massacre des survivants tutsis de Bisesero. Si on veut éviter à l’avenir que la France continue à soutenir tel ou tel régime qui commet des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou un génocide, quelles leçons la société française doit-elle tirer de ce que ses dirigeants ont fait au Rwanda ? Une analyse historique, qui met en regard les aspects systémiques de la Françafrique avec ceux qui sont spécifiques de sa déclinaison au Rwanda, peut permettre de se demander : cette politique peut-elle se reproduire à l’avenir, ses causes de fond et les mécanismes qui l’ont permise sont-ils toujours en place, que faudrait-il faire pour l’empêcher ?
Une machine d’État « normale »
61 Les archives et témoignages indiquent qu’au sujet du dossier rwandais, la machine d’État française a fonctionné avec son efficacité habituelle, même aux moments les plus intenses. Les renseignements remontent, les décideurs décident, les exécutants exécutent. Chaque ordre passe par son canal habituel : ordres officiels écrits et archivés pour la diplomatie et l’armée classique (hors forces spéciales) ; ordres discrets pour la stratégie indirecte (« manœuvre médiatique », forces spéciales, mercenaires).
62 Le rapport Duclert souligne avec raison l’existence de ces circuits parallèles. Cependant, il n’y a pas vraiment de contradiction entre ces deux circuits, tous deux au service d’une même politique. En outre, les ordres discrets ne se révèlent pas tous désastreux, tandis que certains ordres officiels le sont, et notamment ceux qui ont contribué à la formation, la reconnaissance internationale, le maintien au pouvoir et la fuite en toute impunité du gouvernement intérimaire rwandais.
63 Tant que le rôle éventuel de Français dans la décision ou l’exécution de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana n’est pas élucidé, il est délicat de peser les poids respectifs des ordres officiels et des ordres discrets. Moyennant cette (importante) réserve, au vu de ce qui a été publié jusqu’à ce jour, le nombre et l’effet des ordres discrets au Rwanda sont plutôt inférieurs à ceux de bien d’autres pays de la Françafrique. Stephen Smith, le journaliste qui, à partir de mars 1993, a personnifié le soutien à la politique française au Rwanda, l’exprime lucidement : « Par rapport à l’interventionnisme militaire à Bangui, par rapport au tunnel reliant la résidence présidentielle à Abidjan à l’ambassade de France, par rapport au périmètre de turpitudes financières qu’est le Gabon, les relations entre Paris et Kigali étaient plutôt banales, moins entachées de “magouilles” et de familiarités, peu court-circuitées par des “réseaux”. Seulement, au pays des Hutus et des Tutsis, le néocolonialisme ordinaire de la France a pavé le chemin du génocide. »74
64 Ainsi, par la grâce d’une Constitution hyper-présidentielle, le fonctionnement de routine de l’État français s’est avéré compatible avec une politique étrangère désastreuse, et c’est bien là que le bât blesse. Il serait naïf de penser que la politique françafricaine de nos dirigeants est sans conséquences sur la politique française tout court. Les mauvaises habitudes prises concernant l’Afrique affaiblissent la démocratie en France. Car ce que nous voyons à l’œuvre, c’est le mépris de nos gouvernants pour la démocratie, en France comme ailleurs. La démocratie, impliquant une alternance potentielle des personnes au pouvoir, fait courir un risque pour les « intérêts français » dans le pré carré. Au Rwanda, conformément au postulat que les Rwandais voteraient selon leur « ethnie » plutôt que selon leurs idées, cela s’est traduit par un soutien aux thèses des extrémistes plutôt qu’à celles des démocrates.
L’évolution dans le sens de la dégradation
65 Depuis 1994, l’influence des militaires sur la politique africaine de la France s’est encore renforcée. Selon un historien militaire, le commandant Rachid Hagrouri, les opérations militaires en Afrique sont essentiellement préparées au ministère de la Défense, l’état-major étant l’acteur décisif, tandis que le ministère des Affaires étrangères se limite à en assurer la promotion75. Cette éviction des politiciens et des diplomates largement indifférents par ces militaires volontaristes que sont le conseiller militaire du président de la République et le chef d’état-major des armées76, a été surnommée « la revanche des généraux77 ».
66 Parmi les recommandations, bien trop timides, émises par la mission d’information parlementaire de 1998, seules deux étaient réellement pertinentes. L’une, l’approbation parlementaire des accords de défense, n’a guère été soutenue et est restée lettre morte. L’autre est en place depuis la réforme de la Constitution en 2008 : toute intervention militaire extérieure doit donner lieu à une information au Parlement sous trois jours ; sa prolongation au-delà de quatre mois nécessite un vote, valable ensuite sans limite de durée78. Or, en pratique, la députée Isabelle Attard, l’une des deux à voter contre la « prolongation de l’engagement des forces aériennes au-dessus du territoire syrien », explique qu’elle refuse de signer un tel « chèque en blanc », puisque « les parlementaires n’ont reçu aucun dossier, aucun élément, aucun chiffre, ni même un mail pour justifier cette décision79 ». Quant à l’opération Barkhane au Sahel, malgré des demandes répétées pour qu’elle soit l’objet d’un débat, cela n’a pas été le cas80.
67 Le culte de l’État, d’abord royal, puis impérial, ensuite colonial, aujourd’hui néocolonial, marque la mentalité des décideurs français et imprègne en profondeur l’imaginaire social et l’appareil d’État. Rien ne laisse présager que cet imaginaire se modifiera de lui-même. L’évolution récente va plutôt en sens contraire, pour ce qui est de notre rapport collectif à l’État. On constate un dangereux renforcement du pouvoir et de l’immunité du président de la République81. Quant aux membres des forces spéciales, depuis 2011 leur anonymat est strictement protégé par la loi, y compris quand ils sont concernés par une procédure judiciaire en tant que témoins82. Ces procédures seront de plus en plus rares, car, depuis 2013, seul le parquet (soumis au pouvoir exécutif), et non plus les victimes, peut engager des poursuites contre des militaires français engagés dans des opérations extérieures83.
68 Le secret défense continue à couvrir les décisions des gouvernants84 et à entraver l’action des juges, à qui on ne laisse lire que les documents les moins embarrassants85. Il se renforce, et les journalistes qui tentent d’informer se font intimider, comme dans le cas des ventes d’armes françaises utilisées contre les civils au Yémen86. Les résistances à l’ouverture des archives sur différents dossiers sensibles, notamment le Rwanda87, résistances qui traversent l’appareil d’État depuis le président de la République et le Conseil constitutionnel88 jusqu’aux services de certains ministères et à des juridictions de base, constituent un mécanisme discret mais efficace de protection des gouvernants face aux gouvernés.
Quelles leçons tirer ?
69 Dans un débat citoyen d’une telle importance, l’historien a toute sa place et peut jouer un rôle significatif. D’abord via la recherche, et notamment sur les zones d’ombre qui subsistent, que la justice n’éclaire pas. Ensuite via l’enseignement et la diffusion dans l’opinion des connaissances acquises.
70 Cela peut aboutir à la double reconnaissance de la complicité de génocide : celle de l’État français sur le plan politique et celle d’individus sur le plan judiciaire. La levée du secret défense sur les interventions militaires françaises au Rwanda, et plus généralement la fin de la culture du secret qui protège les gouvernants contre leurs gouvernés, peut favoriser à la fois la recherche historique et le développement de contre-pouvoirs démocratiques.
71 Laissons le mot de la fin à Jeannette Ayinkamiye, 17 ans : « Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs, si la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas. »89
72 NB : de nombreux documents cités ici sont mis en ligne par Jacques Morel et Aymeric Givord sur le site , où ils sont librement accessibles.
NOTES
1. TPIR Akayesu 96-4-T, 2 septembre 1998, § 537 ; Kamuhanda 9954AT, 22 janvier 2003, § 597.
2. TPIR Furundzija IT9517/1T, 10 décembre 1998, § 235 et 249.
3. TPIR Akayesu 96-4-T, 2 septembre 1998, § 537 ; Kayishema et Ruzindana 951A, 1er juin 2001,
§ 186 ; Semanza 97-20-T, 15 mai 2003, § 395.
4. TPIR Akayesu 96-4-T, 2 septembre 1998, § 545 ; Musema 96-13, 27 janvier 2000, § 183 ; Bagilishema 95-1A-T, 7 juin 2001, § 71 ; Semanza 97-20-T, 15 mai 2003, § 388 ; Ntakirutimana 9610A, 13 décembre 2004, § 501.
5. Chambre criminelle de la Cour de cassation, 23 janvier 1997.
6. < https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/nos-actions-en-justice/article/
nos-actions-judiciaires-concernant-le-genocide-des-tutsis-au-rwanda>.
7. Arte, Reportage « Rwanda : le silence des mots », 23/04/2022, réalisé par Gaël Faye et Michael Sztanke, .
8. François Graner, « L’attentat du 6 avril 1994 : l’hypothèse de tireurs et/ou décideurs français vue à travers les textes des officiers français », La Nuit rwandaise, n° 8, 2014, p. 65-112.
9. Raphaël Doridant, « Quand Paris exfiltrait le gouvernement génocidaire rwandais », 23 mars 2021, sur .
10. Olivier Thimonier, « Aux sources de la coopération franco-rwandaise », Golias, mars-avril 2005, no 101.
11. Lieutenant-colonel Olivier Tramond, Note n° 10058/SGDN/EDS/CD, « Rwanda : état des lieux 10 mois après la guerre civile », 28 avril 1995.
12. Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, Paris, Nil Éditions, 2001, p. 163.
13. Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, op. cit., p. 256.
14. Colonel Éric de Stabenrath, dans Laurent Larcher, Rwanda, ils parlent. Témoignages pour l’histoire, Paris, Seuil, 2019, p. 377.
15. François Soudan, « Le “devoir sacré” d’Édouard Balladur », Jeune Afrique, 2 juin 1994.
16. François Mitterrand, Politique, Paris, Fayard, 1977, p. 53.
17. Jean-François Bayart, La Politique africaine de François Mitterrand, Paris, Karthala, 1984, p. 52 ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique (1948-1971), Paris, La Découverte, 2016, p. 92-96. Lire aussi Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, 2019 ; Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat, Thomas Deltombe, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021.
18. Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Seuil, 2007, p. 32 et 34.
19. Jean Lacouture, Mitterrand, Une histoire de Français, t. 2, Paris, Seuil, 1998, p. 454-458 et p. 466, citant Jacques Attali, Verbatim III, Paris, Fayard, 1995.
20. Jean-François Bayart, La Politique africaine de François Mitterrand, op. cit., p. 52 ; Philippe Marchesin, « Mitterrand l’Africain », Politique africaine, no 58, 1995.
21. François Mitterrand, Politique 2. 1977-1981, Paris, Fayard, 1981, p. 12.
22. François Mitterrand, Libres. Journal des anciens prisonniers de guerre, 24 juin 1945, cité par Catherine Nay, Le Noir et le Rouge, ou l’histoire d’une ambition, Paris, Grasset, 1984, p. 251.
23. François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française. Indochine-Tunisie, Mulhouse, Rencontre, 1982, p. 33 (1re édition : Paris, Julliard, 1953).
24. Bruno Delaye, Note au président Mitterrand (« Rwanda, mission à Kigali et Kampala »), 15 février 1993.
25. Discours de Biarritz, 8 novembre 1994.
26. Henry Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1996, p. 123.
27. Après l’attentat du 6 avril 1994, le conseiller militaire de Mitterrand, le général Quesnot, plaide sans succès pour l’envoi de troupes au Rwanda pour une opération musclée contre le Front patriotique. Édouard Balladur tranche en faveur d’une opération essentiellement dédiée à l’évacuation des ressortissants européens. Voir Olivier Lanotte, La France au Rwanda (1990-1994), entre abstention impossible et engagement ambivalent, Berne, Peter Lang, 2007, 533 p.
28. Général Jean Varret dans le film de Jean-Christophe Klotz, Retour à Kigali, une affaire française, Les Films du poisson, 2019, 21e minute.
29. Général Christian Quesnot, dans le film de Jean-Christophe Klotz, Retour à Kigali, une affaire française, film cité, 23e minute.
30. Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), Paris, La Découverte, 2007 ; Jean-Dominique Merchet, Une histoire des forces spéciales, Paris, Jacob-Duvernet, 2010, p. 134.
31. Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire, op. cit., p. 43.
32. Ibid., chapitre 9.
33. Ibid., p. 15.
34. Commandant Grégoire de Saint-Quentin, « Retour à la guerre révolutionnaire ? », Défense Nationale, octobre 1997, p. 105-111.
35. François Crétollier (dir.), Le Crapuleux destin de Robert-Bernard Martin. Bob Denard et le Rwanda, rapport de l’association Survie, 2018.
36. Rwanda, les mercenaires invisibles. Les archives de la DGSE délaissées par la commission Duclert, rapport de l’association Survie, 2022.
37. Commandant Grégoire de Saint-Quentin, « Mercenariat et mutations stratégiques », Défense nationale, avril 1998, p. 34-44. La France a considéré que la Convention internationale de 1989 contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires était rédigée de façon inadaptée et a créé en 2020 un groupe interministériel d’étude de cette question.
38. Général Jean-Claude Lafourcade et Guillaume Riffaud, Opération Turquoise, Rwanda 1994, Paris, Perrin, 2010, p. 68.
39. Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, op. cit., p. 333.
40. Éric Micheletti, Le COS. Commandement des opérations spéciales, Paris, Histoire et collections, 1999, p. 28.
41. Jean-Dominique Merchet, Une histoire des forces spéciales, op. cit., p. 177.
42. Ibid., p. 136.
43. Entretien de François Graner avec l’adjudant José de Pinho, 3 janvier 2016.
44. Grégoire de Saint-Quentin, « Pourquoi les forces spéciales ? », Défense nationale, juillet 1999, p. 60-71.
45. François Graner, Le Sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi, Mons, Tribord, 2014.
46. Philippe Chapleau, Jean-Marc Marill (dir.), Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française, ministère des Armées-ECPAD, Paris, Nouveau-Monde, 2018.
47. François Crétollier (dir.), Le Crapuleux destin de Robert-Bernard Martin, op. cit.
48. Général Christian Quesnot, note au président Mitterrand, « Entretien avec le chef de l’État intérimaire du Rwanda », 6 mai 1994.
49. Sénat de Belgique, Rapport fait au nom de la commission d’enquête concernant les événements du Rwanda, 7 janvier 1997.
50. Témoignages recueillis par l’auteur.
51. Olivier Lanotte, La France au Rwanda (1990-1994), op. cit.
52. Entre autres : David Ambrosetti, Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Pierre Chrétien, Catherine Coquio, Hélène Dumas, François Graner, Marie-Odile Godard, André Guichaoua, Aurélia Kalisky, Charlotte Lacoste, Bernard Lugan, Rafaëlle Maison, Jacques Morel, Gabriel Périès, Géraud de la Pradelle, Gérard Prunier, François Robinet, Damien Roets, Olivier Thimonier, Claudine Vidal... Mes excuses à celles et ceux que j’oublie.
53. Rafaëlle Maison, « Que disent les “Archives de l’Élysée” ? », Esprit, mai 2010, p. 135-159.
54. Laurence Dawidowicz, Raphaël Doridant et François Graner, « Nouveau procès à Paris », Billets d’Afrique et d’ailleurs, n° 258, juin 2016.
55. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Paris, Armand Colin, 2021.
56. Martin Mourre, Florent Piton et Nathaniel Powell, « Enquêter sur la France au Rwanda en contexte militant. Entretien avec François Graner », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, dossier « Au-delà du rapport Duclert », novembre 2021, p. 102-117.
57. Vincent Duclert, « Archives orales et recherche contemporaine. Une histoire en cours », Sociétés et représentations, n° 13, avril 2002, p. 69-86.
58. Colonel André Ronde, entretien avec Laure de Vulpian, France Culture, « Journal de 8 heures », 7 avril 2016.
59. Antoine Bosshard, « Rwanda. La mission Quilès blanchit la France de toute implication dans le génocide », Le Temps, 16 décembre 1998.
60. Franck Nouchi, « Au nom du peuple français... », lemonde.fr, 26 février 2010.
61. Président Emmanuel Macron, discours au mémorial du génocide contre les Tutsis, Gisozi, Kigali, Rwanda, 27 mai 2021.
62. Survie, « Coup de projecteur sur Agathe Kanziga », 6 novembre 2020, sur survie.org.
63. Pierre Lepidi, « Le long chemin de la justice française face au génocide des Tutsi », Le Monde, 25 juin 2022.
64. François Graner, « Attentat : l’enquête n’aura pas lieu », Billets d’Afrique, n° 316, avril 2022.
65. Jean-Franklin Narodetzki, Nuits serbes et brouillards occidentaux, Paris, L’Esprit frappeur, 1999.
66. François Graner, « Le Rwanda, la Bosnie et l’amiral Lanxade », La Nuit rwandaise, n° 9, mai 2015, p. 345-368.
67. Assemblée nationale, mission d’information commune sur les événements de Srebrenica : rapport d’information, 22 novembre 2001.
68. Une partie de cette section est issue d’un long entretien de l’auteur avec Pierre Brana, 3 juin 2015.
69. Jean-Franklin Narodetzki, « Les lavandières du Parlement », dans Des crimes contre l’humanité en République française (1990-2002), Paris, L’Harmattan, 2006, textes réunis par Catherine Coquio en collaboration avec Carol Guillaume, p. 163-186.
70. Guillaume Ancel, Vent glacial sur Sarajevo, Paris, Les Belles Lettres, 2017.
71. Florence Hartmann, « Justice ou injustice internationale ? », La Nuit rwandaise, n° 10, 2016, p. 123-149.
72. Hubert Védrine, « Hutus et Tutsis : à chacun son pays », Le Point, 23 novembre 1996.
73. Allocution de François Mitterrand, 10 juin 1994, 50e commémoration du massacre des 642 victimes d’Oradour-sur-Glane.
74. Stephen Smith, « Les conclusions de la mission parlementaire sur le génocide de 1994 », Libération, 16 décembre 1998.
75. Commandant Rachid Hagrouri, « Les politiques de sécurité et les mécanismes de gestion des crises en Afrique », Mémoire du collège interarmées de défense et université Paris II, mars 2007, p. 12.
76. Jean-Claude Guibal et Philippe Baumel, « La stabilité et le développement de l’Afrique francophone », rapport d’information no 2746, commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, 6 mai 2015, p. 139.
77. Grégory Daho, « L’érosion des tabous algériens, une autre explication de la transformation des organisations militaires en France », Revue française de science politique, vol. 64, février 2014, p. 57.
78. Lena Yello, « Domaine réservé du président : la gauche attendue au tournant », Billets d’Afrique et d’ailleurs, no 210, février 2012 ; voir également les débats au Sénat, 28 janvier 2009, disponible sur .
79. Isabelle Attard, « Pour une lutte efficace contre le terrorisme, je ne signerai pas de chèque en blanc au gouvernement », 25 novembre 2015, disponible sur .
80. Yanis Thomas, « Les opérations Sabre et Barkhane en violation de la Constitution », Billets d’Afrique et d’ailleurs, no 243, février 2015.
81. Loi constitutionnelle no 2007-238 du 23 février 2007.
82. Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, no 2011-267, 14 mars 2011.
83. Raphaël Granvaud, « Permis de tuer pour les militaires en Opex », Billets d’Afrique et d’ailleurs, no 230, décembre 2013 ; Mathieu Lopes, « Les anciens du Rwanda pourront dormir tranquille », Billets d’Afrique et d’ailleurs, no 230, décembre 2013.
84. .
85. François Graner, « Secret défense ou déraison d’État ? », Billets d’Afrique et d’ailleurs, n° 273, décembre 2017-janvier 2018.
86. Mohammed Huwais, « Armes françaises au Yémen : 37 rédactions soutiennent les journalistes convoqués par la DGSI », AFP, 25 avril 2019.
87. François Robinet, « L’archive retrouvée. Enquêter sur le rôle de la France au Rwanda », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 69, 2022, p. 40-55.
88. François Graner, « Génocide des Tutsis du Rwanda : les “Sages” se posent en gardiens des secrets de la Mitterrandie », 15 septembre 2017, sur .
89. Témoignage recueilli en 1999 à Nyamata par Jean Hatzfeld, dans Le Nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000, 233 p.