Fiche du document numéro 32931

Num
32931
Date
Vendredi Septembre 2023
Amj
Auteur
Taille
901245
Titre
Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte, 2018, 275 p., ISBN 978-2-7071-9068-0 [Recension d'ouvrage]
Page
213-215
Nom cité
Source
Extrait de
Revue d’histoire moderne & contemporaine 2023/3 (n° 72)
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
L’ouvrage de Florent Piton est, à plus d’un titre, indispensable. D’abord parce qu’il vient combler un manque : il n’existait jusque-là aucune synthèse de qualité consacrée à l’histoire du génocide perpétré contre les Tutsi rwandais. Ensuite, par la clarté et la rigueur du propos qui constituent une excellente entrée pour tout lecteur désireux de découvrir et comprendre les mécanismes qui ont amené à l’assassinat de 800 000 à plus d’un million de Tutsi entre avril et juillet 1994. Les nombreux documents, cartes, encadrés, tableaux, mais aussi l’index des personnes, la liste d’acronymes, le glossaire des termes en kinyarwanda, comme les repères chronologiques qui accompagnent le texte en font un très solide outil de travail. C’est à un jeune doctorant qu’avait été confiée la responsabilité de cet ouvrage publié en 2018. Spécialiste des mobilisations sociales et politiques au Rwanda des années 1930 jusqu’au génocide, l’auteur a depuis soutenu une thèse remarquée.

Le livre fait le choix de replacer l’histoire du génocide dans le temps long. Les trois premiers chapitres sont en effet consacrés à la colonisation puis à l’indépendance du pays et au temps de la guerre de 1990 à 1994 qui « allait créer une dynamique en dehors de laquelle on ne peut comprendre le processus génocidaire » (p. 69). Le risque serait de céder ici à une lecture téléologique et mécaniste : l’auteur souligne justement, dès l’introduction, la nécessité « de travailler à l’articulation du temps long – celui de l’émergence du front racial ou ethnique – et du temps court – celui de la mise en acte du racisme par les pratiques de cruauté » (p. 11). Chassant nombre d’idées reçues, à commencer par celle réduisant le génocide à une prétendue lutte « inter-ethnique », et s’appuyant sur un savoir consolidé grâce à une riche historiographie, il montre que son déclenchement ne relève ni d’un accident, ni de quelque fatalité. Attentif aux pratiques sociales comme discursives, en scrutant le vocabulaire et son évolution, F. Piton expose par quelles étapes se fabriquent les catégories ethno-raciales « hutu » et « tutsi » et comment elles sont progressivement mobilisées dans le cadre d’une racialisation des rapports sociaux. Croisant temporalités et échelles, il est attentif à la façon dont clivages « ethniques » et régionalistes s’entremêlent. Des séries d’exemples localisés permettent de prendre la mesure des continuités et des ruptures, des effets de seuil entre les logiques d’épuration des pogroms qui jalonnent l’histoire des deux Républiques et la logique proprement génocidaire du printemps 1994. Nyamata, lieu d’exil dont l’église fut le lieu de massacres le 10 avril 1994, permet ainsi « à la fois de tracer un fil entre les évènements du printemps 1994 et les premières violences de novembre 1959, et en même temps de cerner différents degrés ou paliers successifs dans la logique d’exclusion des Tutsi » (p. 42).

Les chapitres 4 et 5 sont directement consacrés à « ce temps-là » (icyo gihe) du génocide et à ses acteurs ; le chapitre VI propose une riche réflexion sur la sortie du génocide et ses enjeux judiciaires et mémoriels. Dans un remarquable équilibre, l’ouvrage dévoile les rouages d’un génocide qui s’est déroulé à la conjonction de dynamiques verticales et horizontales. Les civils se sont fait les relais de la violence planifiée et instaurée par l’État depuis le gouvernement jusqu’à l’administration locale, en passant par l’armée et les milices. Des mises au point sont apportées sur ce « génocide des voisins » commis dans la proximité des espaces du quotidien, sur les pratiques de violences (qu’il s’agisse de massacres collectifs, de tueries ciblées ou des expéditions punitives menées par les bandes de tueurs – ibitero – sillonnant les collines), la « multiplicité des transgressions » (massacres intrareligieux et intra-familiaux, rôle des femmes et enfants, viols systématiques) et « l’expérience tutsi pendant le génocide ».

Accompagnée d’une sélection de témoignages, d’œuvres de fiction et d’une filmographie, la très riche bibliographie, de près de 300 titres, permet de mesurer l’ampleur du travail réalisé par F. Piton pour nourrir ce livre. Il puise tout à la fois dans des travaux pionniers, récents, en cours et parfois inédits de chercheurs rwandais tels que D. Gishoma, C. Mironko ou R. Nkaka. Si certaines parties trahissent un déséquilibre de l’état d’avancement de l’historiographie, à l’image de la question des responsabilités françaises et internationales pour lesquelles la littérature scientifique n’est pas aussi avancée que la littérature militante, on peut parfois regretter que F. Piton n’ait pas disposé de la place nécessaire pour expliciter certains débats historiographiques (on renverra à ce titre à son article « Identifier, haïr, exterminer », Revue d’histoire Contemporaine de l’Afrique, 2021). La recherche actuelle sur le sujet est notamment traversée de débats sur l’importance accordée à l’idéologie, aux profils des tueurs et à leurs motivations. Ces dernières sont ici résumées comme étant « autant idéologiques qu’instrumentales » (p. 107) : seule l’estimation du nombre de génocidaires donne à l’auteur l’occasion de véritablement proposer une lecture critique des travaux sur le sujet. Mais il s’agit moins là d’une réserve que d’un regret lié au format et au cahier des charges éditorial du livre. On peut faire le pari que cet ouvrage est appelé à devenir un classique et formuler le vœu d’une prochaine réédition actualisée qui permettra justement de mesurer le dynamisme de ce champ de recherche.

Samuel Kuhn

Lycée de la Versoie

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