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« On vit chez les fous ! » Voilà l’analyse profonde qu’Emmanuel Macron a partagée avec les ambassadeurs, réunis en conférence annuelle, à propos de ce qu’il nomme une « épidémie de putschs » en Afrique. Et ce, avant même que ne survienne un nouveau coup au Gabon, fief s’il en est de la France au sud du Sahara.
Les « fous » en question seraient les adeptes de « cette alliance baroque de prétendus panafricains avec des néo-impérialistes ». La Chine, la Turquie et la Russie taillent des croupières à la France sur le continent.
La vérité oblige à dire que la condescendance, la paresse de pensée, l’incohérence des choix politiques et le mépris pour les règles culturelles de la bienséance en vigueur au sud du Sahara dont a fait preuve le président de la République, du haut de son extrême jeunesse et de son inexpérience diplomatique et militaire, n’ont pas peu contribué aux avanies que subit l’influence française dans cette partie du monde. Il est aussi vrai que, s’il a donné le pire de ce que peut être une politique étrangère, ses prédécesseurs n’en avaient pas donné le meilleur.
La France, depuis l’espérance vite déçue de l’élection de François Mitterrand, en 1981, n’est jamais parvenue à remplacer le pacte postcolonial de la « Françafrique », noué dans les années 1950 et reconduit par le général de Gaulle, mais qui s’était progressivement évidé, à partir des années 1970, sous la pression des accords commerciaux entre l’Europe et l’Afrique, des programmes d’ajustement structurel et des lois antimigratoires.
Aucun autre projet de partenariat n’a été proposé, qui aurait tenu compte du rajeunissement démographique, des attentes démocratiques, de l’aggravation des inégalités sociales et des contraintes de la globalisation néolibérale. Paris s’est contenté de ravauder un habit qui tombait en lambeaux. Aujourd’hui, le roi est nu.
La succession des putschs en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Gabon – sans oublier les coups de force constitutionnels au Tchad et en Tunisie, qui ont parachevé la restauration autoritaire – éclaire d’un jour cruel le désarroi de la diplomatie française. Mais ces interventions militaires ne sont pas identiques. Dans le Sahel, elles surviennent dans un contexte de guerre civile, renversent des présidents élus dans des conditions acceptables, revêtent une orientation nationaliste affirmée.
Accents shakespeariens
Au Gabon – et sous réserve d’inventaire –, il s’agit d’une simple révolution de palais. Elle permet au chef de la garde républicaine d’écarter Ali Bongo, qu’un AVC avait diminué et dont la légitimité, déjà très faible, se vit définitivement ruinée par le grossier trucage de l’élection présidentielle du 27 août. Sans que l’on puisse l’affirmer, l’armée française a sans doute été prévenue de l’imminence du putsch. En tout cas les nouveaux maîtres de Libreville n’ont pas (encore ?) entonné la ritournelle antifrançaise de leurs homologues maliens, burkinabés et nigériens.
Dans la mesure où le nouveau président est un cousin des Bongo, réputé très proche de Pascaline – la fille d’Omar Bongo, à laquelle son frère Ali avait ravi le pouvoir à la mort de leur père, en 2009 –, le coup gabonais a une teneur shakespearienne. Il constitue la convulsion d’un Etat familial, catégorie politique dont l’Afrique n’a pas le monopole.
Dans l’immédiat, rien d’inquiétant donc au Gabon pour la France, sinon un inconfort de prestige. Néanmoins, il se pourrait que la reproduction de la domination familiale des Bongo attise la colère de la rue, frustrée de la probable victoire du candidat de l’opposition à l’élection présidentielle du 27 août. La cible en serait inévitablement la France, tant celle-ci s’est enfermée dans son rôle de soutien inconditionnel de la dynastie. Et la junte, pour se dédouaner, pourrait alors emprunter à son tour un discours nationaliste et anti-impérialiste au détriment de l’ancien colonisateur.
Par ailleurs, le putsch gabonais laisse mal augurer de la prochaine succession des inamovibles présidents Paul Biya au Cameroun et Denis Sassou-Nguesso au Congo, deux pays à forte conscience nationaliste.
En attendant, la mollesse de la condamnation du putsch par Emmanuel Macron, qui contraste avec la dureté de sa réaction à l’encontre de la junte nigérienne, donne une fois de plus le sentiment d’un « deux poids, deux mesures ». Un coup d’Etat est inadmissible quand il nuit aux intérêts de la France, comme au Mali, au Burkina Faso et au Niger, et péché véniel quand il ne les dessert pas, comme au Tchad, en Tunisie ou au Gabon.
La politique africaine du président de la République est illisible. Son compagnonnage en trompe-l’œil avec Achille Mbembe, ses œillades électoralement intéressées à l’égard de la diaspora afro-descendante ne peuvent lui donner une cohérence ni désamorcer la rage antifrançaise (et plus largement anti-européenne) qu’a nourrie depuis quarante ans une politique antimigratoire toujours plus dure, plus contraire aux intérêts bien compris des deux continents, et plus criminelle.
La France écarquille les yeux devant les fadaises complotistes que colportent les influenceurs stipendiés du Kremlin. Mais à force de fermer son territoire aux intellectuels, aux artistes, aux étudiants africains, elle a ruiné ses positions et laissé le champ libre à d’autres discours, à d’autres imaginaires. Tel a été le prix de la mort de la « Françafrique » qui reposait, entre autres, sur la libre circulation des gens.
Révolutions conservatrices
Les dirigeants (et une bonne part des médias) français se sont ainsi bornés à des représentations superficielles des sociétés africaines qui fleurent un colonialisme éculé. Nicolas Sarkozy en avait donné une illustration caricaturale avec son funeste discours de Dakar, en 2007.
Mais, sous couvert de modernité et de start-up imperialism, Emmanuel Macron demeure prisonnier des mêmes clichés, des mêmes errements. Imagine-t-on le président des Etats-Unis ou de Russie admonester les femmes françaises au sujet du nombre d’enfants qu’elles font ou ne font pas. C’est ce qu’osa le Président français à l’endroit des femmes nigériennes…
Surtout, il endosse la baisse arbitraire de 50 % des visas délivrés au Maghreb qu’a décrétée Gérald Darmanin en 2022 et dont les conséquences ont été immédiatement dévastatrices sur l’image de la France. Il continue de parler de « lutte contre le jihadisme » alors que celui-ci révèle d’abord une crise agraire à laquelle a contribué le modèle de développement qu’appuie la France.
Il parle de « folie » à propos d’une révolution conservatrice qui balaye en profondeur le continent, en fortes affinités électives avec des mouvements politico-culturels similaires en Russie, en Chine, en Inde, en Turquie, en Iran, en Pologne, en Hongrie, et dont le reflux aux Etats-Unis et au Brésil n’est peut-être que temporaire.
Car tel est sans doute le dénominateur commun de cette « épidémie de putschs » en Afrique. Les militaires, tout comme certains présidents civils, tels que Yoweri Museveni en Ouganda ou Paul Biya au Cameroun, surfent sur cette combinaison, point si « baroque » que cela, entre l’adhésion à des valeurs culturelles dites traditionnelles – l’homophobie et le virilisme étant des marqueurs universels de ces régimes – et la soif de modernité et d’accès à la globalisation.
Révolutions conservatrices, donc, dont le carburant, comme entre les deux guerres en Europe, est le ressentiment : en l’occurrence, en Afrique, à l’encontre de l’esclavagisme, de la colonisation, de l’ajustement structurel, du racisme antimigratoire dont on rend responsable un Occident honni, faute de pouvoir être encore aimé ou admiré.
Et – souvent au son du rap, fût-il religieux – une bonne part de la jeunesse africaine, ignorante des turpitudes des dictatures militaires des années 1960-1980, marche dans la combinaison, et même la combine, que leur proposent les officiers putschistes.