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Un enchevêtrement d'ossements et de lambeaux de vêtements couvre le sol. Un thermos, une chaussure. «On pourrait reconnaître les gens, mais il n'y a plus assez de rescapés pour les réclamer.» Marc Sabimana, le gardien de l'église de Ntarama, passe le doigt sur un crâne fendu. «Machette», murmure-t-il. Deux ans après le génocide, rien n'a été touché à l'intérieur des bâtiments éventrés par les massues. Les restes des 5.000 personnes qui avaient cherché refuge dans l'église de brique gisent dans le silence d'un petit bois d'eucalyptus. Un mémorial de fortune abrite des crânes, disposés sur des branchages contre lesquels se dessèchent quelques couronnes mortuaires. Ntarama fut l'un des premiers sites du génocide d'avril 1994. Ensuite, les miliciens et les militaires des Forces armées rwandaises prirent la piste de latérite vers Nyamata, à 5 km de là.
La commémoration du second anniversaire du génocide ne donnera pas lieu à de grandes cérémonies dans la région. Des cérémonies, il y en a tous les jours, au fur et à mesure que les pluies ramènent les ossements à fleur de terre. Ces jours-là, les survivants font passer une annonce à la radio et convient à un véritable enterrement.
Toujours pas de coupable
Située à une heure de route au sud de Kigali, Nyamata et ses marais ont d'abord été un lieu de déportation pour les Tutsis. Dans les années 60, la bourgade est devenue une ville commerçante, les champs ont grignoté la forêt, attirant des Hutus à l'étroit sur les terres du Nord. Il y eut des tueries organisées, en 1959, en 1963, en 1992 aussi. Mais rien à voir avec le génocide de 1994 qui a décimé en quelques jours la quasi-totalité de la population. Des centaines de milliers de morts. Et toujours pas de coupable.
Au-delà de la route bordée de maisons basses et défraîchies qui résument le «centre commercial», quelques hommes s'escriment à enquêter sur ce qui s'est passé en ce mois d'avril 1994. Trois pièces sommairement meublées devant lesquelles attendent une dizaine d'hommes : c'est le parquet. Le substitut du procureur n'est en fonction que depuis décembre. Il est assisté de neuf inspecteurs de police judiciaire qui se relaient pour examiner les plaintes qui affluent au rythme d'une quarantaine par semaine. Toutes, ou presque, concernent des actes liés au génocide.
Dans la pénombre d'une pièce, deux inspecteurs transcrivent à la machine à écrire les réponses des suspects. «Un millier de personnes interrogées et toujours les mêmes réponses», soupire le substitut. L'un des suspects, un fonctionnaire aux cheveux grisonnants, claironne qu'il n'a rien à se reprocher, qu'il est heureux de répondre à la justice. L'autre, un jeune élégant, chômeur, plaisante avec l'inspecteur. «D'après ce qu'ils disent, ils sont innocents, résume un policier. On devrait aller vérifier sur le terrain, mais les moyens nous manquent. Les trois motos sont en panne.» Certains, dit-il, avouent facilement, mais disent alors qu'ils ont été poussés par le gouvernement. Ou par le bourgmestre. «Bref, ils se déchargent, ils ne se sentent pas responsables.» Ceux-là sont envoyés à la prison centrale ou au cachot qui jouxte la mairie, juste en face du Tribunal. Une centaine de personnes croupissent là en attendant que leur dossier soit constitué. «De toute façon, on ne peut pas les juger puisqu'il n'y a pas de magistrat», conclut le substitut.
L'obstruction politique
Promis pour 1995, puis annoncés pour le mois d'avril de cette année, les procès sont reportés à une date non précisée. La réorganisation de l'appareil judiciaire est pourtant en bonne voie. Les membres du Conseil supérieur de la magistrature ont enfin été désignés début avril, et vont pouvoir nommer des juges. Quelque 300 magistrats ont été sommairement formés, avec l'aide de la communauté internationale, pour soutenir ceux qui ont survécu au génocide et ne sont pas emprisonnés. La dernière mouture du projet de loi organisant les poursuites des infractions liées au génocide devrait être enfin adoptée par le Conseil des ministres. Reste à faire voter le texte au Parlement, et c'est là que le bât blesse. Le débat sur les procès du génocide est devenu un enjeu politique entre la frange la plus extrémiste du régime, pour qui tout suspect est un criminel en puissance, et les «légalistes».
L'obstruction au Parlement n'est pourtant que l'un des aspects de la bataille à venir. L'autre est celui de la sécurité des justiciers et des justiciables. La Ligue rwandaise des droits de l'homme, présidée par l'ex-ministre de la Justice, Alphonse-Marie Nkubito, Amnesty international ou le rapporteur des Nations unies pour les droits de l'homme ont à plusieurs reprises attiré l'attention du gouvernement sur les pressions et les exactions dont sont victimes certains magistrats et inspecteurs de police judiciaire. Le meurtre ou la disparition de suspects innocentés et libérés, enfin, ne sont pas faits pour encourager la réconciliation nationale, ni les Rwandais qui, réfugiés hors du pays, attendent le retour à l'État de droit. Conséquence : le gonflement de la population carcérale. Selon le Comité international de la Croix-Rouge, 69.000 détenus, contre 28.000 il y a un an, attendent d'être jugés dans les 14 prisons et quelque 260 lieux de détention du pays.
Amertume et douleur
A Nyamata, le parquet a un souci de plus. L'armée du FPR multiplie les contrôles d'identité dans la région. Et emprisonne les sans-papiers. Pendant ce temps, de simples citoyens vivent dans l'amertume et la douleur de ceux qui savent qu'ils n'obtiendront pas justice. Depuis son retour des camps, Joséphine n'est pas retournée au village. Pour ne pas croiser le meurtrier de ses parents. Faute de témoin, elle ne portera pas plainte. Il vit tranquillement en famille. Elle partage une pièce avec une veuve, loin des champs qui lui permettraient de survivre.
Les vitres brisées de l'église laissent passer les oiseaux. Le temps n'a pas effacé les traînées de sang sur les murs. Au fond de l'église, les restes des victimes sont conservés dans des sacs-poubelles. «Bientôt, on fixera un jour pour les enterrer», dit Eugène. Mais c'est encore trop tôt, il a peur qu'à force de remettre les corps en terre, les morts soient absents des tribunaux. «J'avais trois sœurs et quatre frères. Maintenant, j'ai une soeur et un frère. Vous comprenez, la justice peut se faire, mais elle n'effacera pas de la tête des gens qu'ils ne seront plus jamais les mêmes.»