Nestor Bidadanure : Il y avait bien évidemment une grande émotion. On se disait aussi que c’était le couronnement d’une longue lutte, à l’intérieur de l’Afrique du Sud et au niveau international, parce qu’il faut rappeler que l’ANC a été fondé en 1912. C’est le plus vieux mouvement de libération nationale africain. Et à ce moment, j’ai pensé à ces personnes qui ont créé l’ANC, en 1912, alors que toute l’Afrique était encore sous la colonisation. J’ai pensé aussi à tous ceux qui étaient morts dans la résistance. Dulcie September [représentante de l’ANC en France] a été assassinée à Paris. Il y a eu des gens comme Albert Lutuli, qui était le président de l’ANC qui avait eu le prix Nobel de la paix, des gens comme Neil Aggett, grand syndicaliste blanc sud-africain qui a été aussi assassiné. Je pensais à Victoria Mxenge, Steve Biko et plein d’autres. Et des gens qui, tout simplement à cause de l’âge, n’étaient plus là. Il ne fallait pas, à ce moment de grande joie et de mobilisation en Afrique du Sud et internationale, oublier ces personnes-là. Tout le monde se posait la question de l’état de santé de cet homme qui avait fait vingt-sept ans en prison et aussi de sa capacité, bien entendu, à comprendre la situation du monde après tant d’années d’isolement.
RFI : En voyant cette fameuse image où il sort de la prison avec Winnie Mandela, comment trouvez-vous Mandela ?
N.B : Il est vieux mais solide. J’ai beaucoup pensé à la lettre qu’il avait écrite, disant qu’il espérait, un jour, sortir de prison, main dans la main avec Winnie, et marcher jusqu’à Soweto où il avait vécu. On avait l’impression qu’à ce moment, le rêve était devenu réalité. Et aussi, ce qui m’a marqué, c’est la phrase qu’il va prononcer. Vous savez, quand il était devant les juges et qu’il risquait la peine de mort, il a prononcé cette phrase mémorable : « toute ma vie j’ai lutté contre la domination des Blancs sur les Noirs et j’ai lutté contre la domination des Noirs sur les Blancs. Je rêve d’une société libre où tout le monde vivrait en paix ». Et il disait : « s’il faut mourir, je suis prêt ». C’est la même phrase qu’il va prononcer vingt-sept ans après quand il sort de prison. C’est ça qui est extraordinaire. Grande continuité, mais aussi grande ouverture.
RFI : Pour vous, Mandela, c’est l’héritier de tout un mouvement sur ce plan là ?
N.B : Oui, l’ANC a toujours dû lutter pour une Afrique du Sud libre et démocratique, sans exclusion. Et dans le programme de l’ANC, le premier article dit : « L’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent ». C’est clair, ce qui était important dans l’histoire de la résistance contre l’apartheid, c’est que l’ANC s’est toujours opposé à une approche identitaire raciale. Dans l’ANC, il y avait des Blancs, des Noirs, des Indiens, des métis et c’était ça qui était important pour moi aussi. Il y avait tout le monde et il y avait des personnalités politiques blanches qui ont joué un rôle de premier plan, des gens comme Joe Slovo [leader du Parti communiste sud-africain]. Joe Slovo a joué un rôle très important parce que, à un moment donné, il était le dirigeant de la branche armée de l’ANC ; comme l’avocat de Mandela, Bram Fischer, qui est mort en prison ; et en prison, il y avait Mandela, Walter Sisulu, Govan Mbeki [père du futur président Thabo Mbeki], il y avait Mlangeni. Il y avait Denis Goldberg qui était blanc. Il y avait Kathrada qui est métis. Dans cette équipe de la direction de l’ANC, qui a été arrêtée et qui a été emprisonnée à vie, vous avez déjà toutes les composantes de l’Afrique du Sud. Le combat était contre le système, non pas contre les Blancs.
RFI : Votre rôle, pendant plusieurs années, ça a été de faire le tour de la France et d’informer ?
N.B : Faire le tour de la France avec des films, les projeter, expliquer aux gens ce qui se passait, leur dire que le peuple sud-africain était en train de résister contre un régime totalitaire, qu’il y avait beaucoup de points communs avec celui qu’ils avaient affronté en Europe, notamment durant la résistance contre le nazisme et contre le fascisme. C’est une très grande école. Ce qu’ils m’ont apporté, c’est une très grande capacité à travailler avec beaucoup de monde très différent, leur capacité à mobiliser au-delà des opinions étroites mobilisant un front large pour la résistance contre l’apartheid. Par exemple, en Afrique du Sud, le foyer démocratique, c’était presque 7.000 associations qui étaient rassemblées. Le mouvement syndical a été fédéré dans le Congrès des syndicats sud-africain (COSATU). Donc cette capacité, à la fois d’avoir des principes clairs mais de refuser ce sectarisme, ce fut une grande école pour moi.
RFI : Pour vous, que représente Nelson Mandela ?
N.B : Nelson Mandela pour moi, c’est d’abord le produit de cette longue histoire de la résistance sud-africaine parce qu’un homme ne tombe pas du ciel. Il a toujours dit, par exemple: « quand arrivera le moment du départ, quand j’arriverai de l’autre côté, je dirai à mes ancêtres et aux autres dirigeants que j’ai essayé. Et la première chose que je vais faire après, c’est de leur demander la carte de l’ANC ». Il s’est toujours positionné comme un militant discipliné de l’ANC.
Maintenant, Mandela c’est quelqu’un d’exceptionnel. En tant que président de l’ANC et président de l’Afrique du Sud, c’est vrai qu’il a été extraordinaire. Il fallait trouver les formes pour convaincre une partie des Blancs qui étaient encore persuadés que si l’ANC prennait le pouvoir, ils seraient exclus. Et il a réussi en posant beaucoup d’actes symboliques.
Je me rappellerai, par exemple, qu’une fois, quand il avait quitté la prison et qu’il était en pleine négociation, il est retourné en prison pour voir ses camarades qui étaient encore emprisonnés. Et en sortant de là, il a demandé d’aller voir les Blancs qui étaient en prison parce qu’ils faisaient partie de l’extrême droite blanche. Ils avaient tiré sur les membres de l’ANC, ils avaient plastiqué certains bâtiments publics. Il est parti devant et il a dit « je ne peux pas me substituer à la justice, je suis venu voir si vos droits en tant que prisonniers politiques sont respectés, parce que moi-même j’ai été dans votre situation ».
Mandela est tout à fait spécial. [Il a toujours su] trouver les mots, et aussi être capable de se mettre à la place de l’autre et de savoir que c’est bien de gagner, mais [que] le plus important, c’est faire en sorte que l’autre ne se sente pas en insécurité, qu’il sache qu’il a la possibilité de vivre en paix et en pleine dignité. Et c’est là, je pense, qu’il est assez spécial.