Citation
Rwanda 1994 : les mots pour le dire
[communication inédite présentée au XIXe Colloque de la Société d'Études françaises
d'Australie (ASFS) à Canberra en novembre 2011]
Trouver les mots, et surtout les mots justes, pour représenter et communiquer les
moments de l’histoire les plus cruels et les moins valorisants pour l’humanité n’est jamais tâche
facile pour les survivants, les témoins, ou encore pour les commentateurs extérieurs. Face aux
événements qui ont eu lieu au Rwanda entre avril et juillet 1994, les divers témoignages recueillis
au cours des dix-sept dernières années mettent surtout en valeur la difficulté, voire l’impossibilité
de raconter des expériences qui sont véritablement indicibles. En parallèle, le rôle joué par la
communauté internationale depuis le début des agressions fait également ressortir l’importance
capitale du choix de la terminologie, surtout parce que ce langage a à la fois justifié les actions
entreprises par les pouvoirs étrangers et coloré la représentation des événements dans le domaine
public international.
Le terme fondamental pour toute discussion concernant le Rwanda de 1994 est celui de
« génocide ». Cependant, loin d’être un terme de classification catégorique et sans équivoque, le
mot « génocide » a en fait provoqué beaucoup de polémique à l’intérieur comme à l’extérieur du
pays. Il mérite donc qu’on s’attarde sur son utilisation pour dégager toute la signification du
terme dans les trois langues qui sont pertinentes pour le Rwanda : l’anglais, langue officielle du
pays aujourd’hui ; le français, langue officielle du Rwanda en 1994 et jusqu’en 2008, et le
kinyarwanda, langue maternelle des Rwandais et langue officielle du pays avec l’anglais. À ce
propos, je voudrais signaler que ce sont trois langues dont j'ai un certain niveau de connaissances:
je suis anglophone, professeur de français et traductrice professionnelle, et j’apprends également
le kinyarwanda depuis deux ans et demie. J’ai donc quelques notions de cette langue bantoue,
mais je suis bien sûr très reconnaissante à mes collègues et amis rwandais pour leurs précisions
sur les nuances des termes en kinyarwanda.
L’origine de tout néologisme réside dans la nécessité de décrire ou plus précisément de
« nommer » un nouvel objet ou phénomène pour lequel la terminologie fait défaut dans la langue
actuelle. Le terme « génocide » a été créé par Rafaël Lemkin, un juriste juif polonais, en 1944
dans le but de faire comparaître les coupables de ce crime en justice.‘ L'Assemblée Générale des
Nations Unies a approuvé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(CPRCG) le 9 décembre 1948, et la terminologie de cette Convention est directement reprise dans
la définition du terme fournie par le dictionnaire Larousse :
génocide n.m. Crime contre l’humanité tendant à la destruction totale
ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ; sont
qualifiés de génocide les atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité
physique ou psychique, la soumission à des conditions d’existence
mettant en péril la vie du groupe, les entraves aux naissances et les
transferts forcés d’enfants qui visent à un tel but”.
! Pour l’histoire de la création et du dévéloppement du terme « génocide », voir KING, H. Jr, ‘Genocide
and Nuremburg’, dans HENHAM, R. & BEHRENS, P. (ed.) The Criminal Law of Genocide : International
Comparative and Contextual Aspects, Aldershot, Ashgate Publishing Ltd, 2007, pp. 29-35.
? Larousse, http://www.larousse.com/en/dictionnaires/francais/g%c3%a9nocide/36589 consulté 20.11.11
Malgré qu’elle ait été votée à l’unanimité, la Convention a donné lieu à des discussions
innombrables concernant la véritable signification et portée de son contenu. Ainsi, l’utilisation du
terme « génocide » dans le cadre juridique se caractérise surtout par une recherche de la précision
valorisant la dénotation dans le but d’arriver à une définition, classement ou typologie qui
exclurait toute polysémie, considérée d’avance comme une ambiguïté et donc comme une
défaillance. Par contre, comme nous le verrons aujourd’hui, l’utilisation du terme « génocide »
dans le cadre sociopolitique précis du génocide au Rwanda, se caractérise plutôt par la
connotation, où les multiples significations attribuées au mot témoignent surtout de la nature
hautement subjective et parfois manipulatrice du langage utilisé.
Le fait qu’un véritable « génocide » se préparait au Rwanda contre le groupe ethnique des
Tutsi a été constaté et clairement signalé au Conseil de Sécurité des Nations Unies par au moins
deux sources fiables bien avant le déclenchement de la violence le 6 avril 1994. Cependant,
l’ONU a refusé d’intervenir, malgré l’existence de la Convention que nous venons de mentionner,
dont l’Article 8 donne la possibilité à toute partie contractante de faire appel à l'ONU. Pourtant,
il est important de préciser que même si la Convention évoque la possibilité d’une intervention,
elle ne comporte aucune obligation légale explicite d’intervenir. Autrement dit, face à toute
demande d’aide, l'ONU se réserve le droit de décider si elle va donner suite, ou non, à cette
demande. L’utilisation du terme « génocide » pour décrire les événements au Rwanda ne
comportait donc aucune obligation juridiquement imposable pour l'ONU. Malgré ce fait, les
fonctionnaires de l’Organisation ont été particulièrement réticents à prononcer le « mot G ». Le
Secrétaire Général à l’époque, Boutros Boutros-Ghali, par exemple, a préféré les termes « guerre
civile »*, ou encore « tuerie généralisée » ou « massacres interethniques ». “
Pourquoi cette réticence ? Une tentative d’explication a été fournie par Roméo Dallaire,
chef de la MINUAR, la Mission des Nations Unies au Rwanda, dans une interview parue dans le
journal Libération en 2004 : « Pour les Occidentaux, le terme de génocide renvoie à l'Holocauste.
On ne pouvait pas concevoir l'idée d'un nouveau génocide »°. Cependant, à cet égard, je voudrais
suggérer une autre explication qui relève de cette même association incontournable entre
« génocide » et Holocauste : que le terme « génocide » était tellement imbu de connotations
émotionnelles héritées de l’expérience de l’Holocauste - qui avait d’ailleurs provoqué la célèbre
déclaration de « plus jamais ça » - que le langage utilisé par les fonctionnaires de l'ONU a
délibérément évité l’utilisation du terme pour écarter toute suggestion d’une obligation - sinon
juridique, du moins morale - d’intervenir au Rwanda.
Une réticence très similaire à prononcer le mot « génocide » pour parler des événements
au Rwanda se remarque également chez les membres du gouvernement américain de l’époque.
Lors d’une conférence de presse tenue en mai 1994, l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de
l’ONU, Madeleine Albright, a ainsi cherché à placer le terme « génocide » exclusivement dans le
cadre beaucoup plus neutre de la sémantique dénotationnelle:
(Archival tape from U.N.):
REPORTER: Given that so many people say that there is genocide
underway, why, why wouldn't this convention be app.
3 Voir C. Braeckman, ‘Rwanda, retour sur un aveuglement international’, Le Monde Diplomatique, mars
2004 : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/03/BRAECKMAN/10872
* Voir J. Morel, La France au cœur du génocide des T'utsis, Paris, L’Esprit Frappeur, 2010, pp. 757-758.
5 Voir http://www. aidh.org/rwand/lire-dallaire.htm, consulté 20.11.11
ALBRIGHT: I think, as you know, this becomes a legal definitional
thing. Unfortunately, in terms of, as horrendous as all these things are,
there becomes a definitional question.®
Cette obfuscation volontaire a été motivée par l’obligation de suivre des directives explicites
formulées par l’administration du Président Clinton”, et a donné lieu à des précisions lexicales qui
frôlaient le ridicule, comme le montre l’échange suivant lors d’un point de presse sur le Rwanda
qui a eu lieu en juin 1994 et qui est devenu désormais célèbre du fait même de son absurdité :
(Press briefing)
STATE DEPARTMENT SPOKESPERSON: We have every reason
to believe that acts of genocide have occurred in Rwanda.
REPORTER: How many acts of genocide does it take to make
genocide?
SPOKESPERSON: That's just not a question that l'm in a position to
answer.
REPORTER: Well, is it true that you have specific guidance not to
use the word 'genocide' in isolation, but always to preface it with
these words ‘acts of"?
SPOKESPERSON: I have guidance which I try to use as best as I
can. There are formulations that we are using that we are trying to be
consistent in our use of. I don't have an absolute categorical
prescription against something, but I have the definitions. I have
phraseology which has been carefully examined and arrived at as
best as we can apply to exactly the situation and the actions which
have taken place …®
A ce propos, il est intéressant que les diplomates américains sur le terrain au Rwanda
n’aient pas hésité à utiliser le terme « génocide » dès les premiers jours des agressions dans leurs
communications avec le Département d’Etat américain.” Ce qui s’est passé par la suite dans le
traitement de ces informations par les fonctionnaires aux Etat-Unis témoigne clairement d’une
volonté de créer des distinctions artificielles par rapport à la pleine signification du terme. En
même temps, il est important de souligner que cette manipulation du terme « génocide » n’était
vraisemblablement pas motivée par de véritables doutes sur l’ampleur et la férocité des agressions
dans le pays, mais plutôt par la crainte que l’utilisation du terme engagerait les Etats-Unis sur le
plan militaire. C’était quelque chose que le gouvernement voulait éviter à tout prix après son
intervention désastreuse en Somalie l’année précédente. L’utilisation — ou plutôt la non-utilisation
— du terme « génocide » dans ce contexte anglophone met donc clairement en valeur ses
connotations liées au « devoir de diligence » pour empêcher ou réprimer le génocide. Autrement
dit, même en l’absence d’une véritable contrainte légale d’agir, le fait d’utiliser le terme
« génocide » confrontait les Etats-Unis à un devoir moral indiscutable. Pour les Etats-Unis,
comme pour les Nations Unies, prononcer le mot « génocide » en référence au Rwanda était donc
° Cité dans la transcription de ‘The Few Who Stayed : Defying Genocide in Rwanda’, émission diffusée par
American RadioWorks : http://americanradioworks.publicradio.org/features/rwanda/transcript.html
7 Voir S. Power, A Problem from Hell : America and the Age of Genocide, New York, Basic Books, 2002, p.
359-361.
8 http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/evil/etc/slaughter.html
3 Voir G. Stanton, ‘Could the Rwandan Genocide have been Prevented ?’,
http://www.genocidewatch.org/COULD%20THE%20RWANDAN%20GENOCIDE%20HAVFE%20BEEN
%20PREVENTED.htm consulté 26.09.11
loin d’être un simple acte de dénotation, mais plutôt un acte hautement significatif par rapport à
ses implications morales inhérentes pour celui qui le prononçait.
Passons maintenant à l’emploi du terme « génocide » en français. Le rôle de la France et
du gouvernement de François Mitterrand dans le génocide au Rwanda a fait couler beaucoup
d’encre qui d’une manière générale a sévèrement noirci non seulement le papier mais aussi la
réputation de la République. Citons en guise d’exemples quelques titres de livres récents qui ont
tous cherché à éclaircir les relations peu valorisantes entre les autorités françaises, dont
Mitterrand lui-même, et les génocidaires : L'inavouable : La France au Rwanda de Patrick de
Saint-Exupéry (2004) ; La nuit rwandaise : l’implication française dans le dernier génocide du
siècle (2005) de Jean-Paul Gouteux ; et La France au cœur du génocide des Tutsis de Jacques
Morel (2010). Il est évident que ce sujet mérite nettement plus de temps que les quelques minutes
dont je dispose aujourd’hui : mes remarques se limiteront donc à quelques exemples clés de
l’emploi du terme « génocide » par de hauts responsables français afin d’établir les principales
différences par rapport aux connotations du terme dans le contexte anglophone.
A la différence des Américains, qui ont mis longtemps pour qualifier les événements se
déroulant au Rwanda de « génocide » - le Secrétaire d’Etat Warren Christopher a finalement
prononcé le terme sans acrobatie linguistique le 10 juin — le Ministre français des Affaires
étrangères de l’époque, Alain Juppé, avait déjà employé le terme presque un mois plus tôt, le 15
mai. D'ailleurs, Juppé se félicitera plus tard dans l’Enquête officielle du gouvernement français
sur le Rwanda de cette preuve de bonne volonté de la part de la République :
Sur le plan diplomatique, la France est le premier pays, le 15
mai, à avoir qualifié le drame de génocide en même temps
qu’elle a condamné les massacres perpétrés tant par les milices
Interahamwe que par le FPR.°
La fin de cette citation introduit l’idée que des massacres ont été perpétrés par deux entités
ennemies : les Interahamwe (milices génocidaires rwandaises) et le Front Patriotique Rwandais
(troupes armées et parti politique des Tutsi en exil). Les propos d’Alain Juppé mélangent donc
deux concepts bien différents. Premièrement celui de « génocide », qui implique un agresseur
ayant l’intention de détruire un groupe spécifique, où les rôles de « bourreau » et de « victime »
sont généralement faciles à attribuer. Deuxièmement, celui d’agressions réciproques qui suggère
des confrontations méritant plus le nom de « conflit » ou de « guerre » voire de « guerre civile »
dans le contexte du Rwanda. Un exemple encore plus frappant de ce manque volontaire de
précision est fourni par le discours d’un autre Ministre français, Philippe Douste-Blazy,
s’exprimant dans une interview à la radio quelques jours plus tard, le 24 mai 1994 :
Douste-Blazy : Nous sommes devant le plus grand massacre de
la fin du vingtième siècle. Il y a entre 200 000 et 500 000 morts,
2 millions de réfugiés et des centaines de gens qui passent tous
les jours à la frontière. C’est terrible. C’est un vrai génocide.
On a tué délibérément, non seulement les adultes, mais aussi les
enfants, y compris les nourrissons… (.…)
Info-Matin : Vous avez parlé de génocide. S’agit-il du génocide
des Tutsis par les Hutus ou bien y a-t-il eu massacres des deux
côtés ?
Douste-Blazy : Cela n’est pas à moi de prendre parti. Mais il faut
vraiment que la Commission des droits de l’homme des Nations
!° Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994, Tome I, Rapport p. 296, citée par J. Morel, op.cit. p. 730.
unies, qui se réunit spécialement mardi, montre du doigt les
coupables."
Le discours politique français de l’époque donne ainsi l’impression de vouloir semer le doute
concernant la véritable identité des génocidaires et des victimes. À cet égard, un autre document
important qui est apparu dans le domaine public est l’article rédigé par Alain Juppé lui-même
intitulé ‘Intervenir au Rwanda’ qui a été publié dans le journal Libération le 16 juin 1994.” Le
but principal de ce texte était de souligner les contributions positives du gouvernement français
face à la « crise rwandaise », mais l’analyse de la terminologie utilisée dans ce document fait
ressortir une accumulation de termes suggérant encore un conflit généralisé plutôt qu’un
génocide. Nous lisons par exemple : «Aujourd’hui le Rwanda affronte un conflit à la fois
ethnique et politique ». Mais cet article est surtout remarquable pour son utilisation du terme
« génocide » au pluriel :
La France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins ou de
leurs commanditaires. La France, seul pays occidental représenté au
niveau ministériel à la session extraordinaire de la Commission des
droits de l’homme à Genève, exige que les responsables de ces
génocides soient jugés. '*
L'utilisation du mot « génocide » au pluriel ne contribue aucunement à accentuer la
tragédie de la situation évoquée pour les lecteurs du journal. Au contraire elle contribue plutôt à
la banalisation des tueries : un génocide d’un côté face à un génocide de l’autre égale la
neutralisation du terme. Comme nous l’avons déjà dit, un double génocide égale une guerre
civile, ou encore mieux, un conflit ethnique ou tribale basé sur des rivalités anciennes. Cette
même attitude discriminatoire et néocolonialiste se dessine de manière encore plus choquante
dans les propos tenus par le Président François Mitterrand lui-même, qui a déclaré à un de ses
proches en été 1994 en parlant du Rwanda : «Dans ces pays-là un génocide c’est pas très
important »."“
A la différence des Américains et des fonctionnaires de l’ONU, les autorités françaises
n’ont pas évité le terme « génocide », mais elles l’ont utilisé de manière si particulière qu’il serait
difficile de ne pas y déceler une volonté de manipuler la perception des événements transmise à la
fois au grand public francophone et à la communauté internationale. Une étude bien plus
exhaustive montrerait l’ampleur de cette manipulation par le biais d’une politique linguistique
sciemment menée, mais je voudrais maintenant aborder la dernière partie de cette présentation
consacrée à la terminologie du génocide dans la langue nationale du Rwanda, le kinyarwanda.
Le concept de « génocide » se traduit en cette langue bantoue par trois mots partageant la
même racine « itsemba » signifiant ‘le massacre’, ‘la destruction’, ‘l’extermination’. Ainsi, le
terme «itsembabwoko » signifie littéralement ‘“extermination d’une race’ ; celui d’
« itsembatsemba » signifie ‘extermination totale’ et le dernier « itsembabatutsi » identifie
explicitement la race visée : ‘extermination des Tutsi”.
Vu de l’extérieur, on pourrait penser que les trois termes sont relativement
interchangeables, mais au Rwanda ils ont des connotations spécifiques bien distinctes. Suite aux
événements destructeurs de 1994, le nouveau gouvernement qui s’est installé à Kigali, la capitale,
!! Rwanda : “le plus grand massacre de la fin du vingtième siècle’, Info matin, 24 mai 1994, cité parJ. Morel, op. cit. p. 732.
!? Article disponible au: http://Www.archiverwanda.net/Intervenir-au-Rwanda-Par-Alain, consulté le 23.10.11
13 “Point de vue” d’Alain Juppé publié dans Libération le 16 juin 1994, cité J. Morel, op.cit. p. 732.
14 “Déclaration faite par le Président François Mitterrand à l'un de ses proches au cours de l'été 1994, rapportée par Patrick
de Saint-Exupéry, Le Figaro, 12/01/1998. Voir http://www.les-renseignements-genereux.org/var/fichiers/brochures-pdf/
broch-franca-20080217-web-a5.pdf
a souhaité commémorer les pertes de vie humaine subies à travers le pays et le terme retenu pour
évoquer le génocide visant spécifiquement les Tutsi a été celui d’« itsembabwoko ». C’est en fait
le terme qui traduit le plus littéralement le concept de « génocide », tous les deux signifiant
‘extermination d’une race’. Signalons à ce propos que le terme d’« itsembabatutsi» est utilisé
la forte volonté de reconstruction et surtout de réunification du pays prônée par le gouvernement.
Dans cette optique, les autorités ont également tenu à reconnaître officiellement les dégâts et les
souffrances encourus par les membres de la population Hutu qui avaient également été victimes
des génocidaires. Elles ont donc créé une formule linguistique pour incorporer ces deux groupes
de victimes, où ils apparaissent à la fois bien distincts et réunis : “itsembabwoko
n’itsembatsemba’ (‘extermination d’une race’ pour les Tutsi et ‘extermination totale’ pour les
Hutus). Il est intéressant de noter que dans cette formule, les deux groupes ethniques ne sont pas
identifiés explicitement : c’est par l’usage au niveau national et communautaire que ces deux
termes ont rapidement acquis ces connotations ethniques particulières. Beaucoup de monuments
érigés peu après le génocide apportent à cette formulation la validation d’un affichage publique
officiel, comme le témoigne celui de la commune de Rutongo :
(texte : avril 1994 / Souvenir / On n’oubliera jamais nos chers qui ont été
victimes de « itsembabwoko n’itsembatsemba » dans la commune de Rutongo)”
Un certain nombre de Rwandais ont pourtant critiqué cette tentative de réunification
linguistique, au point où des individus barraient la mention ‘n’itsembatsemba’ sur des textes
imprimés pour manifester contre l’inclusion des Hutus dans le « devoir de mémoire ». En 2006 le
gouvernement a cherché à résoudre ce problème en instaurant le néologisme de « Jenoside », une
transcription phonétique en kinyarwanda du terme français. C’est ce terme-ci qui est désormais
utilisé dans toute documentation officielle où il est question du génocide de 1994,
La réaction au Rwanda à cette nouvelle terminologie a été assez mixte. Pour beaucoup de
Rwandais ce terme « Jenoside » ne veut rien dire parce qu’il est dépourvu de toutes les
connotations émotives associées aux mots existant dans leur langue maternelle, le kinyarwanda.
Pour l’historien rwandais José Kagabo, le terme « Jenoside » est surtout problématique parce que
c’est précisément un terme beaucoup plus neutre que les termes en kinyarwanda, et de ce fait le
terme « Jenoside » constitue un euphémisme plutôt qu’un terme simplement dénotationnel.'“ En
15 Photo affichée sur le site web officiel de la municipalité de Kigali : voir http://kigalicity.gov.rw/[MG/ipg/
buliza-Former Rutongo District.jpg consulté le 23.08.11
16 Conférence sur le négationnisme et le révisionnisme donnée à Kigali le 22.07.09 à laquelle l’auteur a
assisté.
même temps, un autre problème soulevé par cette nouvelle terminologie est que les Hutu victimes
du génocide se sentent désormais exclus, sans doute parce que les mémoriaux construits plus
récemment au Rwanda utilisent une formule où seuls les Tutsi sont explicitement mentionnées :
« Jenoside yakorewe Abatutsi » (génocide contre les Tutsi) :
Fr
5000 ZAZIZE JENcES
WE ABATUTSI MULTI 0
1996
(texte : Rukumbeli / Ici on a enterré plus de 35 000 victimes du
« jenoside yakorewe Abatutsi » en avril 1994)”
k
Comme nous avons pu constater très rapidement au cours de ces vingt dernières minutes,
le terme « génocide » est loin d’être simplement, pour citer Madeline Albright, « a legal
definitional thing ». Ce qui importe surtout dans l’utilisation de ce terme dans les trois contextes
linguistiques et sociopolitiques que nous avons survolés aujourd’hui sont les connotations dont le
mot « génocide » se revêt et il est aussi significatif que dans chaque cas, ces connotations sont
imbues d’une forte valeur morale. Ainsi, la terminologie en anglais utilisée aux Etats-Unis et dans
les bureaux des Nations-Unies à New York est influencée par la notion d’un devoir de diligence.
Au Rwanda, la politique gouvernementale vis-à-vis du lexique du génocide en kinyarwanda est
motivée par un devoir de mémoire extrêmement tangible dans le pays qui est une pierre de
touche importante pour la reconstruction sociale. Quant à la terminologie adoptée par les autorités
françaises, il est difficile de ne pas suggérer que la motivation principale en jeu est celle du
devoir de secret professionnel, ou encore devoir de secret militaire, tant le discours officiel des
hauts responsables du gouvernement répond encore aujourd’hui à l’impératif de cacher l’étendue
de l’implication de la République dans la préparation et le déroulement du génocide.
Les Rwandais qui s’expriment chaque jour en plusieurs langues — kinyarwanda, anglais,
français, swahili — sont conscients du pouvoir du langage et de l’importance de trouver les mots
justes, surtout pour parler des événements du génocide. Comme l’Institut rwandais de Recherche
et de Dialogue pour la Paix a constaté à ce sujet en 2006 : « Imvugo ikunze kubigaragaza (La
façon de parler est souvent utilisée pour obscurcir la vérité) »'®. Il est donc indispensable, surtout
dans le climat actuel où le révisionnisme et le négationnisme prennent de l’ampleur, de
poursuivre ce travail de fond sur le lexique du génocide pour dégager les véritables significations
des mots utilisés pour raconter l’histoire - ou plutôt les histoires - du Rwanda 1994,
F7 Voir : http://umuseke.com/2011/04/11/turabashyigikive-ibyabaye-ntibisongera-dr-kirabo/ consulté le
21.11.11
18 Voir http://www irdp.rw/docs/jenoside.pdf, p. 21, consulté le 22.09.11