Citation
Audition de M. Henri CRÉPIN-LEBLOND
Ambassadeur au Burundi (17 février 1993-5 janvier 1995)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Crépin-Leblond,
Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995. Il a
rappelé que l’année 1993, au cours de laquelle M. Henri Crépin-Leblond
avait pris ses fonctions, avait été marquée par la reprise des négociations
d’Arusha, par la conclusion des accords de paix, le 4 août mais aussi, au
Burundi, par l’élection démocratique du Président hutu Ndadaye et son
assassinat quelques mois plus tard.
Ajoutant que ce dernier événement avait provoqué dans le pays de
graves massacres, mais aussi ébranlé gravement le dispositif de paix mis en
place par les accords d’Arusha, en accroissant la méfiance réciproque des
parties au conflit rwandais, il lui a demandé d’évoquer tout particulièrement
cette question. Il s’est déclaré également très intéressé par l’analyse que
pourrait faire l’Ambassadeur de la situation au Burundi après l’attentat
perpétré contre l’avion du Président Habyarimana, au cours duquel le
Président burundais avait également trouvé la mort, dans la mesure o? il était
apparu à la mission d’information que les conséquences de cet événement
avaient été très différentes au Burundi et au Rwanda.
M. Henri Crépin-Leblond a indiqué qu’il évoquerait
successivement quatre questions : l’expérience avortée de mise en place
d’institutions démocratiques au Burundi, les tentatives de partage du pouvoir
qui ont suivi et finalement échoué, la place de l’armée au Burundi, point
important à la lumière des questions du Président Paul Quilès, et enfin,
certains aspects de son travail diplomatique.
Concernant les premiers pas de la démocratie, il a indiqué que ce
n’était sans doute pas sans mérite, ni détermination, mais peut-être avec
quelques illusions que, dans un contexte interne très difficile, le Président
Buyoya, au pouvoir depuis 1987 à l’issue d’un putsch militaire, avait conduit,
à marche forcée, le Burundi vers un régime démocratique à l’image de ceux
des pays occidentaux.
Il a ajouté que si la plupart des Tutsis s’étaient résignés au
changement d’institutions sous la houlette du Président Buyoya, ils
comptaient bien garder l’essentiel du pouvoir et pensaient que la population
hutue aurait un réflexe légitimiste et reconduirait le chef de l’Etat en
exercice. Il a précisé qu’en cela ils se trompaient et que l’élection
présidentielle du 1er juin 1993 avait été un véritable choc puisque
l’ethnisation avait quasiment triomphé, le Hutu Melchior Ndadaye, candidat
de l’opposition, ayant en effet été élu avec 65 % des suffrages. Il a souligné
que celui-ci allait remporter quelques semaines plus tard les élections
législatives avec une majorité plus confortable encore.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que la campagne électorale du
parti hutu, le FRODEBU, avait été rondement menée, relativement discrète,
car effectuée surtout nuitamment, mais aussi centrée sur le thème de la
revanche de la majorité ethnique. Il a souligné cependant qu’un pourcentage
non négligeable de Hutus, aux environs de 20 %, avait voté pour le candidat
du parti précédemment aux affaires. Il a ajouté qu’au Burundi les choses
n’étaient pas si simples puisqu’il y a des Tutsis au sein du parti FRODEBU, à
grande majorité hutue, et également des Hutus au sein de l’UPRONA, à
majorité tutsie, le président de l’UPRONA, qui l’était déjà à l’époque, étant
lui-même un Hutu.
M. Henri Crépin-Leblond a ensuite expliqué que, si le nouveau Chef
de l’Etat avait accédé au pouvoir, il était loin d’en détenir les clés,
l’administration, l’armée, l’économie restant dans les mains des Tutsis tandis
que, fait très important, l’intelligentsia hutue, décimée en 1972, était peu
nombreuse et inexpérimentée.
Il a ajouté que, intelligent et pragmatique, M. Ndadaye avait
immédiatement entrepris de mettre en oeuvre, quoique avec prudence, une
doctrine de partage du pouvoir, nommant un Premier Ministre tutsi,
Mme Kinigi, une économiste proche de l’opposition, et dosant avec habileté
son gouvernement où l’opposition s’était vu confier des portefeuilles
importants.
M. Henri Crépin-Leblond a ajouté que les propres partisans du
Président Ndadaye n’allaient pas lui faciliter la tâche. Influencés par
l’expérience rwandaise, beaucoup d’entre eux ayant été, après 1972, réfugiés
au Rwanda, y ayant fait leurs études et exercé un métier, comme le Président
Ndadaye lui-même et M. Sylvestre Ntibantunganya, Président du Burundi
après la mort de Cyprien Ntaryamira, ces Hutus étaient poussés par le désir
de profiter de la victoire électorale. En outre, chez certains, l’impatience ne
masquait pas le manque d’expérience et de compétence.
Il a souligné que la gestion de deux problèmes que le Président
Ndadaye jugeait prioritaires pour donner satisfaction à son électorat avait
progressivement dressé contre lui l’opposition et particulièrement les Tutsis.
Le premier était la question du retour des réfugiés du Rwanda, de
Tanzanie et du Kivu dont le nombre était estimé à environ 600 000 au total
dans ces trois pays. Un tel retour impliquait notamment de disposer de terres
pour réinstaller les réfugiés. Cependant, les terres disponibles avaient été
autrefois promises aux militaires qui devaient en prendre possession à leur
retraite. Un problème de terres se posait donc, qui se doublait d’un problème
relationnel avec les militaires.
Or, la deuxième question était la réforme de l’armée, composée à
90 % environ de Tutsis, que le Président Ndadaye souhaitait voir s’ouvrir
aux Hutus.
M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que, malgré de fortes
concessions sur le premier point et le report du second projet de réforme, les
frustrations accumulées à la suite de l’échec électoral et le mécontentement
grandissant de la classe politique avaient alors encouragé les intentions
d’élimination du Président que nourrissaient certains milieux tutsis,
notamment la minorité rwandaise tutsie en exil au Burundi depuis les années
1959-1963. Il a indiqué que cette minorité, qui se caractérisait par ses
positions « ultra », s’était constituée à partir d’environ 200 000 Rwandais
réfugiés au Burundi, et comportait une élite qui avait fait sa place dans le
pays en prospérant dans les affaires, mais n’avait jamais bénéficié d’une
naturalisation.
Il a ajouté que des éléments de l’armée s’étaient chargés de
l’élimination du Président le 21 octobre 1993, mais que l’on n’avait jamais
vraiment pu déterminer qui avait commandité l’assassinat. Il a précisé que tel
était le cas pour la plupart des assassinats politiques commis au Burundi
depuis l’indépendance.
M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que cet attentat avait été suivi
d’un début de génocide des Tutsis dans les provinces, et qu’on avait pu
estimer à 50 000 le nombre des victimes de ces massacres. A propos de ces
événements, il a précisé trois points.
Il a d’abord expliqué que les militaires avaient systématiquement
cherché, le 21 octobre, à Bujumbura, à décapiter le Gouvernement et la
haute administration de plusieurs de ses responsables, hutus pour l’essentiel
mais aussi tutsis. C’est en trouvant refuge à l’ambassade de France qui avait
déjà accueilli la veille la veuve du Président, que la plupart des ministres
hutus avaient pu être sauvés. Les ministres d’origine tutsie, à l’exception
d’un seul, devenu Ministre des Affaires étrangères par la suite, les
rejoignaient à l’ambassade à l’occasion des réunions de Gouvernement
présidées par le Premier Ministre. Celu-ici, ainsi que la veuve du Président,
demeurait à la résidence de France. M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’il
avait dû lui-même aller chercher en pleine nuit, dans les quartiers
périphériques quadrillés par l’armée, le Ministre des Relations extérieures,
Sylvestre Ntibantunganya, devenu plus tard Président de la République, ainsi
que d’autres responsables.
Il a ajouté que cet accueil à l’ambassade du gouvernement légal en
place avait permis d’assurer la continuité républicaine alors que, pour assurer
sa sécurité, l’ambassadeur ne disposait pendant la première semaine que de
trois gendarmes et de quelques éléments de l’Assistance technique militaire
française, laquelle était peu nombreuse puisqu’elle ne dépassait pas vingt
personnes. Le renfort décidé par Paris d’une vingtaine de militaires avait
permis ensuite d’installer le Gouvernement dans des locaux protégés en
périphérie de la capitale.
Il a souligné que cette situation, qui concourait à la stabilité de la
position de l’Etat burundais, avait conduit les membres du « Comité de salut
public », constitué de manière improvisée au lendemain de l’assassinat, ainsi
que le haut état-major de l’armée à réintégrer la légalité dans les 48 heures
qui avaient suivi. Cependant, chacun avait eu peur, et était resté sur sa peur
par la suite : d’anciens responsables, lors de ces événements, étaient allés se
réfugier chez le Nonce apostolique et l’ancien Président Buyoya s’était,
lui-même, caché quelques jours à l’ambassade américaine.
Il a conclu sur ce point en relevant que l’armée n’avait pas eu
exactement les choses en main et avait craint des représailles hutues.
M. Henri Crépin-Leblond a ensuite exposé qu’il n’en était pas allé
de même en province. Les exécutions de Tutsis, commencées au moment de
l’assassinat du Président Ndadaye, avaient pris de l’ampleur. Les cadres
hutus de l’UPRONA, le parti du Président Buyoya, ont également été tués.
Des mots d’ordre de soulèvement ont été donnés. La radio officielle de
Kigali, ainsi que la Radio des Mille Collines, bien captées dans le nord du
pays, ont accentué ce mouvement. Deux ministres burundais réfugiés à Kigali
dans l’après-midi de l’assassinat du Président et encouragés par l’entourage
de M. Habyarimana, ont constitué un gouvernement en exil dont l’action a
perturbé pendant plusieurs semaines le rétablissement du pouvoir
gouvernemental à Bujumbura.
Il a précisé, en ce qui concerne les massacres, qu’il n’y avait pas eu,
à son sens, d’entreprise organisée et systématique d’extermination des Tutsis
par les cadres du FRODEBU. Si un plan insurrectionnel avait été mis au
point quelques mois plus tôt et devait être exécuté au cas où le résultat des
élections présidentielles de juin aurait été annulé, ce plan, qui avait été
appliqué en octobre, était de résistance à l’armée, éventuellement de prise
d’otages mais non de massacre des populations tutsies et des opposants. Il a
expliqué que la haine ethnique et les rancoeurs accumulées l’avaient
néanmoins emporté chez un certain nombre de meneurs et les avaient
conduits à verser le sang, d’où ces massacres.
Il a ajouté que la chasse aux Tutsis avait entraîné une double
réaction de l’armée. De nombreux Tutsis dispersés dans les campagnes ont
été rassemblés dans des camps protégés par des militaires. Mais, en même
temps, ces militaires se sont aussi livrés à des représailles sanglantes contre la
population hutue, accentuant le nombre des victimes sans que l’état-major à
Bujumbura soit en mesure de calmer ses troupes stationnées en province.
Il a conclu qu’ainsi une guerre civile était née et qu’elle n’avait pas
cessé depuis, multipliant tragédies et horreurs dans la population.
M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le deuxième volet de son
exposé, relatif aux tentatives de partage du pouvoir.
Il a expliqué qu’au lendemain de l’assassinat du premier président
hutu élu s’était ouverte, dans un climat d’insécurité marquée, une première
période de négociations sur la constitution d’un nouveau gouvernement et la
nomination d’un chef de l’Etat. Les Tutsis faisant pression par toutes sortes
de moyens pour corriger les résultats du scrutin de juin, mais l’appui des
autorités de Kigali, d’un autre côté, confortant les dirigeants hutus dans leur
volonté de maintenir leurs prérogatives, c’est la formule du « partage du
pouvoir » qui a finalement prévalu sous la houlette intelligente et attentive du
représentant spécial des Nations Unies, M. Ahmedou Ould Abdallah, soutenu
dans son action par un appui très conséquent et très affirmé des
ambassadeurs occidentaux et notamment du représentant de la France.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que certains des principes qui
avaient guidé les pourparlers d’Arusha entre le FPR et les autorités de Kigali
avaient servi de référence et qu’une solution d’entente avait finalement été
approuvée malgré l’opposition des radicaux des deux bords, aboutissant à
l’élection, en février 1994, d’un Président hutu, M .Cyprien Ntaryamira, avec
pour Premier Ministre un Tutsi venu de l’opposition, le gouvernement
comprenant 40 % de ministres issus de cette opposition.
Il a fait observer qu’une telle construction était cependant
éminemment fragile, les extrémistes hutus et tutsis restant très actifs et
Bujumbura connaissant ce que l’on appelait alors « l’épuration ethnique » : il
s’agissait de donner à chaque quartier une appartenance ethnique unique, au
besoin par la force ; M. Henri Crépin-Leblond a remarqué que, dans ce
domaine, les Tutsis s’étaient révélés particulièrement dynamiques.
Puis il a exposé qu’ensuite, la mort du Président Ntaryamira dans
l’avion du Président Habyarimana avait modifié très sensiblement les données
et radicalisé la situation.
En effet, d’un côté les Hutus perdaient l’assistance rwandaise dont
ils avaient besoin pour faire pièce aux partis d’opposition tutsis. Même si
leurs éléments « ultra » avaient rejoint, au Zaïre, les restes de l’armée
rwandaise et ainsi renforcé sensiblement la rébellion armée, encore
embryonnaire, née quelques mois plus tôt, à Bujumbura, les Hutus se
trouvaient sérieusement affaiblis et l’on avait pu craindre, en province, un
soulèvement populaire.
De leur côté, les Tutsis se montraient d’autant plus exigeants que la
victoire du FPR au Rwanda leur rendait un grand espoir de retour aux
affaires et pouvait même convaincre les plus extrémistes que les armes leur
permettraient de reconquérir le pouvoir. Ceux de la minorité rwandaise tutsie
de Bujumbura n’étaient pas les moins actifs car, si la minorité rwandaise
exilée au Burundi avait regagné Kigali dans les mois de juillet et août 1994,
elle avait su, puisqu’elle prospérait dans les affaires, garder ses positions
économiques ou les transmettre à ses descendants.
M. Henri Crépin-Leblond a souligné que, dans cette situation, il
avait fallu toute l’habileté et la diplomatie de M .Ahmedou Ould Abdallah
pour calmer les esprits et entamer de nouveaux pourparlers politiques. Il a
fait valoir que M. Ahmedou Ould Abdallah avait certainement gagné de
l’influence : dans la nuit du 6 au 7 avril, c’est lui qui, par son intervention,
avait sans doute prévenu de nouveaux massacres : il a su rencontrer les
autorités et l’armée et ainsi éviter des actions qui auraient pu se décider assez
rapidement après la mort du Président Ntaryamira. Il lui revient également
d’avoir abouti, dans un climat d’insécurité notoire où aux exécutions
sommaires succédaient des actions de vengeance, à la mise au point d’une
« Convention de gouvernement » finalement conclue entre la majorité issue
des élections de 1993 et les oppositions d’obédience tutsie. Ayant fait
remarquer que M. Ould Abdallah avait été aidé dans cette tâche par la
pression de la communauté internationale dans son ensemble, notamment de
la France et des Etats-Unis, par les efforts développés par la société civile
ainsi que par la contribution des modérés des deux bords, M. Henri
Crépin-Leblond a expliqué que la convention de Gouvernement consacrait
une nouvelle fois le partage du pouvoir : les événements étant favorables aux
Tutsis, ceux-ci ont gagné du terrain et 45 % des postes ministériels leur ont
été réservés. Le Président restait cependant un Hutu et il nommait un
Premier Ministre tutsi. Par ailleurs, point qui aurait pu devenir important,
« un dialogue national » était envisagé pour la définition d’institutions
adaptées au Burundi et, par conséquent, centrées sur la place et la protection
de la minorité tutsie.
Il a fait cependant observer qu’en fait, les protagonistes n’avaient pu
réellement s’entendre, les extrémistes hutus et les extrémistes tutsis, dont le
modèle était désormais le pouvoir FPR mis en place à Kigali, prenant
clairement le pas sur les tendances modérées, et que ces résultats restaient
donc particulièrement précaires. Il a précisé néanmoins que, si l’insécurité
dans la capitale et en province grandissait, une sorte de dissuasion réciproque
s’était établie, le risque d’un déferlement de 5 millions de Hutus sur la
capitale étant contenu par la protection que la minorité tutsie pouvait
attendre de l’armée.
M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le troisième point de son
exposé, l’armée burundaise. Il a exposé que, forte d’environ 20 000 hommes,
y compris les gendarmes, son rôle et sa responsabilité étaient très grands
dans tous les événements survenus au Burundi depuis l’indépendance.
Devenue progressivement mono-ethnique, d’un corporatisme ayant résisté à
toutes les réformes, elle a tenu le pouvoir sans discontinuer de 1966 à 1993,
s’appuyant sur un parti unique et un secteur parapublic important, presque
systématiquement dévolu aux officiers. Elle a mené plusieurs répressions
sanglantes, notamment celle de 1972 qui a fait entre 100 000 et
200 000 victimes, et celle de 1988 qui en a causé entre 10 000 et 20 000.
Ajoutant que c’est un groupe de militaires qui a tué le Président Ndadaye et
ses compagnons, que c’est l’armée qui, depuis, a organisé maintes
expéditions punitives dans la population à l’occasion d’incursions de la
rébellion hutue et que c’est encore elle qui a encouragé, voire aidé
matériellement, des groupes extrémistes tutsis à mener leur action à
Bujumbura, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que si ces agissements
étaient particulièrement condamnables- il avait eu personnellement l’occasion
de le dire au chef d’état-major et au Ministre de la Défense du moment- les
réalités pouvaient conduire à porter un jugement plus équilibré. L’armée, loin
d’être unanime dans ses options politiques, apparaissait au contraire comme
le reflet de la société tutsie burundaise : elle comportait certes des « ultra »
mais aussi des modérés, en particulier dans le corps des officiers.
Il a ainsi souligné que le ralliement de l’ensemble de l’armée au
gouvernement légal réfugié à l’ambassade de France en octobre 1993 avait
évité une énorme tragédie, que c’est en grande partie grâce à la collaboration
immédiate de l’état-major qu’un nouveau désastre avait été empêché à la
mort du Chef de l’Etat, le 6 avril 1994, et que l’accueil des étrangers évacués
du Rwanda avait pu être organisé comme il convenait par les ambassades,
notamment l’ambassade de France. Il a aussi indiqué que c’est la pression de
l’état-major sur les oppositions qui avait permis, en octobre 1994, de
conclure « la Convention de gouvernement » et d’éloigner les perspectives
d’aggravation d’une situation au bord de l’éclatement.
Il a fait observer également que, ombrageuse et fortement
nationaliste, l’armée burundaise avait fait obstacle avec détermination à tout
projet d’intervention de troupes étrangères, et que lui-même avait toujours
eu la conviction, comme ses collègues, que la venue d’un contingent
international aurait exacerbé les passions, les Hutus se sentant encouragés à
reprendre le dessus, et les Tutsis se considérant, de leur côté, agressés. Il a
précisé que cette attitude de l’armée rejoignait certes son intérêt corporatiste
mais qu’elle n’était pas contraire à l’intérêt immédiat du pays.
Il a conclu sur ce point que d’une manière générale, l’armée
burundaise s’identifiait concrètement à l’Etat dont elle avait été l’ossature
pendant trente ans, que sans elle les structures étatiques ne pourraient se
maintenir et que son effacement ouvrirait la porte à d’interminables luttes
entre factions, les Tutsis comme les Hutus étant extrêmement divisés entre
eux. Il a estimé que l’armée, interlocuteur incontournable de toute évolution
négociée, était susceptible de jouer à nouveau un rôle positif à condition
qu’elle soit sollicitée de manière adéquate.
M. Henri Crépin-Leblond a achevé son propos en évoquant
quelques questions liées à sa mission.
Il a souligné que la politique suivie par la France au Rwanda, du
moins telle qu’elle avait été perçue au Burundi, avait servi en permanence,
aux yeux de ses différents interlocuteurs burundais, de toile de fond ou de
points de repère dans les relations que lui-même avait entretenues avec eux,
les responsables tutsis ayant eu tendance, d’une manière générale, à
soupçonner la France de collusion avec le parti hutu et les Hutus ayant
conservé de leur côté à l’égard de la France un préjugé favorable. Il a ajouté
que ces derniers avaient notamment vu dans l’opération Turquoise le
témoignage que la France savait ne pas abandonner les populations en
détresse.
Il a fait alors valoir que, dans ce contexte difficile, il s’était efforcé
constamment de contribuer à éclairer, à apaiser les esprits et de soutenir au
mieux les éléments modérés de l’une et l’autre ethnie.
S’agissant de la coopération militaire française, il a souligné qu’elle
était restée d’un niveau modeste -une vingtaine de coopérants en long séjour
et un renfort d’une vingtaine de militaires à la fin octobre 1993- et a estimé
qu’elle avait rempli son rôle de rappel permanent aux cadres militaires
burundais des principes et des valeurs démocratiques. Il a fait observer que la
collaboration franco-burundaise en matière de formation s’était située, après
octobre 1993, dans un cadre essentiellement militaire et au bénéfice de
recrues appelées à intégrer des unités de l’armée déjà constituées, ce qui
indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une aide aux milices, comme on avait pu le
dire.
Il a ajouté que la préparation d’une conférence des pays des grands
lacs avait été largement discutée avec le Président de la République du
Burundi et son Ministre des Relations extérieures, et que des initiatives
avaient d’ailleurs été prises en ce sens par le Burundi en 1994, d’une part
pour résoudre le problème des réfugiés, alors abcès de fixation d’une
rébellion hutue armée, et d’autre part pour exercer une pression
internationale sur l’Ouganda et le Rwanda, soupçonnés par le gouvernement
burundais -c’est-à-dire le Ministre des Affaires étrangères et le Président, qui
étaient du parti FRODEBU- d’aider les Tutsis « ultra ». Il a précisé que
l’idée de l’envoi d’une force internationale au Burundi n’était pas absente de
leurs préoccupations et que, de toute façon, une initiative française ou un
appui de Paris en faveur d’un sommet régional leur paraissait opportune
même si les représentants au Gouvernement de l’opposition tutsie se
montraient fort réservés sur le sujet.
Pour conclure sa présentation, M. Henri Crépin-Leblond a souhaité
formuler trois réflexions d’ordre général.
Il a d’abord estimé que l’instauration d’institutions démocratiques
au Burundi s’était faite, à son avis, de manière beaucoup trop hâtive.
L’antagonisme ethnique existant aurait dû, dans ce pays resté rural à 90 %,
conduire à mettre d’abord en place une gestion commune des affaires
provinciales et locales par les populations concernées afin qu’elles prennent
progressivement l’habitude de travailler ensemble.
Par ailleurs, les événements ont montré que l’application du principe
« un homme, une voix » présentait un très grand risque d’élimination de la
minorité. Il fallait donc adopter d’autres institutions, d’autres usages, et
ménager une période de transition.
Il a enfin considéré que la communauté internationale, si elle voulait
influencer le destin d’un pays comme le Burundi, se devait de ne pas
intervenir en ordre dispersé. La multiplication des « facilitateurs » de tous
ordres envoyés au Burundi dans le même moment et qui ne tenaient pas le
même langage a concouru à alimenter les surenchères entre les différents
protagonistes burundais, qui ont d’ailleurs su très habilement en jouer.
Le Président Paul Quilès s’est étonné qu’avec une vingtaine
d’hommes, M. Henri Crépin-Leblond ait réussi à protéger les ministres hutus
et tutsis installés à la résidence de France et à dissuader les militaires d’aller
plus loin alors qu’ils entreprenaient un coup d’Etat et venaient d’assassiner le
Président en exercice. Il a observé à ce propos que, lorsque des militaires
font un coup d’Etat, c’est pour prendre le pouvoir.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’attitude de l’Armée
signifiait en fait qu’il n’y avait pas eu, à proprement parler, de coup d’Etat.
Il a ajouté que, sous la conjonction d’un certain nombre de
mécontentements, de frustrations ayant mené à l’idée d’une disparition ou
d’une annulation des pouvoirs du Président, un groupe de militaires, avec
une certaine connivence de l’armée, mais sans qu’il y ait véritablement eu
aide et appui de sa part, avait pris l’initiative, d’abord d’attaquer le Président,
la garde de ce dernier s’étant du reste fort mal défendue, ensuite de saisir à
l’aide de listes les principaux responsables du parti au pouvoir. Cependant,
eu égard à sa diversité d’inspiration politique, l’armée n’était pas d’accord
dans son ensemble avec ces agissements. Le chef d’état-major et ses
principaux officiers ont été, à un moment donné, menacés de perdre leur vie
s’ils ne faisaient pas preuve de neutralité dans l’attentat qui allait se perpétrer
contre le Président, l’armée a d’ailleurs gardé un certain sentiment de honte
de cet assassinat.
Il en a conclu que le petit groupe qui a assassiné le Président et
quelques-uns de ses compagnons n’avait pas été nettement appuyé, ce qui a
fait que l’armée, constatant que ces actes ne rencontraient pas d’approbation
est revenue sur ses positions et a proclamé, dans les 48 heures, son
loyalisme. Il a ajouté que ce loyalisme était d’autant plus simple à formuler
qu’il y avait, à l’ambassade de France, le Premier Ministre du Gouvernement
légal qui avait été reconnu par l’armée elle-même au lendemain des élections
grâce notamment aux efforts de persuasion déployés par le Président
Buyoya, et le Ministre de la Défense. Au bout du compte, ce revirement a
entraîné le ralliement, sinon de toute l’armée, du moins du corps des officiers
dans sa majorité.
Le Président Paul Quilès s’est de nouveau étonné du peu
d’information obtenu sur cet attentat, ceux qui étaient accusés d’avoir été les
auteurs de l’assassinat du Président Ndadaye ayant, à leur tour, été assassinés
en décembre 1995, et la comparution d’un certain nombre de responsables
-ancien Ministre de la Défense, chef d’Etat-major général des armées, chef
d’Etat-major de la gendarmerie- n’ayant rien donné.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’à son avis, on ne saurait
jamais exactement la vérité sur cet assassinat. Il a estimé que, pour sa part, il
croyait qu’il y avait eu connivence mais non initiative de certains
responsables, et que le maintien à l’ambassade du Gouvernement en corps
constitué avait incité les militaires à se rallier aux autorités légales.
M. Pierre Brana, soulignant qu’il n’y avait pas eu d’affrontements
au sein de l’armée, s’est demandé si l’on ne pouvait pas émettre l’hypothèse
de la formation d’un groupe d’activistes ayant agi avec la complicité de la
masse des militaires. Ce ne serait qu’en constatant que les choses ne
tournaient pas comme prévu que l’armée se serait dégagée et aurait proclamé
son loyalisme. Il a cité, à l’appui de cette hypothèse, la condamnation
unanime du coup d’Etat par toute la communauté internationale et l’annonce,
dès le 22 octobre, pa r les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, la Belgique, et
l’Union européenne- de la suspension de leur aide au Burundi. Il s’est
demandé si, au cas où les putschistes n’auraient pas été ainsi isolés, l’armée
n’aurait pas basculé de leur côté. Il a noté, sur ce point l’absence totale
d’affrontements entre les troupes putschistes et les troupes loyalistes, et le
fait que celles-ci ne se soient déclarées telles qu’après l’arrestation des
mutins, c’est-à-dire le 23 octobre.
Il a également souhaité savoir si le FPR rwandais, qui avait
condamné l’assassinat du Président Ndadaye, pouvait, d’une manière ou
d’une autre, comme le sous-entendaient certaines rumeurs, être lié à cette
tentative de coup d’Etat.
M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que le Président Ndadaye, élu
en juin 1993 avec 65 % des voix, ait été assassiné seulement quatre mois plus
tard, et ce, après que des élections législatives eurent conforté sa légitimité. Il
s’est demandé comment il avait pu, à moins d’être d’une maladresse insigne
et totale, ce qui selon M. Henri Crépin-Leblond n’était pas le cas, laisser à ce
point les mécontentements s’accroître.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait souligné que,
répondant aux espoirs de son électorat, le Président Ndadaye avait défini
deux questions prioritaires, le retour des réfugiés et l’ouverture de l’armée,
ce qui avait profondément inquiété la classe politique tutsie et notamment
l’armée elle-même. Il a ajouté que, s’il avait a fait des pas en arrière sur ces
deux points, ces reculs étaient arrivés trop tard, les frustrations et les
mécontentements ayant déjà gagné trop de terrain.
En réponse à une nouvelle question de M. Bernard Cazeneuve,
M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’en revanche, la popularité politique
du Président dans le pays était intacte, et que c’est pour cette raison qu’un
soulèvement avait eu lieu.
M. Bernard Cazeneuve a alors rappelé la description qu’avait
faite, dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens des quelques heures qui
ont précédé l’assassinat du Président Ndadaye, et notamment de plusieurs
entretiens qu'il avait eus avec ses ministres, où ceux-ci attiraient son attention
sur la montée des crispations et des mécontentements dans l’armée et au sein
de la minorité tutsie et sur les risques qu’il courait tandis que lu-imême les
écoutait avec beaucoup de distance et d’ironie. Il s’est demandé si cette
distance et cette ironie résultaient d’un trait de tempérament ou d’une
absence de lucidité du Président sur les dangers encourus.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que deux éléments devaient
être pris en considération.
Le premier était en effet le tempérament du Président Ndadaye.
Celui-ci ayant beaucoup lutté, beaucoup réfléchi, ayant gagné les élections,
avait tendance à estimer qu’il avait derrière lui cette « baraka » du premier
président hutu élu, et qu’il pouvait donc surmonter les obstacles, les
difficultés et éventuellement échapper aux menaces de mort.
Il a ajouté qu’il fallait aussi bien se rendre compte que le Burundi
comme le Rwanda est le pays de la rumeur. Chaque jour y est une menace,
chaque jour y est porteur d’un avertissement ou de l’annonce d’une
catastrophe. Ainsi, on a prédit maintes fois un déferlement des Hutus sur la
capitale Bujumbura. Dans la masse de ces renseignements innombrables
parmi lesquels il est impossible de faire la part des choses, il arrive un
moment où l’on se dit qu’encore une fois les loups ont hurlé sans savoir. Il a
conclu qu’on avait mis le Président en garde mais que celu-ici croyait en son
étoile et que c’est pour cette raison qu’il n’avait pas vu venir la menace de
son assassinat.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que c’est après avoir beaucoup
discuté avec l’épouse du Président Ndadaye, celle-ci étant restée près de
deux mois à la résidence, et souvent évoqué avec elle ce qui s’était passé,
qu’il en était venu à penser que c’est cette interprétation qu’il convenait
d’avoir.
Quant à une éventuelle action du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a
répondu qu’il ne disposait pas d’éléments de réponse. Il a toutefois rappelé
qu’il avait souligné à deux ou trois reprises au cours de son exposé
l’influence déterminante, et cachée, du fait que ses responsables n’occupent
pas de postes d’autorité, de la minorité rwandaise tutsie, très proche du FPR.
Il a ajouté qu’il était bien connu sur place que cette minorité tutsie avait
envoyé et de l’argent et des jeunes dans les troupes du FPR dès 1990, et qu’il
y avait un courant à la fois financier et humain, surtout après 1992, vers
l’Ouganda. Il a précisé qu’en fait, il n’avait pas d’éléments sur l’influence du
FPR mais qu’il pressentait que celle de cette minorité rwandaise était très
forte.
M. Pierre Brana lui a alors demandé s’il pouvait confirmer ou
infirmer la rumeur selon laquelle les Hutus réfugiés au sud du Rwanda,
notamment après cet attentat, pour fuir les massacres de l’armée, auraient été
ensuite formés par les milices rwandaises pour participer au génocide de
1994.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que si la présence de réfugiés
hutus burundais au sud du Rwanda, notamment depuis 1988, et la grande
activité du PALIPEHUTU, parti extrémiste, dans cette région, rendaient
vraisemblable que se soient produits des faits de ce type, il ne disposait
d’aucun élément sur l’aide apportée par les réfugiés burundais aux milices
rwandaises.
M. Pierre Brana, s’interrogeant alors sur la thèse, à peu près
abandonnée aujourd’hui selon laquelle l’attentat du 6 avril aurait été perpétré
par des Burundais, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’en avait
jamais entendu parler, tandis que les Hutus lui disaient que l’attentat était
certainement le fait du FPR et les Tutsis le contraire.
Il a ajouté qu’il connaissait relativement bien Cyprien Ntaryamira,
assez francophile, qui avait séjourné à l’ambassade pendant une semaine. Il a
précisé que, d’une certaine manière, c’était un modéré, mais qu’il n’était pas
exclu qu’il ait mené un jeu tout à fait ambigu qui consistait, d’une part à
envoyer des émissaires particuliers pour réclamer une force internationale, et
d’autre part à prendre lui-même sur place une position contraire devant les
membres du Gouvernement. Dans la mesure où il y avait là quelque chose
qui ne pouvait durer, M. Henri Crépin-Leblond a relaté qu’il était très inquiet
pour le Président d’autant que celui-ci avait vu quelque temps auparavant le
Président Mobutu, à Gbadolite, ce qui, sans doute, l’avait conforté dans son
attitude de double jeu. Cette attitude lui avait paru tellement dangereuse qu’il
souhaitait, d’une part, obtenir de lui des explications, et, d’autre part, au vu
de celles-ci, lui prodiguer quelques conseils.
M. Pierre Brana a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond
quelle était, lors de son départ en janvier 1995, la répartition des deux ethnies
dans les effectifs de l’armée.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’armée n’avait guère
changé sur ce point et était toujours composée à 90-95 % de Tutsis, même
s’il y avait eu un certain nombre de recrutements d’origine hutue. Il a ajouté
que l’attaché militaire et lui-même faisaient très attention à ce que toutes les
activités de coopération se déroulent dans un cadre militaire et n’aient aucun
caractère paramilitaire qui aurait rapidement pu devenir paramilicien.
M. Pierre Brana, remarquant que son prédécesseur avait dit à la
mission d’information que lorsqu’il se trouvait en poste, un tiers des
promotions d’officiers était formé de Hutus, M. Henri Crépin-Leblond a
répondu qu’en effet l’on admettait des Hutus aux concours militaires, mais
que leur formation et leur accueil étaient tels qu’au bout d’un certain temps
ils démissionnaient. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne devait pas en
rester beaucoup au moment de son installation. Il a ajouté que, lorsque le
Président Ndadaye avait voulu ouvrir l’armée, dans ses initiatives d’août et
septembre 1993, on l’avait alors prévenu qu’il aurait beau ouvrir les
concours et imposer un certain quota ethnique, rien n’assurait qu’au bout du
compte il n’y aurait pas à nouveau uniformisation.
M. Pierre Brana lui demandant alors quelle vision il avait du Major
Buyoya, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait une grande estime
pour lui, qu’il le croyait sincère. Il a souligné que le Major Buyoya s’était
fixé un certain nombre de buts sur le plan interne mais qu’il était sans doute
conduit, du fait de l’ethnie à laquelle il appartenait, du fait de son éducation
et de son appartenance à l’armée, à composer dans un sens qui ne
correspondait peut-être pas à ses principes. Il a estimé que c’était un homme
d’Etat et un interlocuteur de valeur, mais aussi réaliste, et qu’il se devait de
maintenir une certaine ambiguïté dans la mesure où il se trouvait confronté à
un pays qui était lui-même véritablement ambigu.
Il a ajouté que le Président Buyoya avait eu le mérite d’avoir résisté,
au lendemain des élections présidentielles, à toutes les pressions et d’avoir
déclaré que le résultat était la conséquence d’un choix délibéré et qu’il fallait
le respecter. Il avait lui-même toujours considéré que cet homme, qui avait
amené la démocratie et qui, par la suite, alors qu’il n’était plus Président,
avait milité dans un certain nombre de fondations, faisait preuve d’un certain
attachement à une forme démocratique du pouvoir, étant entendu qu’il lui
fallait tenir compte des réalités.
M. Bernard Cazeneuve suggérant que le Président Buyoya était
peut-être favorable à une sorte de démocratie entrecoupée de coups d’Etat,
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que, dès juillet 1994, il était déjà un
recours pour toute une partie de la classe politique, qui souhaitait qu’il
prenne la direction du pays.
M. Bernard Cazeneuve lui ayant demandé s’il y avait des liens
personnels entre le Major Buyoya et les dirigeant du FPR, notamment Paul
Kagame, et ce qu’il pensait des relations entre le Gouvernement du Burundi
et l’actuel Gouvernement du Rwanda, M. Henri Crépin-Leblond a répondu
qu’il n’avait pas d’éléments de réponse sur ces deux points. Il a ajouté qu’il
avait beaucoup regretté qu’il n’y ait pas eu pendant longtemps de
représentant de la DGSE à Bujumbura, l’ambassade ne se procurant que
difficilement des indications et des informations sur ces questions. Il a précisé
que ce n’est qu’à la fin de sa mission qu’il avait pu bénéficier de
renseignements nouveaux et utiles.
Il a en revanche expliqué qu’il avait toujours été frappé par le fait
que l’activisme des membres de la minorité rwandaise tutsie au Burundi n’ait
pas reçu, de la part du Président Buyoya, une approbation telle qu’il leur
permette de bénéficier de la nationalité burundaise. Il a estimé que cette
attitude du Président Buyoya témoignait de son souci de garder une certaine
distance vis-à-vis de cette minorité.
M. Bernard Cazeneuve a alors présenté une analyse des
documents de doctrine émanant du FPR. Il s’est déclaré très frappé de
constater que ce dernier gommait complètement de ces documents la
dimension ethnique de sa démarche et de son discours, pour se cantonner à
des thèmes comme la démocratisation du régime, l’instauration du
multipartisme, la critique du clanisme et de la corruption du régime du
Président Habyarimana. Il s’est alors demandé si la vision de ce que devait
être la société rwandaise qu’avait la minorité tutsie rwandaise vivant au
Burundi était bien celle-là ou si ce n’était pas plutôt une vision ethnique
beaucoup plus classique et étroite.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il était assez habituel de
trouver ce type de décalage entre l’attachement proclamé à un certain
nombre de grands principes et la pratique concrète.
Il a précisé qu’au Burundi à l’époque, s’il y avait douze partis
d’opposition, la grande majorité d’entre eux était dirigée par de tout petits
états-majors qui, quelle qu’ait été leur capacité à parler bien et longtemps de
la démocratie, de la représentation du peuple, de la nécessité du dialogue
constant, cherchaient essentiellement à obtenir des fonctions de ministres et à
partager entre quelques clients des postes importants dans l’administration.
M. Bernard Cazeneuve, soulignant le contraste entre cette
description réaliste et le volume de la production théorique de certains
universitaires sur les intentions et la doctrine du FPR, M. Henri
Crépin-Leblond a répondu qu’il n’y avait pas de raison que cette doctrine
n’existe pas et que ce ne serait pas la première fois que doctrine et réalité
seraient en décalage.
M. Bernard Cazeneuve a relevé qu’on pouvait à travers la lecture
des écrits du FPR, retrouver les lieux de formation des rédacteurs,
l’organisation des textes et l’utilisation d’un certain nombre de concepts
montrant bien qu’on n’avait pas affaire à la pensée marxiste originale mais au
marxisme issu de l’alchimie des régimes d’Europe de l’Est.
M. Henri Crépin-Leblond est alors revenu sur les relations entre
les dirigeants politiques burundais, ceux d’Ouganda et le FPR. Il a expliqué
que le grand rival de M. Buyoya était le Colonel Bagaza, Président du
Burundi de 1976 à 1987. Il a précisé que M. Bagaza avait toujours entretenu
des liens très étroits avec l’Ouganda et y avait conservé des intérêts
financiers. Il a indiqué que le parti assez radicalement tutsi qu’il dirigeait
maintenant au Burundi, où il est revenu après un exil en Libye grâce à
l’autorisation du Président Ndadaye, le PARENA, semblait avoir reçu des
subsides d’Ouganda .
Il a ajouté qu’il n’était pas exclu que, dans la mesure où il a le
soutien de l’armée, la grande crainte du Président Buyoya soit, tout autant
qu’une action des extrémistes du FRODEBU, un coup d’Etat que pourrait
fomenter M. Bagaza, qui a toutes raisons d’entretenir des relations étroites,
et d’affaires et de finances, avec l’Ouganda.
M. Jacques Myard a rappelé le fil des événements : M. Buyoya,
Tutsi, est battu aux élections par un Hutu, Melchior Ndadaye ; celui-ci est
assassiné et remplacé par un autre Hutu, Cyprien Ntaryamira ; après sa mort
dans l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, Cyprien Ntaryamira
est remplacé de nouveau par un Hutu, Sylvestre Ntibatunganya ; celui-ci est
alors renversé par l’armée tutsie et le Président Buyoya revient au pouvoir. Il
s’est demandé ce qu’il fallait en déduire.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il fallait aussi avoir à
l’esprit que le résultat des élections législatives avait été respecté de façon
continue et que l’Assemblée nationale, qui est à très grande majorité hutue et
FRODEBU, était restée nominalement au pouvoir depuis les élections de juin
1993.
Il a insisté sur la continuité du processus de partage du pouvoir. Il a
pour cela repris lui aussi le fil des événements : le Président Ndadaye est élu
directement au suffrage universel ; il prend un Premier Ministre tutsi.
Assassiné, il est remplacé quelques mois plus tard par un Président hutu ;
celui-ci prend également un Premier Ministre tutsi. Ce Président, Cyprien
Ntaryamira, meurt dans l’avion du Président Habyarimana. Des négociations
s’ouvrent à nouveau sur le partage des pouvoirs. Elles durent cinq ou six
mois pour aboutir, en septembre à la « Convention de gouvernement » qui
prévoit l’élection du Président de la République par l’Assemblée nationale.
Le Président élu est Hutu. Il nomme successivement deux ou trois Premiers
Ministres tutsis, allant du plus modéré au plus radical selon les circonstances
et au fur et à mesure de l’accroissement de la pression tutsie. Il est renversé
par un putsch militaire, en juillet 1996, et remplacé par le Président Buyoya,
à la demande de l’armée.
M. Henri Crépin-Leblond a ajouté qu’il ne pensait pas que le
Président Buyoya ait comploté pour prendre le pouvoir. Il a rappelé qu’en
1987, le Président Bagaza avait été renversé à l’initiative d’un groupe de
sous-officiers dont la solde avait été réduite et que ce n’est qu’ensuite que
ceux-ci s’étaient adressés à Buyoya parce qu’il était officier.
A la demande de M. Jacques Myard, il a ensuite précisé que, à sa
connaissance, le Président Sylvestre Ntibantunganya, qui avait poursuivi ses
études et débuté sa vie professionnelle au Rwanda, circulait librement
aujourd’hui à Bujumbura.
M. Jacques Myard a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond si,
selon lui, au Burundi, les Tutsis et les Hutus percevaient le clivage qui les
opposait comme une réalité ethnique ou culturelle, quelle était la définition
qu’ils privilégiaient eux-mêmes et si celle-ci comportait les mêmes critères
qu’au Rwanda.
Après avoir souligné la difficulté de répondre à une telle question,
M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il donnerait, autant que possible,
son sentiment sur ce problème complexe.
Il a d’abord remarqué qu’il y avait des querelles d’école et des
incertitudes très fortes sur le passé ancien du Burundi et du Rwanda. Si
l’image de cultivateurs ayant subi l’invasion de pasteurs et fait les frais de
querelles pour l’acquisition de pacages était crédible, on n’en trouvait aucune
preuve. M. Henri Crépin-Leblond s’est également déclaré frappé par le fait
que, s’il y avait bien des Hutus et des Tutsis -les Tutsis plutôt éleveurs et les
Hutus plutôt agriculteurs sans que les choses soient aussi clairement
tranchées- les uns et les autres parlaient la même langue. Il s’est interrogé sur
l’explication qu’on pouvait donner à cette unicité de langage.
Il a ensuite exposé qu’avant la colonisation, le Rwanda et le Burundi
constituaient déjà des pays distincts. Leurs sociétés respectives étaient sans
doute féodales. Elles étaient dominées par une aristocratie, tutsie certes, mais
dont n’étaient pas absents un certain nombre de chefs hutus, notamment
militaires, qui aidaient le roi, au Rwanda comme au Burundi.
Soulignant que Tutsis et Hutus ont la même langue, à peu près les
mêmes moeurs, qu’ils ont adopté par la suite, du fait de la colonisation, la
même religion -le pourcentage de chrétiens étant de plus de 80 %- et adhéré,
récemment certes mais incontestablement, aux mêmes valeurs, M .Henri
Crépin-Leblond a estimé que le sentiment qui les séparait tenait en fait à la
perception que l’on se fait soi-même d’une différence. Or, cette différence
avait été, non pas inventée, mais amplifiée par un certain nombre d’hommes
politiques, d’idéologues ou de chercheurs qui ont voulu précisément marquer
les disparités entre une féodalité d’exploiteurs et un peuple asservi.
Il a précisé que dans ces conditions, depuis l’entre-deux-guerres, ce
sentiment ethnique s’était cristallisé et avait produit progressivement, au fur
et à mesure des circonstances, des événements et de la succession de
dirigeants politiques, une séparation entre les deux ethnies, difficile à définir
mais importante. Un Hutu se sent en effet Hutu et brimé par le Tutsi alors
que le Tutsi, du moins au Burundi, a le pouvoir, veut le conserver et garde le
sentiment qu’il lui revient d’assumer les responsabilités de l’avenir du pays.
Il a ajouté que, comme la richesse n’est pas grande dans ces pays,
dès lors qu’un groupe s’est organisé en classe politique pour la gérer, et ce
peut être le cas des militaires, la référence ethnique devient plus forte encore,
tandis que s’affirme le désir de la majorité hutue, qui se sent puissante par le
nombre, qui connaît les valeurs de la démocratie et souhaite que la situation
change ; et c’est comme une sorte de révolution que conçoivent, dans ces
conditions, les plus activistes d’entre eux.