Citation
Audition de Mme Claudine VIDAL
Directeur de recherche au CNRS
(séance du 24 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a annoncé que la mission d’information,
composée à parité de membres des Commissions de la Défense et des
Affaires étrangères, allait procéder à l’audition de nombreux acteurs et
observateurs présents au Rwanda au cours de la décennie écoulée et plus
particulièrement lors du génocide d’avril-juin 1994. Il a rappelé que
l’investigation qu’elle allait entreprendre avait pour but d’éclaircir
l’enchaînement des événements ayant conduit aux massacres perpétrés au
Rwanda, en particulier d’avril à juin 1994, de clarifier les bases politiques et
juridiques de l’assistance, notamment militaire, apportée à ce pays par la
France, d’autres puissances extérieures à la région des Grands Lacs et l’ONU
de 1990 à 1994, et d’identifier les missions et l’organisation de
commandement ainsi que les relations avec les parties belligérantes des forces
françaises déployées dans un cadre bilatéral ou multilatéral. Il a précisé que la
mission d’information étudierait en outre les raisons historiques de la
politique menée par la France et d’autres pays au Rwanda et qu’elle
s’efforcerait de replacer cette politique dans le cadre des crises ayant affecté
la région depuis les indépendances. Il a enfin indiqué que la mission
examinerait les procédures et modes de décision qui ont régi les différentes
modalités d’engagement militaire de la France au Rwanda et qu’elle
proposerait, sur la base de cet examen, des mécanismes propres à instaurer
plus de transparence et un meilleur contrôle parlementaire des opérations
extérieures.
Le Président Paul Quilès a ensuite fait état de la lettre qu’il venait
d’adresser au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies,
M. Kofi Annan, pour lui demander de s’exprimer devant la mission sur les
réactions de la communauté internationale face au génocide perpétré au
Rwanda, après ses récentes déclarations à la presse francophone.
Il a précisé que les auditions de la mission seraient, dans la mesure
du possible, conduites conformément au plan de travail fixé, dont il a rappelé
l’organisation en dix étapes successivement consacrées :
— aux facteurs historiques, économiques, sociaux et politiques des
crises rwandaises ;
— aux origines de la guerre de 1990 ;
— aux accords de défense liant la France au Rwanda avant 1990 et
au déroulement de l’opération Noroît (1990-1993) ;
— à l’évolution politique du Rwanda de 1991 à 1993 ;
— à la montée des violences au cours de l’année 1994 ;
— à l’opération Amaryllis (9 au 17 avril 1994) ;
— au génocide ;
— à l’opération Turquoise ;
— au rôle de l’ONU ;
— aux événements ultérieurs.
Il a alors accueilli Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au
CNRS et spécialiste de la société rwandaise, qu’elle a étudiée sous l’angle de
la sociologie historique.
Mme Claudine Vidal a, en premier lieu, abordé la problématique
des identités ethniques hutue et tutsie au Rwanda en analysant, dans une
perspective historique et politique, l’évolution qui a conduit à la mise en
place de propagandes ethnistes débouchant sur les haines raciales.
Elle a indiqué qu’il n’existait aucun critère objectif de différenciation
permettant de distinguer les Hutus des Tutsis qui, de ce qu’on sait de
l’histoire rwandaise, occupent un espace commun, partagent les mêmes
croyances religieuses et parlent la même langue, fait peu courant en Afrique.
Elle a, de surcroît, indiqué que l’affirmation selon laquelle les envahisseurs
tutsis auraient fini par dominer les Hutus déjà installés n’avait jamais été
démontrée scientifiquement, bien qu’elle ait alimenté toutes sortes de
propagande.
Elle a indiqué que l’on pouvait certes constater, au sein des
populations tutsies, des types physiques correspondant à des traits que
possèdent d’autres populations pastorales d’Afrique pratiquant un régime
alimentaire lacté. Ces traits peuvent toutefois être observés également au sein
de la population hutue en raison, notamment, de la coutume ancienne et
fréquente dans le passé des intermariages, l’appartenance tutsie ou hutue
découlant de l’ascendance paternelle.
Elle a, en revanche, souligné que des critères subjectifs, qui se sont
formés et transformés au cours de l’histoire politique du Rwanda,
permettaient de dire -Européens et Rwandais l’attestent- que les Tutsis,
avant l’arrivée des premiers Européens en 1892, étaient plutôt spécialisés
dans l’élevage des bovins, les Hutus restant davantage spécialisés dans
l’agriculture. Les observateurs européens ont constaté que le pays
comportait une mosaïque de pouvoirs et des organisations sociales
différentes selon les régions. Ils ont vu un roi et sa cour, ne contrôlant
étroitement que la partie centrale du Rwanda, tandis que les régions
périphériques n’étaient guère assujetties qu’à des allégeances symboliques.
La dynastie et son entourage étaient des Tutsis, situation dont les
conséquences ont été déterminantes pour la suite de l’histoire du Rwanda.
Mme Claudine Vidal a toutefois précisé qu’à cette époque précoloniale, les
observateurs, s’ils ont évoqué des conflits hiérarchiques ou dynastiques,
n’ont pas constaté de conflits d’ordre ethnique, la conscience communautaire
étant alors liée aux ensembles formés par les clans et les lignages.
Elle a déclaré que les colonisateurs, allemands puis belges, avaient
ensuite pris le parti, lourd de conséquences, de maintenir la royauté et de
s’appuyer sur l’élite traditionnelle tutsie constituée autour de la monarchie
pour en faire une fraction sociale privilégiée aux plans politique, culturel et
économique, administrant le pays et occupant les meilleures places, y
compris jusque dans la hiérarchie catholique. Par ailleurs, en créant, pour des
motifs administratifs, un recensement des agriculteurs et des éleveurs,
auxquels on donna une carte d’identité qui les qualifiait respectivement de
Hutus ou Tutsis, le pouvoir colonial allait créer, sans le vouloir, des
catégories ethniques.
Analysant la mise en place du mythe des Tutsis “ race évoluée ”
-selon les termes employés à l’époque- faite pour commander les Hutus, elle
a indiqué que cette histoire mythique fut, auprès des fractions occidentalisées
de la population, entretenue et relayée par les missionnaires, enseignants,
administrateurs coloniaux et même ethnologues et universitaires jusqu’à la fin
des années soixante. Elle a, en particulier, été utilisée pour justifier des lois
coloniales “ néo-coutumières ” en faveur de l’ensemble des éleveurs de
bétail, classés comme Tutsis.
Après avoir ainsi mis en évidence le processus d’installation de ce
qu’elle a nommé le “ piège ethnique ”, Mme Claudine Vidal a ensuite
montré la mise en place d’un “ piège raciste ” lors de la décolonisation. A
partir de 1956 se sont exprimées les revendications politiques de leaders
hutus, jusqu’alors exclus de l’administration et de la participation au pouvoir.
Après la proclamation de la République en 1961 et la prise du pouvoir par les
Hutus, avec l’aide active des Belges et de l’Eglise catholique, les Tutsis
évincés continuèrent à être persécutés par les vainqueurs, non pas en tant
qu’ennemis potentiels mais comme “ race ”. Le discours d’incitation à la
haine raciale a d’abord été réservé à la fraction extrémiste de la minorité
lettrée et occidentalisée, surnommée “ la quatrième ethnie ”, au sein de
laquelle de fortes rivalités s’exprimaient pour la conquête ou la conservation
du pouvoir et des richesses, mais il fut par la suite repris par les radios et
dans les discours publics à l’intention des couches les plus larges de la
population.
Soulignant que ce sont bien des manipulations politiques qui ont fait
de l’appartenance ethnique un critère décisif, Mme Claudine Vidal a, dans un
second temps, rappelé les vagues successives de violences et de massacres
qui ont également contribué à renforcer la conscience communautaire hutue
ou tutsie :
— en 1959, environ 300 000 Tutsis s’enfuient dans les pays
limitrophes, devenant les premiers réfugiés politiques de l’Afrique
contemporaine, à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues
et tutsies et de massacres de populations tutsies ;
— de 1963 à 1966, les leaders hutus considèrent les populations
tutsies de l’intérieur comme des otages à massacrer lorsque des attaques
armées de faible envergure sont lancées de l’extérieur par des exilés tutsis ;
— en 1973, lors de la prise du pouvoir par Juvénal Habyarimana à
la suite d’un coup d’Etat militaire, préparé par plusieurs mois de troubles
ethniques organisés, l’exil de milliers de Tutsis masque, en réalité, la véritable
lutte opposant des hommes politiques, tous d’origine hutue : ceux du nord,
désormais vainqueurs, et ceux du sud et du centre. La solidarité ethnique
hutue atteignait alors ses limites avec l’assassinat d’une soixantaine de
dirigeants hutus de la première République par d’autres Hutus gênés dans
leurs ambitions politiques ;
— en octobre 1990, la même réaction politique consistant à prendre
en otage les populations tutsies de l’intérieur et à les soumettre à des
pogroms s’est reproduite lors de l’attaque du FPR. La France et la Belgique
interviennent, pour leur part, dès le 4 octobre dans le cadre d’une opération
destinée à protéger les ressortissants européens.
En conclusion, Mme Claudine Vidal s’est interrogée, non seulement
sur la méconnaissance des problèmes ethniques chez les responsables
politiques ou militaires et chez les coopérants français, mais aussi sur leurs
convictions qui reprenaient souvent la propagande ethniste des extrémistes
hutus.
Elle s’est demandé de quels instructeurs et de quels documents
provenaient ces convictions et a suggéré que la mission retrouve les rapports
témoignant d’une version ethniste de l’histoire et de la société rwandaises
qui, à ses yeux, ont influé considérablement sur les décisions prises par les
autorités françaises à l’égard du Rwanda.
Après avoir remercié l’intervenant pour la qualité de sa
présentation, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur l’existence de
mouvements en faveur de la suppression de la mention de l’appartenance
ethnique sur les cartes d’identité, véritable menace de mort immédiate, ce qui
aurait signifié chez certains la volonté de dépasser l’opposition Hutus-Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a tout d’abord relevé les éléments de
l’audition qui lui paraissaient les plus importants : la construction politique de
l’ethnisme, le mode de répartition géographique des pouvoirs, la formation
d’une conscience nationale. Il a alors demandé pourquoi il n’avait pas été
possible d’organiser le partage du pouvoir au Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve a ensuite demandé si un lien peut être
détecté entre le processus de forte centralisation du pouvoir dans la société
rwandaise précoloniale, puis coloniale et la mise en place d’une logique
propice au génocide.
M. Guy-Michel Chauveau s’est intéressé au rôle des cadres
rwandais expatriés.
M. René Galy-Dejean a souhaité avoir des précisions sur le
rapport démographique entre Hutus et Tutsis et s’est demandé si le
déséquilibre entre ces deux populations constituait un facteur déterminant.
M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons des massacres entre
Hutus après le coup d’Etat de 1973 et sur l’importance des mariages
interethniques.
M. François Loncle, s’interrogeant sur les profondes différences
d’analyse de la situation historique, sociologique et politique du Rwanda que
l’on pouvait constater entre les chercheurs et les responsables politiques
français, a souhaité que les membres de la mission puissent disposer des
notes transmises à ces responsables politiques par l’administration et les
spécialistes chargés de mission auprès de l’exécutif.
Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il avait demandé aux
Ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération
communication de ce type de notes.
M. Jacques Myard, reprenant les propos de Mme Claudine Vidal
selon lesquels l’actuel conflit entre Hutus et Tutsis aurait sa source dans la
création artificielle d’une conscience communautaire, dans des décisions
administratives et dans une technique coloniale ayant privilégié la minorité
tutsie, s’est demandé s’il n’y avait pas, dans cette présentation, une
contradiction entre le caractère très construit de l’appartenance à une
communauté ethnique et la conscience très forte et profonde de cette
appartenance, fondée sur l’ascendance paternelle.
Compte tenu de la définition juridique du génocide, caractérisé par
l’ONU comme l’élimination d’une ethnie faible par une ethnie forte, il s’est
dit prudent sur l’utilisation de ce terme même au Rwanda, se demandant s’il
n’était pas plus juste de parler de massacre ou de guerre civile puisque les
spécialistes semblent réfuter l’existence d’ethnies au sens strict du terme.
M. Kofi Yamgnane a souhaité des précisions sur la notion de
“ quatrième ethnie ” et a voulu savoir si l’opposition régionale nord-sud
recouvrait en même temps des catégories socioprofessionnelles bien
distinctes, les uns étant par exemple plus présents dans l’armée, les autres
dans les professions civiles.
M. François Lamy s’est interrogé sur le recoupement des
frontières du Rwanda actuel avec celles de l’ancien royaume et sur
l’existence d’une identité nationale rwandaise transcendant une opposition
entre Tutsis et Hutus que l’on retrouve également dans des pays voisins.
M. Michel Voisin, faisant état de ses propres constatations sur
place, a relevé qu’il était possible de distinguer des morphologies très
différentes chez les Hutus, d’une part et les Tutsis, d’autre part, et s’est
demandé s’il était possible de ne pas tenir compte des caractéristiques
physiques pour définir les communautés rwandaises.
Mme Claudine Vidal a apporté à la mission les éléments de
réponse suivants :
— dès 1959, lorsque les leaders hutus et tutsis se sont opposés dans
le cadre de la décolonisation, les Tutsis ont demandé la suppression de la
mention ethnique sur les cartes d’identité. Mais les responsables hutus ont
refusé au motif qu’il s’agissait d’une manoeuvre de diversion et qu’on ne
pouvait pas prétendre qu’il n’y avait pas de différence entre Hutus et Tutsis.
Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont maintenu le principe de la mention
ethnique sur les cartes d’identité. La question a toutefois été remise à l’ordre
du jour au cours des années 1990 durant lesquelles le multipartisme s’est
instauré ;
— à partir de la période coloniale, il existe un lien direct entre le
contrôle de l’appareil d’Etat et l’appartenance ethnique et il se réalise une
assimilation entre l’appartenance ethnique et le conflit politique. La
décolonisation n’a pas modifié ce principe, seuls les acteurs ont changé
puisque les Tutsis ont été éliminés de l’appareil politique et militaire puis
traités comme des citoyens de seconde catégorie ;
— les administrateurs belges ont recensé 15 % de Tutsis, 1 % de
Twas et 84 % de Hutus. Ce classement des populations ne traduit pas la
fluidité des différents groupes mais répond à un souci d’objectivité
administrative. Le recensement de 1991 a identifié 8 % de Tutsis ;
— de nombreuses familles étaient issues d’intermariages. Ceux-ci
étaient traditionnellement très fréquents à tous les niveaux car ce qui
comptait alors, c’était le lignage du père. Leur pratique s’est très largement
perdue à mesure que s’est développée la conscience ethnique. Elle s’est
toutefois maintenue au sein des couches sociales dirigeantes où il était
fréquent que de hauts fonctionnaires ou responsables politiques hutus
choisissent des épouses tutsies. Au moment du génocide, ces personnes ont
été qualifiées de traîtres par les extrémistes hutus, ce qui explique que les
tueurs n’ont pas épargné les enfants nés de mariages mixtes ;
— en 1973, l’agitation qui a précédé le coup d’Etat cachait, sous
l’apparence d’un conflit ethnique, la rivalité nord-sud qui constitue la vraie
fracture du Rwanda, chaque région s’opposant à l’autre par son histoire et
son économie. L’année 1973 marquant la revanche des Hutus du nord sur les
dirigeants hutus du centre et du sud qui avaient pris le pouvoir en
1960-1961, ces derniers ont été victimes d’assassinats en série ;
— la durée est formatrice de conscience et de transformations
affectant notamment les structures du pouvoir. Elle explique la formation
d’un sentiment d’inégalité et d’appartenance ethnique en trois ou quatre
générations. Les Tutsis étaient définis par une carte d’identité délivrée par le
pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet
l’analogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ;
— en 1960, l’armée rwandaise, d’environ 5 000 hommes, était
recrutée presque exclusivement dans deux communes du nord du pays. Le
pouvoir militaire était donc détenu par des personnes issues d’une même
région ;
— le royaume rwandais était bien une Nation comme le soulignent
les rapports conflictuels qu’il a entretenus avec le Burundi pour
l’établissement des frontières communes aux deux Etats. En Ouganda,
comme au Zaïre, les exilés partageaient un même sentiment national et se
considéraient comme Rwandais avant d’être Hutus ou Tutsis ;
— les critères physiques ne doivent pas être assimilés à des critères
ethniques ou sociologiques. De nombreux travaux ont montré que la taille est
liée à la richesse et que le régime lacté des populations pastorales favorise la
croissance ;
— l’association étroite entre le contrôle de l’appareil d’Etat et
l’appartenance à une communauté se référant à une origine ethnique
spécifique a conduit aux événements du Rwanda. On commence à assister à
des constructions ethniques analogues dans d’autres pays africains, en
particulier au Cameroun, ce qui est inquiétant.
————
Annexe au compte rendu de l’audition de
de Mme Claudine VIDAL
D O N N É E S HI S T O R IQ U E S S U R L E S R E L AT IO N S
E N T RE H U T U , T UT S I, E T T WA
D U RAN T L A P É RIO D E PR É C O L O N I AL E
I. — DISTINCTION ENTRE HISTOIRE PROFESSIONNELLE ET
HISTOIRE IDÉOLOGIQUE
1. Il est nécessaire d’établir une distinction entre les
données historiques élaborées par des historiens de
métier et les discours idéologiques et politiques qui
basent leurs arguments ou leurs thèmes sur des
représentations du passé
Depuis les années cinquante, les idéologues (rwandais comme
européens) et les politiciens ont utilisé et continuent d’utiliser des
argumentations à caractère historique pour soutenir leurs thèses. Or, ces
argumentations recourent à une “ histoire ” du Rwanda qui est en réalité une
pseudo-histoire, construite au mépris des procédures élémentaires qu’exige
l’intention d’objectivité. Il importe d’établir une rigoureuse distinction entre
de telles représentations idéologiques du passé et les recherches historiques
qui sont conduites dans le respect des règles de scientificité reconnues par la
profession et par elle seule : dans l’exercice de leur métier, les historiens ne
sont au service d’aucune cause particulière.
Les historiens professionnels, pour une partie de leur travail, ont des
pratiques comparables aux pratiques judiciaires : ils constituent une
documentation à partir des enquêtes qu’ils conduisent, ils exercent une
critique des documents dont la première et indispensable étape est d’établir
l’historicité des événements. Autrement dit, ils doivent fournir la preuve que
tel personnage a réellement vécu, que telle bataille a bien eu lieu, etc. Ces
preuves sont d’ordre très divers : une datation au carbone 14, un texte écrit
et authentifié, des recoupements de témoignages, etc.
Les historiens doivent faire état de leurs méthodes et toujours
indiquer les limites de leur savoir : soit montrer clairement quand leur
documentation ne leur permet pas d’affirmer, mais tout au plus de supposer.
La critique des documents est donc une condition préalable que les historiens
doivent observer avant de les interpréter. Il reste qu’il serait artificiel de
considérer rigoureusement distinctes recherche de documents fiables et
interprétation. En effet, des interprétations hâtives, ou établies a priori,
peuvent influencer la critique des documents : par exemple, un seul indice
que n’étayent pas d’autres indices sera considéré comme preuve suffisante,
ou encore, un indice qui contredit l’interprétation avancée peut être minimisé
ou même demeurer inaperçu. C’est pourquoi, en même temps qu’ils
s’efforcent de démontrer la véracité de leurs informations, les historiens
doivent veiller à ce que leur travail d’interprétation ne soit pas influencé par
des présomptions d’origine idéologique.
2. L’historiographie des relations précoloniales entre les
trois catégories sociales - Hutu, Twa et Tutsi - doit
être divisée en deux périodes principales
a) Première période
La première période s’étend de la fin du XIXe siècle à
l’indépendance du Rwanda. Durant ce gros demi-siècle, la reconstitution du
passé fut pratiquée par des historiens non professionnels et qui n’avaient pas
reçu une formation spécifique (voyageurs, missionnaires, administrateurs,
intellectuels rwandais, et parmi ces derniers, principalement l’abbé Alexis
Kagame).
Il importe d’indiquer les principaux défauts de ces ouvrages car, dès
les années trente, c’est à partir de leurs affirmations qu’était enseignée
l’histoire du Rwanda. C’est ainsi, grâce au relais de l’enseignement, que
furent diffusées des représentations fausses du passé précolonial, notamment
en ce qui concerne les relations ethniques. Les idéologues, prônant une
politique ethniste, ont largement puisé dans ce fonds, c’est pourquoi une
critique de cette histoire est développée dans l’annexe I.
ANNEXE 1
Caractères généraux des publications
historiques de la première période
Les plus importants et les plus influents des auteurs de la première
période, qui ont écrit sur les relations entre Tutsi et Hutu, furent
Pagès (1933), de Lacger (1939), Delmas (1950), Kagame (1943, 1952),
Maquet (1954).
Plusieurs chercheurs ayant pratiqué, durant les années soixante, de
longues enquêtes au Rwanda et disposant d’une documentation
systématiquement constituée ont mené la critique des publications parues
durant la période antérieure (voir par exemple d’Hertefelt [1971],
Newbury [1974], Vidal [1969, 1985]). Cette critique porte principalement
sur les points suivants :
— Les auteurs de la première période n’ont pas procédé à la
critique de leurs documents. Ils n’ont pas fait état de leurs sources, ni
constitué clairement leur corpus documentaire, ni confronté leurs
informations (par exemple en indiquant qu’il existe des versions
contradictoires concernant tel événement ou tel personnage) si bien que le
lecteur ne peut distinguer les documents de l’interprétation qui en est faite.
(Delmas cependant a publié un corpus généalogique et précisé comment il
l’avait constitué).
— Ils ont écrit une histoire anachronique de la période
précoloniale. En effet, ils ont projeté dans le passé l’organisation sociale et
politique du Rwanda qui leur était contemporaine. Or cette organisation,
mise en place par les administrateurs belges, avait profondément transformé
la société telle qu’elle existait avant la conquête européenne. D’autre part, ils
ont conféré à des institutions et à des formes de relations entre les catégories
sociales Hutu et Tutsi une ancienneté pluriséculaire, alors que ces institutions
et ces relations, récentes, avaient émergé, pour certaines, dans le dernier
quart du XIXe siècle, et pour d’autres, s’étaient développées durant les trois
premières décennies de la colonisation.
— Ils ont donné une valeur historique à des notions
pseudo-scientifiques et à des idéologies qui avaient cours à leur époque.
Ainsi, ils ont appliqué la notion de race aux catégories sociales Hutu, Tutsi,
Twa, ils ont classé ces soi-disant races selon leur intelligence, leur beauté,
leur caractère, leurs aptitudes physiques, ils ont fondé des explications
historiques sur une prétendue inégalité raciale.
— Ils ont accepté comme véridiques des traditions historiques qui
étaient en réalité des apologies de la dynastie des Banyiginya (la dynastie
régnante durant la colonisation). Or, ces traditions, détenues par des
ritualistes dynastiques, avaient d’une part une fonction de protection
magique et religieuse du pouvoir royal, d’autre part légitimaient ses
entreprises de conquête. Les historiens de la première période les ont
cependant retranscrites et considérées comme l’histoire officielle du
royaume. Il importe à cet égard de constater l’influence considérable à
l’étranger et au Rwanda des publications d’Alexis Kagame. En raison de
cette influence, une brève présentation de ces publications fait l’objet d’une
annexe.
ANNEXE 2
L’histoire du Rwanda précolonial selon l’oeuvre d’Alexis Kagame
L’abbé Alexis Kagame, à la fin des années quarante, fut encouragé,
par les missionnaires, à mener des recherches sur l’histoire du Rwanda. Ce
dernier, bien introduit dans les milieux liés à la dynastie banyiginya, put
recueillir des traditions concernant la dynastie et les lignages d’origine
princière. Sans rechercher d’autres sources émanant de milieux différents, il
composa plusieurs ouvrages qui se fondaient exclusivement sur ces
traditions. C’est pourquoi son histoire du Rwanda précolonial refléta, sans
critique, l’unique point de vue dynastique. Cette oeuvre, publiée par des
institutions universitaires et de recherche belges et rwandaises, eut une
notoriété internationale et fut largement utilisée pour nourrir les idéologies
qui consistent à reporter dans le passé précolonial les conflits politiques
contemporains.
b) Deuxième période
La deuxième période commence dans les années soixante : des
chercheurs, liés à l’Institut National de la Recherche Scientifique (INRS), à
l’Université du Rwanda, à des Universités et des institutions de recherche
étrangères, pratiquent des enquêtes, font état de leurs documents et de la
critique qu’ils en élaborent. Ils ont publié de nombreux travaux qui obéissent
aux critères professionnels énoncés plus haut (cf. I.1.). Leurs recherches
apportent des éléments de réponse aux questions concernant les relations
entre Tutsi, Hutu et Twa.
II. — LES LIMITES DU SAVOIR HISTORIQUE SUR LES RELATIONS
PRÉCOLONIALES ENTRE HUTU, TUTSI ET TWA
1. Les limites chronologiques du savoir historique sur le
Rwanda précolonial
a) Il n’existe pas de témoignages écrits sur le Rwanda
avant 1892
Les historiens des ensembles politiques ouest-africains disposent de
témoignages européens et arabes, écrits dès avant le XVIIe siècle : aussi rares
soient-ils, ces documents permettent de fixer des repères chronologiques. En
ce qui concerne le Rwanda, il faut attendre Oscar Baumann, le premier
Européen à pénétrer dans le pays (en septembre 1892), et Gustav Adolf von
Götzen (en mai 1894) pour lire des écrits émanant de témoins directs. Les
historiens ne disposent donc que de documents oraux pour fonder une
perspective chronologique antérieure à la fin du XIXe siècle.
b) Les documents généalogiques fournissent des repères
chronologiques
Le recueil et le recoupement de généalogies permettent d’établir des
repères chronologiques à condition cependant que ces généalogie soient
suffisamment nombreuses et proviennent d’informateurs issus de milieux
sociaux et géographiques diversifiés. L’ensemble des corpus généalogiques
constitués par les chercheurs répond à ces critères (pour les plus anciens
Delmas [1950], Kagame [1961, 1963], Reisdorff [1952], pour les plus
récents, Newburi C. [1974], Meschi [1974], Rwabukumba et Mudandagizi
[1974], Saucier [1974], Vidal [1974], etc.).
c) Les caractéristiques générales des corpus généalogiques
Les recoupements effectués sur l’ensemble des corpus
généalogiques permettent d’indiquer des caractéristiques générales.
1. Le nombre des générations d’ascendants
Les informateurs, nés aux alentours de 1900, retiennent une
généalogie qui comprend six noms d’ancêtres, et plus rarement sept noms. Si
l’on estime une génération à 25 ans, les ascendants situés à la septième
génération précédant celle des informateurs, seraient nés aux alentours de
1725. Ce repère chronologique (circa 1725) marque la limite temporelle du
savoir historique. Toute affirmation portant sur l’historicité de personnages
ou d’événements qui auraient existé ou se seraient produits antérieurement à
ce repère ne peut être qu’hypothétique car il est impossible de les situer par
rapport à une chronologie.
2. La généalogie dynastique des Banyiginya
La tradition généalogique dynastique, relevée par Pagès (1933),
Delmas (1950), Kagame (1959), fait exception à la règle des six ou sept
générations d’ascendants par rapport à un informateur né vers 1900,
puisqu’elle recense 41 noms royaux précédant celui de Musinga (dont le
règne commence en 1896). On n’entrera pas ici dans la discussion sur les
aspects mythiques ou historiques de cette généalogie, on ne s’y intéressera
que d’un strict point de vue chronologique. La seule méthode critique
permettant de vérifier l’existence des souverains et de les situer
chronologiquement est de recouper la généalogie dynastique par d’autres
généalogies : par exemple, lorsque des traditions généalogiques émanant de
divers informateurs attestent que tel roi a été contemporain d’ascendants
ayant vécu dans le premier quart du dix-neuvième siècle (ce roi a conféré un
commandement à tel ancêtre, a conquis la région où vivait tel autre ancêtre,
etc.), on peut raisonnablement affirmer que ce roi a existé et régné au
premier quart du dix-neuvième siècle. Par contre, en l’absence de documents
généalogiques que l’on pourrait confronter à la généalogie dynastique, on ne
peut rien affirmer concernant son historicité. C’est pourquoi l’historicité des
souverains dont la tradition conserve le nom et qui auraient précédé le
souverain régnant circa 1725 ne peut être que supposée.
————
ANNEXE 3
Examen critique de la généalogie dynastique des Banyiginya
Alexis Kagame soutient l’historicité de souverains qui auraient
régné bien antérieurement au deuxième quart du XVIIIe siècle (limite
chronologique du savoir historique). Examinée de façon critique, cette
proposition n’est recevable qu’à titre d’hypothèse.
Premièrement, la liste de souverains qui auraient existé avant 1725
est un document unique, aucun autre document ne permet de la confirmer
(ou de l’infirmer).
Deuxièmement, les corpus généalogiques édités par Alexis Kagame
lui-même rencontrent eux aussi les limites chronologiques du savoir
historique. Ainsi, il a reconstitué l’histoire des corps d’armée créés par les
souverains en s’appuyant sur les traditions généalogiques recueillies auprès
d’informateurs dont les ancêtres avaient commandé ces armées
(Kagame, 1963). Or, l’on peut constater, en comparant l’ensemble de ces
traditions généalogiques qu’elles ne remontent pas au-delà d’un souverain
nommé Cyilima Rujugira (dont le règne débute circa 1750). Sur les
88 armées recensées, 38 auraient été créées avant le règne de ce souverain.
Cependant, les notices concernant ces 38 armées n’indiquent rien d’autre que
le nom du souverain qui aurait créé l’armée, reportent parfois un récit
légendaire (légendaire parce qu’il y a intervention du merveilleux) attaché à
son nom, mais soulignent l’absence de toutes traditions généalogiques. Ces
dernières n’existent qu’à partir de Cyilima Rujugira, ainsi que le précise
systématiquement Kagame pour chaque armée, par une formule dont voici
un exemple : “ A partir de cette époque lointaine cependant, ce sera le
silence le plus absolu jusqu’au règne de Cyilima II Rujugira ”
(Kagame, 1963, p. 61).
3. Tout énoncé historique portant sur un règne antérieur à celui de
Yuhi Mazimpaka ne peut être qu’une supposition non confirmée
Selon la généalogie dynastique, le souverain précédent Cyilima
Rujugira -dont le règne commence vers les années 1750- se nommait Yuhi
Mazimpaka. Son existence est crédible car des traditions généalogiques
recoupent son règne. Par contre, toutes les assertions précédant ce règne ne
sont confirmées par aucune sorte de documents.
III. — ÉLÉMENTS HISTORIQUES SUR LES RELATIONS
PRÉCOLONIALES ENTRE HUTU, TUTSI ET TWA
Il ne s’agit pas, ici, de retracer tout ce que l’on sait des relations
précoloniales entre Hutu, Tutsi et Twa mais d’indiquer seulement les
éléments qui corrigent les versions imaginaires, et cependant très répandues,
de l’histoire de ces relations.
1. La sédentarisation des Hutu et des Tutsi au second
quart du XVIIIe siècle
Dans toutes les régions du Rwanda, les traditions généalogiques
précisent que les premiers ancêtres de la lignée (situés en règle générale six
générations avant celles d’informateurs nés vers 1900) ont défriché (kwica
umugogo) la terre où vivent leurs descendants. Ces derniers se déclarent sans
ambiguïté descendants d’ancêtres hutu ou bien d’ancêtres tutsi (rappelons
que ce terme, désignant les pasteurs, n’était pas, anciennement, répandu dans
tout le Rwanda (Newbury, 1988). Ces traditions généalogiques étaient si
bien assurées et localisées que des enquêtes ont même permis de situer les
espaces défrichés et de cartographier les vagues de défrichements qui ont eu
lieu à partir des années 1740 (Reisdorff [1952], Meschi [1973]). Les
populations qui vivaient au Rwanda, à cette époque, ont donc cessé de
pratiquer une agriculture et un élevage itinérants. On n’entrera pas ici dans
l’analyse des déterminations qui ont suscité ces changements. Il suffira de
retenir que les défrichements, suivis de sédentarisation, étaient accomplis
dans le même temps et sur les mêmes collines par des Tutsi aussi bien que
par des Hutu.
Ces données historiques contredisent une version très répandue
selon laquelle les agriculteurs auraient défriché les premiers, tandis que les
pasteurs seraient venus après eux. En réalité, à partir de 1725, pasteurs et
agriculteurs se sédentarisent ensemble. D’où venaient les uns et les autres ?
Depuis quant vivaient-ils dans les régions qui, plus tard, formeraient le
Rwanda ? Aucun document ne permet actuellement de répondre à ces
questions. Une donnée cependant permet de conclure à une très ancienne
coexistence : le partage d’une seule et même langue par les uns et par les
autres.
Par ailleurs, les traditions ne laissent rien percevoir des relations
entre agriculteurs et pasteurs à cette époque, sinon leur complémentarité
écologique indispensable au développement d’une économie agro-pastorale.
Les documents oraux recueillis par les historiens ne confirment ni n’infirment
les thèses selon lesquelles les pasteurs tutsi auraient envahi les territoires
défrichés par les agriculteurs hutu autochtones et imposé à ces derniers des
relations de dépendance. On ne peut que conclure au caractère purement
hypothétique de ces thèses et, en conséquence, contester leur prétention à
passer pour des vérités historiques objectivement établies.
2. Histoire du contrat pastoral “ ubuhake ”
Les traditions généalogiques conservent le souvenir des divers liens
personnels établis entre les ancêtres et divers personnages (roi, chefs,
membres d’autres lignages). L’un de ces liens est établi par le don d’une ou
plusieurs têtes de bétail, don appelant des contreparties : cette pratique est
connue sous le nom d’ubuhake. Le relevé et le recoupement des traditions
généalogiques qui comportent l’établissement de ces liens permet de retracer
l’évolution des formes prises par l’ubuhake.
Premièrement. Cette relation personnelle est attestée, dans les
généalogies, vers le milieu du XIXe siècle (durant le règne de Mutara
Rwogera). Elle n’est pas fréquente et elle n’implique que de riches éleveurs
recherchant la protection de puissants personnages. Les éleveurs ne
possédant que peu de bétail et les agriculteurs ne nouent pas de telles
relations.
Deuxièmement. A la fin du règne de Kigeri Rwabugiri (circa 1880),
l’on constate l’extension des relations ubuhake. Elles se multiplient entre les
Tutsi et les différentes autorités dont Rwabugiri a augmenté le nombre.
Comme sous le règne précédent, le but de la relation est principalement
d’obtenue une protection politique. On relève aussi, mais beaucoup plus
rarement, l’établissement de relations ubuhake entre Tutsi influents et Hutu
riches qui recherchent une protection pour leur bétail.
Troisièmement. Après la première Guerre mondiale, l’ubuhake
perdit rapidement sa signification politique car le roi et sa cour n’exerçaient
plus qu’un pouvoir délégué et contrôlé par l’administration coloniale. Dans
ce contexte, les contrats d’ubuhake prirent un contenu spécifiquement
économique et concernèrent de plus en plus d’individus : les détenteurs de
grands troupeaux concédèrent des vaches à des Tutsi, pauvres en bétail, et à
des Hutu, en retour, les uns et les autres devaient accomplir diverses tâches
au bénéfice du donateur. Ce fut dans les années 1930 que les clients d’origine
hutu commencèrent à cultiver la terre de leur patron. Cette pratique mit un
dizaine d’années à se généraliser et les premiers tribunaux coutumiers lui
donnèrent valeur d’obligation légale. La pratique de l’ubuhake fut abolie en
1954.
Quatrièmement. Beaucoup d’erreurs furent écrites et professées sur
l’ubuhake. Elles consistaient d’une part à en affirmer le caractère
multiséculaire, d’autre part à l’interpréter comme l’instrument de
l’exploitation économique des Hutu par les Tutsi. Ce sont des
représentations purement anachroniques car elles reportent dans le passé
précolonial des situations qui n’ont existé que depuis la colonisation. Les
enquêtes historiques ont en effet montré que les relations de type ubuhake
sont nées dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qu’elles
concernaient une minorité de pasteurs et qu’à la veille de la conquête
européenne, les Hutu n’étaient qu’exceptionnellement engagés dans cette
relation.
3. L’organisation politique du royaume précolonial
Durant le dix-neuvième siècle, le pouvoir de la dynastie des
Banyiginya a été consolidé, surtout après 1860, durant le règne de Kigeri
Rwabugiri. Ce souverain nomma de nombreux chefs dans les régions qui
reconnaissaient déjà l’autorité de la dynastie et dans les régions nouvellement
conquises, chefs qui faisaient peser les exigences royales aussi bien sur les
lignages tutsi que sur les lignages hutu. Cependant, à sa mort, en 1895,
l’organisation politique et administrative du royaume n’était nullement
homogène. Certaines zones -où avaient été créées des capitales royalesétaient
étroitement soumises à l’autorité du roi et de ses chefs. D’autres
zones acceptaient de donner un tribut au roi, mais continuaient à reconnaître
l’autorité des chefs de clans hutu ou de leurs propres souverains, également
hutu (bahinza), ou de chefs de lignages tutsi influents. Les recherches
menées depuis les années soixante ont particulièrement bien montré que la
région rwandaise précoloniale comportait une mosaïque de pouvoirs. Ce
fait, ignoré des historiens de la première période, a cependant été constaté et
enregistré par des administrateurs coloniaux dans un ouvrage collectif
(Historique et chronologie du Rwanda, 1956). Quant à l’autorité des
Banyiginya, loin d’être inébranlable, elle dépendait de la capacité des
souverains à contrôler les chefs de lignages apparentés à la dynastie et qui
étaient de puissants chefs d’armées. Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, un
sanglant conflit de succession au trône avait affaibli le souverain Yuhi
Musinga : ce furent les Allemands qui l’aidèrent à mater des soulèvements et
à affermir un pouvoir chancelant.
4. Les catégories d’identification des individus et des
groupes à la fin du XIXe siècle
A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs critères définissaient
l’identité sociale. Hommes et femmes faisaient partie d’un clan (ubwoko) -on
retrouvait indifféremment des Hutu, des Tutsi et des Twa dans les mêmes
clans (il existait une vingtaine de clans, certains d’entre eux regroupaient des
dizaines de milliers d’individus). Ils héritaient leur affiliation clanique en ligne
paternelle, de même que leur appartenance à un lignage (umulyango), groupe
formé par les descendants d’un ancêtre connu. Un autre critère, qui ne
dépendait pas strictement de la filiation, contribuait également à identifier les
individus masculins : ils faisaient partie des armées (ingabo), elles-mêmes
correspondant à des territoires. La catégorie Hutu, Tutsi, Twa n’avait pas, à
cette époque, la forte capacité d’identification qu’elle prit durant et après la
colonisation. La dynastie banyiginya était tutsi de sorte que les chefs les plus
puissants, apparentés à la dynastie, étaient eux-mêmes tutsi, ce que ne
manquèrent pas de relever les premiers observateurs européens du Rwanda.
Mais il assimilèrent à tort cette minorité politique (du moins dans les régions
où l’autorité royale s’était imposée) à l’ensemble des pasteurs : de cette
confusion naquit la représentation historique erronée d’après laquelle les
Tutsi formaient une catégorie sociale dominant les Hutu.
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