Citation
Généalogie du corpus racial : une
lecture foucauldienne du passé
rwandais
Sous la direction d’Elsa DORLIN Maître de
Conférence en philosophie politique.
Université Paris I Panthéon Sorbonne
André NISIN D’ORVAL, LOPHISS
Mini-Mémoire de Master 1
Université de la Sorbonne Paris IV
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Sommaire
I.
Introduction ..................................................................................................................................... 4
II.
De la conception juridico-philosophique du pouvoir : universalité, rationalité et finalité ............. 5
1.
Caractéristiques du pouvoir souverain : unité, stabilité et rationalité. ...................................... 5
2.
L’opposition entre pouvoir et savoir ........................................................................................... 6
III.
Remettre en cause la « souveraineté » en posant les 4 caractéristiques du pouvoir
« disciplinaire »........................................................................................................................................ 6
1.
L’immanence du pouvoir ............................................................................................................. 7
2.
La variabilité du pouvoir .............................................................................................................. 7
3.
Le double conditionnement du pouvoir...................................................................................... 7
4.
Le binôme pouvoir-savoir ............................................................................................................ 8
IV.
Généalogie et étude de cas. ........................................................................................................ 8
1.
La méthode généalogique ........................................................................................................... 8
2.
Les caractéristiques de la division ethnique de la société rwandaise. ...................................... 10
A.
Le mythe des deux races et la division physique. ................................................................. 10
B.
Le mythe de l’origine étrangère et la division sociale. .......................................................... 10
3.
Division raciale entre ordre scientifique, ordre politique et ordre social ................................. 11
A.
Un ordre scientifique ............................................................................................................. 11
B.
Un ordre politique ................................................................................................................. 11
C.
Un ordre social ...................................................................................................................... 13
4.
Un exemple de confusion lié à l’assujettissement du savoir : l’ubwoko ................................... 15
A.
5.
V.
Les significations possibles de l’ubwoko dans le Rwanda précolonial. ................................. 15
L’ubwoko et ses généalogies : entre remises en cause et permanence. .................................. 16
A.
L’incomplétude du processus disciplinaire ........................................................................... 16
B.
Le débat : ethnie, race, ubwoko ............................................................................................ 17
C.
Les implications du débat, jeu de pouvoir et dispositifs de savoir........................................ 18
Conclusion. .................................................................................................................................... 19
Bibliographie...................................................................................................................................... 19
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Remerciements.
Ce mémoire est dédié à Carine UMULISA, dont le rôle au sein de l’AERG m’a
aidé à comprendre, à sentir et à réaliser ce que signifie être un rescapé et quel
devrait être la forme que devrait prendre l’aide qui leur est adressé. Mes pensées
vont aussi au Dr Ménélas NKESHIMANA qui m’a gracieusement accueillit chez
lui. Enfin, je souhaiterais remercier Adélaïde UMUTONI SAFARI dont la
présence et le soutien ont contribué grandement à la poursuite de mon analyse.
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I.
Introduction
« J’ai vécu huit ans sans pouvoir rien dire sur mes origines tutsies, rien sur ma famille, rien sur mon
enfance, rien sur ma pensée profonde, rien sur moi. »1C’est par ces mots que Médiatrice, jeune
rwandaise de 11 ans, au moment du génocide des Tutsis d’avril 1994, conclut le récit de sa survie et de
son long périple au Congo. Elle brosse dans des termes d’une extrême délicatesse, ce que fût son
existence durant la décennie 1990. Cette existence pourrait s’il était possible être réduite à n’être que
la tentative d’un groupe de personne pour mener une existence normale dans un Etat qui reconnaitrait
leurs droits les plus basiques.
Cette tentative non seulement échoua mais mit en évidence de quelles manières perverses, un
pouvoir étatique parvint à saisir l’ensemble des ressorts administratifs pour exécuter la destruction
d’une partie de sa population. Ce génocide ne fût pas seulement un massacre, comme il est possible
d’entendre les médias en rapporter chaque jour, il s’inscrit dans une idéologique qui pas à pas sur plus
de 70 ans, émergea, se développa et enveloppa tous les niveaux de l’appareil étatique, engloutissant
ceux qui tentaient de lui résister. Ce long processus ne fût possible que grâce à la concomitance de
deux phénomènes : le premier, le développement prodigieux de dispositifs de contrôle variées,
d’institutions de savoir et de canaux de diffusions à grande échelle au travers des médias, des
institutions scolaires et des politiques de discriminations. Le second grâce à une sophistication d’un
savoir de la race qui produisit non seulement les arguments, les évidences et les ‘vérités’ rendant
légitime un racisme populaire, mais qui s’évertua à fournir la légitimité nécessaire à une entreprise
toujours plus poussé de quadrillement de l’espace politique.
La manière dont le racisme anti-tutsi à pu émerger, diviser une société unifié par une langue,
une histoire et des mœurs communes, résulte de cette conjonction par laquelle l’élément savoirpouvoir s’est au Rwanda coordonné dans une idéologie de la race, produisant un corpus de
1
HAZTFELD Jean, La stratégie des antilopes, 2007. p-81
4|Page
connaissance et un fort courant normalisateur par lequel une connaissance commune, une histoire
commune, des manières d’être communes, furent réduites à n’être que des manières tutsies contre des
manières hutues. Ce processus mérite notre attention dans la mesure où il perdura bien après que la
‘race’ était été scientifiquement invalidé pour aboutir au génocide des tutsies du Rwanda. Dans cette
analyse, il est donc intéressant de s’intéresser à la manière dont l’Histoire du Rwanda, comme Histoire
des banyarwanda (rwandais), fût au travers de l’utilisation d’un corpus de connaissance réévalué,
remodeler et réinvestis dans la société afin d’en modifier la structure sociale et le centre politique.
Dans cette optique, les analyses de Michel Foucault dans son texte, il faut défendre la société constitue
un méthodologie intéressante car elles nous permettent de renouveler l’appréhension du pouvoir en
tenant compte des dispositifs de savoir, de leurs liens et de leurs rapports avec le pouvoir, de leur
objectifs d’assujettissement et de leurs conséquences sur les populations et les savoirs ainsi assujettis.
Dès lors, après avoir présenté la conception juridico-philosophique du pouvoir, nous présenterons les
modifications introduites par Foucault et la méthodologie généalogique qu’il propose. Dans la seconde
partie nous l’appliquerons au cas rwandais en mettant en évidence l’inscription du savoir dans un
ordre politique et social qui se distingue par une série de dispositifs de contrôle et d’assujettissement
du questionnement scientifique dont il prétend pourtant tirer sa légitimité. A la fin de notre application
nous tenterons d’affiner ce modèle d’analyse pour en mesurer les limites.
II.
De la conception juridico-philosophique du
pouvoir : universalité, rationalité et finalité
1. Caractéristiques du pouvoir souverain : unité, stabilité
et rationalité.
Le pouvoir est selon les théoriciens du droit Naturel2 l’attribut de la plus haute autorité,
comme tel, il est « souveraineté ». Selon cette conception « La souveraineté est la puissance absolue
et perpétuelle d’une République (…) c'est-à-dire la plus grande puissance de commander »3 elle est
donc intimement lié à la constitution de l’Etat dans la mesure où il n’y a de souveraineté pleine et
entière qu’en la constitution d’un pouvoir central fort. Historiquement cette souveraineté renvoie à la
constitution des états modernes européens au milieu du XVe siècle. Elle se caractérise alors par une
unicité du centre du pouvoir qui se manifeste par la transition de la féodalité à la modernité et par un
processus de rationalisation qui culmine dans la mise en place d’un discours juridique étatique.
Ainsi pour Hobbes, la souveraineté définit une opposition entre « l’état civil » où règne la loi et
« l’état de nature » où règne la violence. Grâce à l’institution d’un pacte fondateur, les individus
parviennent à évacuer le conflit et la « guerre de tous contre tous » pour la sécurité et la paix sous la
houlette d’un « Léviathan »4. C’est cette évacuation du conflit, puis cette linéarité rationnelle que les
juristes instituant l’Etat vont s’efforcer de retranscrire de manière continuelle jusqu’à nos jours.
Il se dégage la triple idée à l’origine des analyses du pouvoir en terme de souveraineté et la mise en
place de discours juridico-philosophique à savoir : une constitution linéaire (le passage de l’Etat de
nature, où rien n’existe à l’Etat civil par un acte fondateur), ayant un télos (à savoir la préservation des
Thomas Hobbes dans Léviathan (1651), John Locke dans Second Traité du gouvernement civil (1690) et
Jean Jacques Rousseau dans Du Contrat social (1762)
3 Jean Bodin, les Six Livres de la République.
4 Op cit.
2
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droits naturels) et se fondant sa légitimité sur l’universalité (tous abandonnent leurs droits naturels) et
la rationalité des contractants (ils acceptent cet abandon à la suite d’un calcul d’intérêt favorable).
2. L’opposition entre pouvoir et savoir
A cette idée de la souveraineté se greffe, une tradition qui pense le rapport entre savoir et
pouvoir en termes d’antinomie. Cette tradition que Foucault fait remonter à Platon dans la République,
soutient que « là où savoir et science se trouvent en leur vérité pure, il ne peut plus y avoir de pouvoir
politique »5. Dans cette optique, le pouvoir ne peut que, être répressif ou centré sur la domination
violente des individus. Ce présupposé de l’antinomie pouvoir/savoir exerce donc une fonction directe
sur la manière dont le pouvoir s’exerce par la suite sur les individus, la société et le territoire.
Dans l’analyse qu’il fait du pouvoir souverain médiéval, Foucault note ainsi, que la logique de la
punition constitua l’élément clé du pouvoir souverain, parce que « le supplice légitimait le pouvoir
absolu [car] le corps était l’unique richesse accessible »6. En effet, l’idée correspond selon Foucault, à
un système dans lequel, le pouvoir se définit d’abord comme un droit de vie et de mort, qui se
construit sur le découpage licite/illicite. Dans cette optique, le pouvoir est presqu’exclusivement
répressif et vise à atteindre la domination d’un ensemble de corps, au travers des procédés violents et
spectaculaires, sans se préoccuper de connaître les objets sur lesquels, il s’applique7.
Cependant, Michel Foucault propose de s’opposer à cette conception dans la mesure où elle
est incapable de prendre en compte les changements intervenus durant le XVIIIe et XIXe siècle qui
voit une transition du pouvoir d’un aspect souverain, violent et spectaculaire à un aspect
« disciplinaire », qui vise davantage une normalisation des individus et leur assujettissement selon des
procédures diffuses et non réductibles à la violence physique. Autrement dit, l’émergence d’un
nouveau mode de production constitue le « grand renouvellement de l’époque »8 non pris en compte
par les théories contractualistes9.
III.
Remettre en cause la « souveraineté » en posant les
4 caractéristiques du pouvoir « disciplinaire »
Les analyses développées par Foucault se construisent sur quatre caractéristiques du pouvoir : son
immanence, sa variabilité, son double conditionnement et le lien fort qu’il entretient avec le Savoir.
Foucault, Michel, « la vérité et les formes juridiques », in DE
Foucault, Michel, « La prison vue par un philosophe français », L’Europeo, numéro 1515, avril 1975, repris
in DE, volume. 2 texte n°153.
7 Il vise simplement et cruellement { commander ce qui ne s’oppose pas { l’idée de la souveraineté comme
on peut le voir dans la section du contrat social qui traite des individus cherchant à récupérer leurs droits
naturels.
5
6
Foucault, Michel, « Sur la sellette », DE, vol2, texte °152, mars 1975.
Ainsi, « [la] nouvelle forme prise par l’appareil de production, nouveau type de contact entre cet appareil et
celui qui le fait fonctionner ; nouvelle exigences imposées aux individus comme forces productives »9 renforce
l’inadéquation des modèles d’analyses souverainistes.
8
9
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1. L’immanence du pouvoir
Pour Michel Foucault, il n’y a pas un détenteur unique, « le souverain », qui exerce le pouvoir
et une cible unique, le « peuple », sur laquelle le pouvoir s’exerce mais au contraire, il s’agit d’un
attribut socialement diffus qui circule dans l’ensemble du corps social. « il y aura donc un
schématisme à éviter […] qui consiste à localiser le pouvoir dans l’appareil d’Etat et à faire de
l’appareil d’Etat l’instrument […] unique du pouvoir d’une classe sur une autre classe »10 Cette
immanence du pouvoir implique que les phénomènes de pouvoir résultent d’un éclatement des centres
d’influence, des manifestations et des formes qu’il est susceptible de revêtir au cours du temps, puis in
fine des stratégies d’assujettissement et de résistance qu’il est susceptible de produire ou de
rencontrer11.
2. La variabilité du pouvoir
L’éclatement du pouvoir en une série de micro-pouvoirs sous entend que si le savoir est
l’instrument par lequel se construisent les relations de pouvoir, les relations de pouvoir sont ellesmêmes et à chaque fois des rapports de savoir en lutte. Il n’y a donc pas un rapport de pouvoir unique,
stable et descendant, du détenteur au sujet, mais des rapports de pouvoirs en compétition, qui donne
lieu à des stratégies de remise en cause, ce que Foucault nomme subjectivation. C'est-à-dire à une
reprise du discours initial, à sa critique, à sa réinterprétation et à son utilisation dans un cadre modifié.
Le second aspect du lien pouvoir-savoir est donc est donc cette circularité destruction-restructurationcréation qui le caractérise et qui permet de modeler son caractère changeant.
Le pouvoir n’est plus ainsi cette entité stable et cohérente, vantée par le discours souverain qui
légitime le droit étatique ou tend à le présenter comme un bloc monolithique auquel tout individu à le
devoir de se soumettre mais une multitude de micro-pouvoirs en lutte, ou dans une succession de
rapports de force incessants, parmi lesquels l’Etat représente seulement l’impulsion la plus concentrée
mais aussi la plus attaqué et la plus menacé.
3. Le double conditionnement du pouvoir
L’attention sur les relations de pouvoir permet de mettre en évidence que le pouvoir est un processus
en actes c'est-à-dire qui s’incarne et dépend en grande partie de sa capacité à générer des mécanismes
de contrôle s’appuyant sur la norme et non plus sur la violence et le droit. Dès lors, dans leurs
incessants rapports de force, les micro-pouvoirs détruisent mais produisent aussi à partir des « savoirs
historiques locaux » une réalité qui enveloppe les opinions correspondant aux mémoires assujettis.
Cette dimension double du pouvoir comme subversion et comme création culmine dans la gestion des
contenus normatifs du savoir.
Elle est particulièrement visible dans la pacification (relative) des relations entre groupes car elle se
fait par le truchement non plus d’un discours du licite et de l’illicite s’appuyant sur la dissuasion mais
par le recours à un discours normatif s’appuyant sur la persuasion. C’est ainsi que les analyses de
Foucault débouche sur la thèse selon laquelle le pouvoir est indissociable du Savoir, c'est-à-dire que
Foucault, Michel, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Hérodote, n°1,1976, repris dans DE,
vol 3, texte n°169.
11 Ainsi souligne Foucault « pour qu’un certain libéralisme bourgeois ait été possible au niveau des
institutions, il a fallu, au niveau de ce que j’appelle les micro-pouvoirs, un investissement beaucoup plus serré
des individus, il a fallu organiser le quadrillage des corps et des comportements »
10
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tout point d’exercice du pouvoir dans une société moderne est à la fois : le lieu de formation du savoir
(sur le vivant, la folie, le sexe, la petite enfance...) et de façon symétrique, tout savoir établi permet et
assure l'exercice d'un pouvoir.
4. Le binôme pouvoir-savoir
C’est dans cette optique que la science et l’institutionnalisation de son discours, au travers des
« disciplines » joue un rôle fondamental. En effet, l’avènement du discours scientifique constitue une
nouvelle forme de domination qui se base sur la règle naturelle, la norme et s’incarne dans l’institution
de « disciplines ». Cet « assujettissement constant des forces » par la maîtrise du savoir implique que
les problèmes savants ou scientifiques soient d’abord et fondamentalement des problèmes politiques
auxquels une nouvelle génération de stratèges entreprend de résoudre avec de nouvelles techniques.
Celles-ci « définiront un code qui sera non pas celui de la loi, mais de la normalisation et elles se
référeront nécessairement à un horizon théorique qui ne sera pas celui du droit mais le champ des
sciences humaines, et leur jurisprudence sera celle d’un savoir clinique »12.
Ce lien institutionnalisation du savoir et modernisation du pouvoir est particulièrement
sensible dans tous les discours à caractère normatif qui tendent à normaliser un comportement. Ainsi
sous le régime disciplinaire, en opposition avec le régime souverain, il s’agit plus de punir, de ‘châtier’
la déviance que de la corriger et surtout de la prévenir13. Cette tentative peut prendre deux formes :
d’une part, elle peut se faire créatrice et produire ex nihilo un savoir totalement nouveau14. Mais, cette
tentative peut aussi se dérouler par l’assujettissement frontale: à l’élimination physique violente du
pouvoir souverain, se substitue la dé-légitimation scientifique du « savoir des gens », c'est-à-dire la
reprise tronquée, mutilée et reproduite à grande échelle de multiples « savoirs locaux » dans un grand
ensemble organisé et finalisé. Foucault parle alors de « savoirs assujettis » pour désigner les
connaissances problématiques que les mécanismes de pouvoir concurrents ont pu neutraliser et
propose le recours à la grille de lecture de la stratégie pour saisir les enjeux véritables.
IV.
Généalogie et étude de cas.
1. La méthode généalogique
Dans la méthode généalogique qu’il propose, il ne s’agit plus d’analyser « l’édifice juridique de la
souveraineté, du côté des appareils d’Etat, du côté des idéologies qui l’accompagnent » 15 et de se
cantonner à la question « le pouvoir, pourquoi ? » dans la mesure où le modèle souverainiste du
pouvoir a une tendance intrinsèque à se confondre avec l’objet qu’il tente d’analyser, tout en
favorisant la constitution d’une « histoire monumentale » faîte de linéarité, de continuité et de
rationalité, comme si elle avait atteint son télos . Autrement dit, le discours juridique et historique
serait lui-même un effet du phénomène disciplinaire qu’il faut analyser, dans la mesure où ce discours
laisse de côté, tout ce qui a pu à un moment donné peut remettre en cause sa linéarité rationnelle.
FOUCAULT, Michel, Il faut défendre la société, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, vol 3, texte 194.
Ce changement est particulièrement visible au niveau du système judiciaire où « toute la pénalité du
XIXe siècle devient un contrôle non pas tant sur ce que font les individus –est ce où non conforme à la loi ?
[question central dans le régime souverain]- mais sur ce qu’ils peuvent faire, de ce qu’ils sont sujets { faire,
de ce qu’ils sont dans l’imminence de faire » op cit.
14 Dans cette optique les lieux de savoirs deviennent des enjeux importants dans la mesure où c’est dans
ces lieux que vont s’institutionnaliser les formes modernes de la légitimité savante.
12
13
15
FOUCAULT, Michel, Il faut défendre la société, « Cours du 14 janvier 1976 », in DE, vol 3, texte 194..
8|Page
D’où le choix méthodologique qui se propose de partir des relations de pouvoirs ayant conduit à la
constitution et à la structure d’un certain discours à une époque donnée. La généalogie, nom de la
méthode, aura donc deux objectifs d’une part remettre en cause l’édifice juridique est ses
manifestations discursives en recherchant la singularité des évènements historiques tel qu’ils se sont
produit et d’autre part, décomposer les processus d’assujettissement dans les discours qui en rendent
compte et dans les pratiquent qui les propagent.
Au niveau le plus bas, similaire à l’archéologie, elle implique un recours à l’examen des archives et
des sources historiques pour rechercher dans le passé la trace et « la singularité d’évènements hors de
toute finalité monotone »16 c'est-à-dire sans chercher à les ordonnés selon un but historiquement
prédéterminé (tel que le triomphe de l’Etat souverain). Puis en prenant en compte les aspects ‘oubliés’
dans la construction du récit historique souverain ou dans la présentation de la règle juridique, la
généalogie remet ensuite en cause l’universalité de la souveraineté en la situant dans une séquence
particulière et non plus dans un universel donné. De cette séquence historique, il devient possible
d’établir son caractère contingent, grâce à la mise en évidence des luttes et des stratégies ayant conduit
à un rapport donné, d’où il ressort, que la souveraineté n’est pas un processus rationnel.
La généalogie doit ensuite tenter de « faire jouer des savoirs locaux, discontinus, disqualifiés, non
légitimés, contre l’instance théorique unitaire qui prétendait les filtrer, les hiérarchiser, les ordonner
au nom d’une connaissance vraie »17. Elle implique donc le recours à une grille d’analyse dont les
concepts clés tenteront de dévoiler la nature réelle du pouvoir. Ce sont les concepts de « relations de
pouvoir », les « rapports de force » et les « formes d’assujettissement ».
En déplaçant ainsi, la question du pouvoir au niveau des relations de pouvoir, il est possible de prendre
en compte les rapports de force et les « dispositifs de pouvoir » par lequel le pouvoir circule et se
retrouve dans l’ensemble de la société, tout en demeurant inégalitaire. Les « dispositifs de pouvoir »
étant les mécanismes de surveillance matérielle et de contrôle qui assurent le maillage systématique du
temps, de l’espace, du mouvement des individus afin de s’exercer non pas sur les résultats, domaine de
la loi, que sur ses processus d’activité ou action.
Ainsi, de même que la Généalogie de la morale permet à Nietzsche de mettre en le fond de faiblesse
et de ressentiment des théories morales, de même la généalogie du pouvoir devrait permettre de mettre
en évidence les mécanismes à l’œuvre dans le processus même de pacification de la société. Dès lors
en renonçant au discours pacificateur des théories contractualistes, il devienne possible de saisir la
nature et le fonctionnement réel du pouvoir, suggérant ainsi suggère que non seulement, le régime
souverain n’a pas atteint son télos avec la consécration juridique du contrat social, ce qui ferait que
« la politique [apanage de l’état civil] est la continuation [et non l’évacuation] de la guerre par
d’autres moyens »18 mais de plus que le régime disciplinaire peut être ‘déconstruit’ dès lors qu’on
confronte les discours juridiques et historiques aux schémas d’analyse « empruntés [non pas] à la
psychologie ou à la sociologie mais à la stratégie. Et l’art de la guerre »19.
FOUCAULT, Michel, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971
repris in DE, vol 2, texte n°84
17 FOUCAULT, Michel « Cours du 7 janvier 1976 », Il faut défendre la société, in DE vol 3, texte n°193.
18 FOUCAULT, Michel « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens », L’Imprévu n°1,
janvier 1975 repris dans DE, vol 2, texte 148.
19 Op cit
16
9|Page
Afin de mettre en place l’insurrection des savoirs et de mettre en évidence les dispositifs
d’assujettissement, il est donc nécessaire de fixer certains points : d’une part définir le « système de
différenciations qui permet d’agir sur l’action des autres », d’autre part les objectifs poursuivis par
cette action les autres, ensuite les modalités par lesquelles se réalisent cette action et enfin les formes
institutionnelles qui tentent de rendre pérenne cette action. Nous suivront ce processus dans l’analyse
de la division ethnique au Rwanda.
2. Les caractéristiques de la division ethnique de la société
rwandaise.
A. Le mythe des deux races et la division physique.
Le mythe des deux races résulte d’une crise de la représentation ‘charnelle’ du Noir, lors des premières
rencontres entre européens et autochtones. Cette crise apparaît dans les descriptions qui sont faîtes du
physique de certains ruandais : ainsi il (co)existe en Afrique noire, « le Mututsi de bonne race [qui]
n’a, à part la couleur, rien du nègre. Ses traits, […] sont d’une grande pureté ; front droit, nez
aquilin, lèvres fines »20à l’inverse de celui-ci le Muhutu est (décrit) comme un individu ‘noir’, avec le
nez plat, des lèvres proéminentes, des traits grossiers. Ces descriptions sont particulièrement
frappantes dans les comptes rendus des premiers explorateurs et des premiers missionnaires (Kandt,
Speke, Gotzen, Hirth) car elles conduisent à une réévaluation des théories ‘raciales’ prétendant fonder
scientifiquement les différences entre les individus.
Parmi les théoriciens de cette histoire naturelle, il faut noter l’importance prise par les thèses d’un
Linné dans son Systema Naturae (1758) pose l’idée qu’à partir des traits ‘physiques’ des individus, il
est possible d’établir une hiérarchie des vivants avec au sommet les « anthropomorpha » (les futurs
primates) formant le genre humain. Ceux-ci sont eux-mêmes divisés en quatre « races » allant de haut
en bas, des Européens –les caucasiens, des Américains, des Chinois et enfin des Africains. Ces
derniers étant physiquement et intellectuellement les plus proches du stade primitif. Le naturaliste
Buffon avance quant à lui le thème de la dégénérescence, en faisant de la couleur ‘blanche’ la couleur
originelle de l’Homme tandis que les autres ne sont que des dégénérations, le ‘Noir’ étant son
antinomie totale. Par voie de conséquence, le ‘noir’ opposé au ‘blanc’ devient synonyme de
dégénérescence totale. Cette double idée amène alors une ordination des observations afin de les faire
correspondre aux théories en cours.
B. Le mythe de l’origine étrangère et la division sociale.
Ce phénomène est aggravé d’autant plus par les multiples observations sociales qui mettent en
évidence, le degré de cohésion et l’unité linguistique de l’Empire du clan Nyiginya, l’inégalité entre
une noblesse majestueuse et une ‘masse’ de paysans pauvres et enfin la violence des changements
politiques. Dès, lors l’idée selon laquelle il n’est pas possible de trouver en Afrique quelque chose qui
ressemblerait à une civilisation, quelques personnes qui posséderaient une beauté européanisée et enfin
un degré de développement qui pourrait tenir la comparaison avec les sociétés occidentales, favorise le
recourt à une explication externe du fait social observable par le recours à la théorie aryenne qui
explique que la civilisation observable provient nécessairement d’une « descente primordiale des
20
Harroy, p 28
10 | P a g e
peuples blancs ». Ceci n’est que la reprise de la thèse de Gobineau selon laquelle aucune civilisation
ne peut se former sans l’initiative d’un peuple de race blanche21.
3. Division raciale entre ordre scientifique, ordre politique
et ordre social
A. Un ordre scientifique
Il est dès lors essentiel de souligner deux points importants qui dictent le principe de la
division raciale. D’un côté, elle s’inscrit dans un ordre savant qui tente de fournir la compréhension
des faits au sein d’une communauté de penseurs donnés. L’élément clé de cet ordre du discours est
sans contexte, le caractère public et institutionnalisé des prises de positions : ainsi tous les individus de
l’époque (explorateurs isolés, missionnaires ou colons) publient des comptes rendus, des récits de
leurs voyages, des descriptions ‘ethnologiques’. Ces publications s’inscrivent dans des structures
académiques et ou ‘scientifiques’22 et se répondent entre elles.
Dans cette dimension, ce sont des interrogations scientifiques ou pseudo-scientifiques qui déterminent
les questions23 : ainsi il est nécessaire de replacer les écrits, même racistes, de l’époque dans le
contexte savant de l’époque, c’est à dire dans une démarche scientifique qui cherche à expliquer, la
nature des relations humaines, les types (la dimension du classement étant essentielle) et les causes des
différences observables dans la physique des corps enfin les déterminants du mouvement social : dans
cette optique la question des ‘origines’, des taxinomies et la tentative qui court dans tout le siècle de
fonder de fonder cette science, l’histoire naturelle, en la réduisant à sa composante biologique
enveloppe les débats théoriques de l’époque, puisqu’elle se bâtit sur le présupposé selon lequel, la
‘race’ est le niveau adéquat pour saisir les différences d’aptitudes et d’évolution des groupes humains.
B. Un ordre politique
Cependant, à mesure que ce savoir s’institutionnalise, la division raciale s’insère de plus en
plus dans un ordre politique pour lequel, elle constitue une expertise reconnue. Cette tendance sera
renforcée par la systématisation des réflexions sur la race et par le développement d’une connaissance
appliquée qui tente de répondre aux besoins de l’entreprise coloniale.
Dans le cas du Ruanda, cette collusion est aggravée d’une part, par le rapport inégal entre un pouvoir
étatique ne connaissant que peu de chose du territoire qu’il doit administrer, la Belgique occupant le
Ruanda en 1916 à la suite de la défaite allemande et une institution en pleine structuration et présente
Gobineau de, Arthur, Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-55)
Ainsi, John Hanning Speke affilié à la Royal Geographical Society publie Journal of the Discovery of the
Source of the Nile (1863), Stanley soutenu par des journaux publie How I Found Livingstone; travels,
adventures, and discoveries in Central Africa 22et quelques années plus tard, Through the Dark Continent 22 et
Oscar Baumann Durch MassaÏland Zur Niquelle (1894), l’explorateur allemand qui rencontre le mwami
Kigeri IV Rwabugiri, le comte von GOTZEN publie Durch Africa von nach West (1895) Richard Kandt affilié
à une société de géographie allemande dont le dirigeant est le Duc de Mecklembourg-, haut dignitaire de
l’Empire fait publier { Berlin son Caput Nili (1905).
21
22
23
Cédric Grimoult, Évolutionnisme et fixisme. Histoire d’un combat 1800-1882, CNRS Éditions, Paris, 1998.
11 | P a g e
depuis 1900, la Société des Missionnaires d’Afriques, les Pères Blancs, vivant parmi les autochtones,
partageant leurs mœurs et ayant entrepris au travers d’un système de publication24, soutenus dans des
institutions soit académiques soit ayant des ramifications avec les milieux gouvernementaux, de
produire un savoir objectif des sociétés où elle est présente25 et de transcrire par écrire la langue des
autochtones. Les dispositifs de savoir, tel que les sociétés savantes et les maisons d’éditions précédent
et orientent non seulement les actions immédiates mais aussi l’horizon théorique de la colonisation,
tandis que le système de récompense académique termine d’asseoir la légitimité du ‘savoir racial’ bien
avant que ne se mette véritablement en place la colonisation26.
Dès lors, ce qui change avec l’arrivée des explorateurs coloniaux, comme Richard Kandt, par
opposition aux explorateurs aventuriers des premières découvertes, puis se poursuit avec les Pères
Blancs sous les mandats de Hirth, Classe et Perraudin, c’est le caractère systématique de leurs
réflexions et la volonté de les intégrer dans une doctrine générale de la gestion des masses indigènes,
autrement dit de les intégrer dans une politique finalisée de gestion de la population, qui peut avoir
pour finalité l’évangélisation ou la domination, mais qui dans les deux cas possède nécessairement une
dimension contraignante importante. Dès lors, le renforcement de la collusion entre missionnaires et
acteurs coloniaux, obéit à la volonté mutuelle de parvenir à un contrôle plus étroit des ‘masses’, qui se
traduit par une affinité élective entre les moyens utilisées et les fins visés.
Ainsi, si la décision de maintenir les autorités autochtones et d’appliquer le principe de l’indirect rule
renforcé27, une politique héritée des allemands28 qui vise à l’origine à limiter les coûts et met en
évidence le caractère non stratégique du Ruanda, change de sens pour signifier après 1920, une
politique coloniale visant à la « mise en valeur » rationnelle du territoire, elle s’accommode à la fois
des autorités existantes dont elle cherche à les intégrer les revendications, en les tenant pour
l’excroissance mécanique de la population, mais de plus s’accommode d’autres acteurs poursuivant
des fins connexes, tel que les missionnaires catholiques. Ceux-ci étant membres d’une organisation
structurée choisissent eux aussi de porter leurs actions dans un premier temps, sur les élites locales, en
tentant de les convertir selon le principe du cujus regio ejus religio29 dans cette optique,
l’identification des élites et des classes dirigeantes est essentielle.
Or dès le départ, les dirigeants des Pères Blancs prennent position pour un groupe qu’ils
contribuent à créer, à unifier et à favoriser, les nobles riches et élancés gravitant autour de la cour
royale, qui seront bientôt désigné comme les Batutsi. Aux descriptions « Les Batutsis ont pour eux le
Un des missionnaires des Pères Blancs, Wilhem Schimdt fonde à Vienne le journal Anthropos (1906) qui
devient par la suite l’Institut Anthropos (1932) spécialisée dans la linguistique, l’anthopologie et l’histoire
des religions en Afrique
25 Ainsi avant même que le fait colonial ne prenne un tour nouveau, des missionnaires tel que Jean Michel
van der Burgt (1863-1923), publie en 1899 un premier manuscrit d’un dictionnaire français-kirundi25,
Julien Gorju premier vicaire apostolique du Burundi, publie Entre les lacs Victoria, Albert et Edouard
(1920) Félix Dufays (1877-1954) est un Luxembourgeois arrivé au Rwanda en 1903 pour y fonder la
mission du Mulera Pages d'une Épopée africaine - Temps troublés, 1928, fait le récit des difficultés de la
fondation de Mulera en 1903 jusqu'au meurtre du Père Loupias en 1910
26 Ainsi, Jan Martin-Michel van der Burgt est « décoré par les autorités allemandes », Adolphe Lechaptois
(1852-1917) du vicariat du Tanganyika reçoit la médaille d'argent de la Société géographique de Paris,
Julien Gorju26 (1868-1942), premier vicaire apostolique du Burundi et traducteur du kinyranda en
alphabet latin, « reçoit un prix de l'Académie française ».
24
‘renforcé’ parce qu’il donnera lieu tout de même { un refonte totale de l’organisation sociale et politique
de la société ruandaise. Voir Réforme Morthehan
28 En 1914, date de début de la guerre, l’ensemble des effectifs coloniaux se lèvent { 10 personnes voir
LEMARCHAND René, Rwanda and Burundi, Pall Mall Press, London, 1970, p 63
29 Paul Rutayisiré, La Christianisation du Rwanda, 1900-1945, Fribourg, Suisse : Éd. Universitaires, 1987
27
12 | P a g e
savoir-faire, le tact, des manières que n’ont pas les Bahutus plus frustres et plus timides. Ils ont
encore un sens réel du commandement, qui se remarque même chez des enfants de quatorze ou quinze
ans. Le Muhutu, lui, est travailleur, plus tenace, mais moins dégrossi »30 succèdent les explications
« Les Batutsi ont le type caucasique et tiennent du sémite de l’Asie antérieure […] Avant d’être ainsi
nigricisés, ces hommes étaient bronzés. » 31 desquelles dérivent les prescriptions « Quant à nousmêmes, au point de vue religieux, puisque c’est le nôtre, nous croyons, expérience faite, que l’élément
mututsi est pour nous le meilleur, le plus actif, le plus convaincu, le plus capable de faire dans la
masse le rôle de ferment »32. Celles-ci répondent aux positions antérieures d’un Kandt écrivant « Von
Goetzen trouva le peuple Wahutu dans une dépendance d’esclaves des Watutsi, une caste de nobles
étrangers sémitiques ou hamitiques dont les grand-parents, venant des pays Galla au sud de
l’Éthiopie, s’étaient appropriés tout le territoire interlacustre […] pour imposer leur influence dans
cette partie de la 'Deutsch-Ostafrika',[les autorités allemandes ]auront besoin de la classe politique
dominante des Batutsi dont il faudra maintenir l'hégémonie »33.
Ainsi dans les écrits de Kandt, puis dans ceux des missionnaires, on retrouve les trois étapes de la
description, de l’explication puis de l’expertise qui fonderont les bases du système coloniale et de la
collusion toujours plus grande entre savants et colonisateurs en basant le pouvoir sur l’ordination du
savoir. Deux tendances nettes se dessinent alors : celle qui pousse vers une sophistication des énoncés
et des théories et conduit à la création constante entre 1850-1920, de nouvelles disciplines telle que
l’anthropométrie, la craniométrie, la phrénologie sensée rendre compte de la pertinence des approches
sur le sujet; et de l’autre côté, celle qui pousse à une expertise concrète épousant de plus en plus les
objectifs directs de la colonisation ou de l’évangélisation afin de fournir une base ‘scientifique’ ou du
moins légitime à l’action « civilisatrice » quitte à s’éloigner davantage des standards et des
questionnements tels qu’ils se posent pour les scientifiques à partir de 1945, c'est-à-dire quitte à perdre
sa nature scientifique.
En ce sens les trois plus grands représentants religieux34 au travers de lettres, de journaux et de prises
de positions publics : assure la continuité du savoir raciste qui de 1905 à 1989, c'est-à-dire jusqu’après
le passage à la seconde république et donc bien après la décolonisation fonde l’Etat rwandais va
dominer la société ruandaise et rwandaise. Cette double tendance correspond à un renforcement de la
demande coloniale notamment du fait de la mise en place de l’indirect rule encadrée, c'est-à-dire du
maintien des élites locales, qui implique une connaissance des individus sur lesquels le pouvoir doit
s’exercer, mais paradoxalement, de la demande toutes aussi fortes des nouvelles autorités rwandaises
de la 1ère et 2ème République, élevés dans la religion raciale des missionnaires chrétiens. Dans cette
optique le discours racial forme un ordre social.
C. Un ordre social
Si l’expertise raciale se trouve intégrer au cœur de l’entreprise coloniale, à laquelle elle fournit
des données et des bases argumentatives, en retour cette intégration dégage un savoir intégrer par le
pouvoir colonial au sein des institutions de savoir en premier lieu desquels, les écoles. Ainsi le savoir
racial ne se limite pas à n’être qu’une expertise pro-gouvernementale, elle s’insère en retour dans les
Dominique Franche, Rwanda, généalogie d’un génocide, Paris, Editions des Mille et Une Nuits, 1997, p. 41
Propos du chanoine Louis De Lacger in Dominique Franche, Rwanda, généalogie d’un génocide, Paris,
Editions des Mille et Une Nuits, 1997
32 Paul Rutavisire, La Christianisation du Rwanda de 1900 à 1949, Fribourg, 1987, p. 167.
33 S. Minnaert, Premier voyage de Mgr Hirth au Rwanda, Kigali, 2006, p658-659.
34 Mgr Jean-Joseph Hirth (remplacé en 1922 par) Mgr Léon Classe (remplacé en 1955) par Mgr André
Perraudin (en place jusqu’en 1989)
30
31
13 | P a g e
politiques de démocratisation de l’enseignement (1881-1890) qui devient, en France, laïc et obligatoire
à la même époque35 et qui en Belgique, étant profondément catholique est confié à l’Eglise catholique
créant ainsi en Europe et outre-mer les conditions d’un rapprochement entre but politique et objectif
religieux et in fine d’une disciplinarisation des individus vis-à-vis de l’entreprise coloniale. Dès lors, la
sémantique coloniale n’est plus cette entreprise d’exploitation esclavagiste du XVe siècle, mais
devient dans l’enseignement des ‘masses’ une « mission civilisatrice »36 impliquant des droits et des
devoirs pour le colonisateur et pour tout acteur disposant d’une autorité c'est-à-dire pour les élites
locales aussi. De cette sorte, le sens ‘public’ de la colonisation s’en trouve modifié37 le développement
de l’institution scolaire va aller de pair avec le développement de l’entreprise coloniale, et la
structuration du savoir racial dans les sociétés savantes, telle que la très influente Société des
anthropologues de Paris renforce les liens avec les lobbies coloniaux du début du XIXe siècle.
Ainsi au moment des premières découvertes au Ruanda, l’histoire naturelle (l’anthropologie raciale)
occupe déjà une place centrale dans l’enseignement scientifique primaire et secondaire38, qui
normalisent les présupposés des futurs acteurs sociaux et enveloppe les développements académiques
de futures disciplines coloniales. De ce point de vue, il faut noter les publications des « évangélisés »
ainsi que des anthropologues « professionnels » pour saisir la continuité du paradigme racial.
Ces publications se situent soit dans un style encyclopédique et statique cherchant à rendre compte de
la tradition ruandaise, comme un tout statique, immuable et unifié, dont Alexis Kagamé est le
représentant le plus connu39, soit dans une réflexion dans le cadre racial visant à produire une théorie
globale toujours plus sophistiquée de la nature, de la structure et de la stabilité des différentes
« ethnies »40. C’est dans cette catégorie, qu’il faut ranger l’Ecole belge de l’ethnohistoire rwandaise 41
dans la mesure où elle se construit dans et par l’intégration raciale, sans remettre en cause l’idée toute
coloniale d’un génome ou d’une entité biologique s’associant aux groupes qu’elle étudie42.
Ainsi à partir du renforcement de la colonisation, ces savoirs deviennent l’objet d’un enseignement
non plus simplement comme savoir d’une science expérimentale réfléchissant sur la génétique des
Jules ferry associe son nom aux lois scolaires de 1881-1882 voir Furet, François (dir.), Jules Ferry,
fondateur de la République, EHESS, 1985.
36 Op cit.
37 comme l’illustre Jules Ferry dans ses discours mêlant scientificité, opportunisme politique et moralité,
« le côté humanitaire et civilisateur de la question. [...]Il faut dire ouvertement qu’en effet les races
supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. [...] parce qu’il y a un devoir pour elles […] le devoir de
civiliser les races inférieures. » in Manceron, Gilles 1885 : le tournant colonial de la République, Paris, La
Découverte, 2007, 166 p.
38 J. Langlebert , Histoire Naturelle ( 1885) in Histoire de France, conforme aux programmes officiels du 18
janvier 1887, par C.S. Viato
39 Voir ses écrits Inganji Karinga (le Tambour victorieux). Kabgayi, Éditions Morales, 1943.Indyoheshabirayi, Éditions Royales, Kabgayi, 1949. Traduit par Anthère Nzabatinda, sous le titre Le Relève-goût des
pommes de terre, Paris, Les Classiques africains, 2004Le code des institutions politiques au Rwanda
précolonial, Bruxelles, IRCB, 1952.Les organisations socio-familiales de l'ancien Rwanda. Bruxelles, ARSC,
1954, 355 pLes milices du Rwanda précolonial. Bruxelles, ARSC, 1963
40 Luc de Heusch, « Anthropologie d’un génocide : le Rwanda », in Les Temps Modernes,n° 579, décembre
1994,
41 De Lacger, De Heusch, Vansina, Reytljens, L’Afrique des Grands Lacs en crise. Rwanda, Burundi : 19881994, Karthala, Paris, 1994, “Rwanda, ten years on: from genocide to dictatorship.” Dans The political
economy of the Great Lakes Region in Africa: the pitfalls of enforced democracy and globalization. Marysse
S. [edit.], e.a., Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005.
42 Vidal, Claudine, « Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache » Cahiers d’Etudes
africaines IX (3). 35. 384-401. « Situations ethniques au Rwanda, » dans Au coeur des ethnies. J.L. Amselle
et E. M'bokolo, ed., Paris, La Découverte, 1985, rééd. La découverte/Poche, 1999.
35
14 | P a g e
populations, mais comme une science historique à grande échelle organisant le passé et le devenir des
Nations. Une seconde vague de publication vulgarise alors les théories raciales en direction de la
jeunesse des pays coloniaux et des colonisés, en s’efforçant d’allier histoire naturelle à devenir
historique. Nous pouvons citer dans cette optique les écrits du Révérend Pagès43 et du chanoine
français Louis de Lacger44 qui théorise les mythes des deux races et de l’origine étrangère des Batutsi
et accentue l’assimilation de la société ruandaise à la société féodale du Moyen-âge français en
magnifiant ainsi le geste évangélique et colonial.
C’est dans ce contexte qu’il faut noter deux particularité propre Ruanda à partir de 1917
jusqu’en 1994 : la mise en place du pouvoir disciplinaire dans ce pays résulte clairement du contexte
raciste des sciences humaines de l’époque, mais c’est uniquement le monopole exercé dans le contenu
du savoir aux seins des institutions scolaires au Ruanda et les pratiques discriminatoires liées à la
forme du savoir, qui fait de l’institution scolaire missionnaire l’unique voix d’accès aux postes les plus
élevés dans la structure monarchicoloniale du Ruanda, qui installe durablement le principe racial
comme mode d’assujettissement dans le contenu et dans la forme.
En effet, les missions catholiques en charge de l’enseignement pratiquant une discrimination pour les
filières menant à l’administration coloniale impliquent pour les colonisés, d’être ‘riche’(en bovidé),
tutsi (morphologiquement) et évangélisé (au sein des missions catholiques et non protestantes par
exemple), ce qui produit à côté d’une révolution dans la structure sociale « traditionnel » une
confusion complète du sens des mots et du passé.
4. Un exemple de confusion lié à l’assujettissement du
savoir : l’ubwoko
A. Les significations possibles de l’ubwoko dans le Rwanda précolonial.
Cette confusion est particulièrement éclatante dans l’utilisation du terme ubwoko 45 pour décrire la
race, puis l’ethnie. En effet, il désigne à l’origine le sentiment d’appartenance à un objet donné, ce
peut donc être, l’appartenance à un clan, un lignage, une région, une famille ou un statut social en
aucun cas, il ne se pense en terme ‘raciaux’ dans la mesure où, l’élément structurant, le clan et le
lignage, sont autant de microsociétés avec une forte mobilité sociale46.
Pagès, A. Au Ruanda sur les bords du lac Kivu ; Un royaume hamite au centre de l’Afrique,
Bruxelles :Institut royal colonial belge. 1933
44 De Lacger, Louis, Ruanda, (Kabgayi :Vicariat apostolique) 1937.
45 Cette analyse pourrait aussi être faîte à partir du terme ubuhake qui fût traduit comme étant un
« contrat de clientèle » dans la pure logique féodale, entre un pasteur tutsi et un agriculteur hutu, le
premier oppressant le second pour en faire son ‘serf’. Ceci permit de jeter la confusion sur ce qu’était
vraiment l’ubuhake, ses variantes régionales (dont l’ubukonde) et enfin, la mise en place hors de toutes
traditions d’une série d’impôts coloniaux ayant des noms ruandais (l’uburetwa, l’agriculture collective,
l'akazi, une corvée obligatoire et l'ikoro, un impôt en argent).
46 Il existait deux grands types de processus de définition social, le premier renvoyait le tutsi à un mode
de vie lié { la richesse, où l’individu n’était pas riche parce qu’il était tutsi, mais au contraire, il était
considéré comme tutsi parce qu’il était riche, sans que cela ne se réfère nécessairement { sa généalogie ou
que cela assure la condition de ses descendants : ainsi, les chefs Hutu ou des Hutu riches qui se mariaient
avec des femmes Tutsi et leurs enfants devenaient Tutsi, c'est-à-dire qu’ils appartenaient { la haute
société. Tandis que les Tutsi appauvris, c’est-à-dire ’déchus de leur richesse bovine’, se sont intégrés dans
la catégorie des agriculteurs, considérés comme une classe laborieuse. Ce mépris social pouvait se
propager ensuite sur plusieurs générations mais il n’était pas inscrit dans une conception racial et
nécessaire qui fait d’un individu, tel membre naturelle d’une classe : ainsi, les enfants de père Tutsi ou de
Tutsi appauvris et nés de femmes esclaves, qui pouvait "en principe" être considéré comme des Tutsi,
selon la conception raciale, étaient pourtant considérés dans la société ruandaise comme Hutu. Dès lors, la
43
15 | P a g e
Dans cette optique, où les tutsis et les hutus sont présent indistinctement dans tous les groupes
présentés, l’utilisation de l’ubwoko comme définition de la race a impliqué en retour une destruction
systématique des autres solidarités possibles, tel que le clan ou le lignage. C’est dans cette optique que
la réforme Mortehan qui à partir de 1926 entreprend de construire le modèle d’indirect rule « le plus
direct possible »47 apporte une rigidification des identités « raciales ». Elle conduit en effet à une
réforme de la structure du pouvoir politique afin d’obtenir une entité totalement hiérarchisée intégrant
au sommet, la monarchie belge et faisant de la monarchie autochtone Nyiginya son bras séculier en
rapport avec les populations, et rendant plus simple la perception de l’imposition.
Concrètement, tandis que les fonctions de chef militaire, de chef du sol et de chef des pâturages, qui
maintenaient les solidarités multiples de l’ubwoko, étaient supprimés pour être remplacé par celle de
chef et de sous chef, fonctionnaires autochtones rémunérés par la Tutelle, la réforme Mortehan
renforça le changement en fixant les identités raciales sur les cartes d’identité selon un critère fiscal, la
possession de plus de 10 vaches lors du recensement de 1931. Si elle fixait l’assiette fiscale et ouvrait
la voie à une imposition des mêmes groupes d’individus, ce qui occasionna d’ailleurs un important
courant d’émigration dans les territoires limitrophes, en retour, en conditionnant l’accès à certains
postes les plus en vue et les mieux rémunérés, aux individus ainsi imposables, elle leur assurait une
croissance continuelle de leurs revenus.
De plus, dans la mesure où un système de soutien inconditionnel fût apporté à un clan unique, avec la
possibilité offerte de s’emparer et de redistribuer selon ses propres besoins et objectifs, les richesses et
les territoires disponibles des autres clans, le phénomène de concentration du pouvoir se renforça
encore pour faire apparaître une situation d’inégalité et de blocage –le blocage institutionnel étant
réellement le pire- que la société ruandaise n’avait jamais connu auparavant.
Dans cette nouvelle optique, les « savoirs locaux » furent d’autant plus vite assujettis que leur
assujettissement garantissait en retour l’accès à des niveaux de pouvoir inconnus jusqu’à là. La
christianisation du Ruanda se fît donc au travers d’un détournement profond des identités
préexistantes, dont l’aspect le plus important fût la création ex nihilo d’un corps de « coutumes du
pays », ‘umuco w’igihugu’ sensé contenir les lois traditionnelles des rwandais avant toutes
colonisation, qui aboutirent à cristalliser sur des bases racistes les changements et les conflits sociaux.
5. L’ubwoko et ses généalogies : entre remises en cause et
permanence.
A. L’incomplétude du processus disciplinaire
Pourtant malgré le contenu du savoir dispensé et les pratiques discriminatoires, les acteurs
politiques48 ou religieux49 en viennent parfois à douter des mythes enseignés50 : les réflexions du
compétition sociale pour changer son statut devient très forte : c’est dans ce contexte que se mit en place
le second processus de tutsification concomitant du développement de la puissance du clan Nyiginya : il
permettait au mwami de ce clan de récompenser ses fidèles en les gratifiant de richesses, qui pouvaient
être bovines, territoriales et/ou militaires, grâce { ce processus ‘d’anoblissement’, le mwami pouvait { la
fois élever le statut social de ses sujets les plus loyaux et favorisé chez les autres le désir de soumission. Ce
processus devint essentiel au développement de la monarchie Nyiginya et favorisa une ‘mobilité réglée’
sur le pouvoir politique. Les tutsis étant alors ceux qui sont fidèles à la royauté Nyiginya : le clan des
Bashete considérés comme un lignage ‘Tutsi’ dont le fondateur était pourtant un Twa anobli vers 1750 par
le roi Cyiirima II Rujugira, est l’exemple type de ce processus.
47 Ce que nous avons nommé l’indirect rule renforcé
48 le Mwami Yuhi V Musinga, tutsi s’il en est, s’exprima ainsi « certaines personnes peu ou mal informées
répètent ou écrivent volontiers que les Batutsi sont venus en conquérants, ont spolié les Bahutu de leurs
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premier évêque autochtone, issue de la filière des fils de chefs de l’école missionnaire, et donc
théoriquement ‘tutsi’, Aloys Bigirumwami en 1933 illustre le maintien d’un doute primordiale quant
au savoir : « Voici le nœud du problème : qui est Hutu ? qui est Tutsi ? qui est Twa ? Peut-on déterminer cela à
partir de traits physiques, des origines, du pouvoir ou de la richesse ?[…] Moi-même j’ai toujours cru que
j’étais Tutsi (mais sans en être certain) j’ai été convaincu du contraire en lisant l’ouvrage du Père Delmas
attestant que les Abagesera sont des Hutu »51. Ce témoignage et d’autres analogues d’acteurs, ayant subit
ou mis en place l’assujettissement de la société, permet de mettre en évidence de quelle manière, la
mise en place d’un savoir ‘officiel’ ne fût pas le résultat d’un processus continu et aboutit, mais les
conséquences instables d’une succession d’évènements contextuels et d’une constante réinterprétation
des actions passées dans le cadre des institutions de pouvoirs et selon les lignes conductrices du savoir
colonial.
Ainsi, le retournement d’alliances au sortir des années 1950 met en évidence l’idée que réduire le
pouvoir à sa fonction créative de connaissances ou au lien savoir-pouvoir ne permet pas d’une part de
saisir qu’il existe des dynamiques sociales qui en sont distinctes et que d’autre part, la méthode
généalogique, ou « l’insurrection des savoirs assujettis » peut fournir paradoxalement les bases d’une
nouvelle forme de savoirs assujettis, en lieu et place du dé-assujettissement visé. Cela fût au Rwanda
notamment dû au fait que la confiscation progressive des « savoirs locaux » opérée dans les contenus
du savoir, se perpétua par l’hégémonie de la Société des Missionnaires d’Afrique, et plus
généralement de l’Eglise catholique, sur la forme institutionnelle du savoir, c'est-à-dire dans
l’ensemble du système de formation et d’enseignement.
Ainsi de 1950 à 1959, le changement « démocratique » qui favorise l’émancipation du ‘peuple
majoritaire’ en les plaçant au cœur du jeu sociopolitique, s’il modifie dans son application le principe
racial, le consacre dans son esprit en inscrivant le dé-assujettissement des ‘masses oppressées’ dans la
continuité du principe racial : schématiquement ‘être dé-assujetti c’est donc être hutu et se savoir
oppressé par le tutsi’. Dès lors, de la même manière que la définition du tutsi s’était construite par une
réorganisation des savoirs locaux au sein des élites précoloniales, de la même manière la définition du
hutu se construisit, selon les canons des mythes raciaux et de l’origine étrangère, par une
réinterprétation totale de l’histoire rwandaise au sein des nouvelles élites populaires et évangélisées de
la 1ère et 2ème République rwandaise.
B. Le débat : ethnie, race, ubwoko
Mais tandis que d’une part, dans la communauté scientifique mondiale, le savoir racial du
XIXe perdait à partir de 1945 ses aspects scientifiques pour finir disqualifié dans ses vérités
fondamentales, notamment l’existence des races, du peuplement et de l’origine étrangère d’un groupe
particulier au Rwanda52, et que d’autre part dans la communauté politique mondiale, le savoir racial
du XIXe était disqualifié comme analyse non-valide de l’organisation et du fait social, notamment à
terres et les ont maintenus à un rang inférieur» in Dominique Franche, Rwanda, généalogie d’un génocide,
Paris, Editions des Mille et Une Nuits, 1997, p. 54.
49 le Père De Lacger, auteur du manuel Ruanda reconnaît aussi « Le terme mututsi ne désigne plus
aujourd’hui aussi exclusivement qu’{ l’origine les "bien-nés"[…] Mututsi et muhutu sont des mots qui tendent
{ perdre leur sens proprement racial et { n’être plus que des qualificatifs, des étiquettes sous lesquelles se
rangent capitalistes et travailleurs, gouvernants et gouvernés. » Op cit.
50 Frédéric Rubwejanga, « Alexis Kagame, l’homme » paru dans le numéro spécial de la revue Education
Science et Culture, juin 1988, n°20, Alexis Kagame : l’homme et son œuvre, Actes du colloque international à
Kigali, du 26 novembre au 2 décembre 1987 ; Vidal Cl., « Alexis Kagamé », entre mémoire et Histoire, dans
History in Africa 15, (1988) p. 493-504
51 Extrait de « Ibaruwa ya Musenyeri Bigirumwami » Ingingo z’ingenzi mu mateka y’u Rwanda. Imyaka
cumi y’isabukuru y’ubwigenge 01.07.1962-01.07.1972, umusogongero wa kabili, Kigali, Ibiro by’amakuru
muli Prezidansi ya Repubulika, p. 33
52
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gonthier, Unesco, 1961, p. 33
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cause des pratiques d’eugénismes, de discriminations et génocidaires à l’encontre des populations
juives et tziganes d’Europe durant la Second Guerre mondiale que ce savoir induisait ; au Rwanda, au
contraire le savoir racial du XIXe siècle perdura encore longtemps après sa double disqualification
notamment à cause de la forte présence sociologique des religieux ou des individus, rwandais et nonrwandais, formés à la pensée de l’Ecole belge de l’ethnohistoire du Ruanda53, dans les institutions de
savoirs et dans les structures du pouvoir étatique.
C’est sans conteste la tentative de réduire le nouveau concept d’analyse « l’ethnie » à n’être qu’une
forme culturelle de la race traduit le mieux les tensions et les processus d’assujettissement en cours
après la double disqualification des années 1945. En effet, cette tentative forte dans les milieux
universitaires rwandais, aboutit à une tension entre deux sens contradictoire du terme ubwoko : soit
l’ubwoko désigne la transcription rwandaise de l’ethnie et dans ce cas, en se rapportant à sa définition
scientifique, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’ethnie au Rwanda, soit au contraire on réduit l’ethnie
n’être que la transcription internationale de l’ubwoko rwandais, c'est-à-dire une division naturelle par
laquelle les groupes s’opposent54.
C. Les implications du débat, jeu de pouvoir et dispositifs de savoir
Cette tension au sein du savoir fût ainsi extrêmement forte dans la mesure où dans le premier cas, elle
implique que les politiques de discriminations sous la République, de 1962 à 1994, sont toutes autant
injustes les unes que les autres et pire encore que la discrimination mise en place dans la
monarchicoloniale. De plus elle implique que la race, n’étant pas assimilable à l’ubwoko, alors la
construction d’une ethnohistoire rendue effective par des dispositifs coercitifs et normalisateurs, n’est
que le résultat de reconstructions coloniales de la réalité historique telle qu’elle a réellement été vécue.
Implicitement, elle conduit donc à remettre en cause de l’enseignement même du fait historique
comme fait « ethnique » et de la place des institutions, tel que la Société des Missionnaires, dans la
division de la société rwandais et dans la structuration d’un corpus racial rwandais.
A l’inverse, la seconde option, sous couvert du terme ubwoko conduit à assurer une continuité dans les
pratiques discriminatoires analogue à la continuité dans le passage de la race à l’ethnie. Si le concept
‘ethnie hutu’ est vrai alors, les politiques « ethniques » d’équilibre régional et d’équilibre ethnique ont
non seulement un sens mais un fondement légitime. Cette réinterprétation active de l’ubwoko et de
l’ethnie, apparaît clairement dans la majorité des institutions, telle l’Université National du Rwanda
(UNR, fondé en 1973) et des manuels scolaires, crées à l’initiative ou gouvernées par des religieux ou
des adeptes de la division raciale, longtemps après que le Rwanda eut accédé à l’indépendance55.
A cette discipline du contenu, se greffe ainsi une discipline de la forme qui en se basant sur des écrits
pseudo-scientifiques, fixe le rapport à 9% de tutsi et 91% de hutu, pour tenter dans un deuxième
temps, dans la plus pure logique missionnaire, d’appliquer ce rapport dans toutes les formes d’activité
sociales. Cette logique conduit dès lors à une redéfinition du politique, qui transforme la démocratie en
un gouvernement «du peuple majoritaire », le rubanda nyamwinshi56 et institutionnalise la violence
Boilley, Pa « De Bernard Lugan à Stephen Smith… », Afrique et histoire, 3, 2005, pp. 194-198
CHRETIEN, Jean-Pierre, Les ethnies ont une histoire (avec Gérard Prunier), éd. Karthala, 2003.
55 Elle constitue le ferment théorique qui dicte les discours de « l’hutu powa » et des politiques de contrôle
mise en place durant la 2ème République pour quadriller l’individu (ses traits physiques), sa généalogie
(interprété selon son physique et/ou l’activité sociale de ses ancêtres) son histoire (qui est interprétée
selon le prisme d’une de la « domination tutsi ou de l’asservissement ancestrale hutu») et in fine sa vie
(par un long processus de normalisation des manières d’être qui sous entend une dé-légitimation des
façons d’être considérées comme « tutsi »). Voir F. Arzalier, « Le négationnisme colonial, de l'Université à
la littérature de gare », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 99, 2006, p. 37-48
56 Chrétien Jean-Pierre, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », in Au Cœur de l'ethnie. Ethnies,
tribalisme et État en Afrique pp. 129-165, 1985. Voir aussi B. Lugan, Chatou, éd. Carnot, 2003, 334 p. ; S.
Smith, Paris, Calmann-Lévy, 2003, 248 p. et Hachette, coll. Pluriel Référence,
53
54
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politique et la discrimination comme une action nécessaire « de justice sociale » renforçant un peu
plus l’assujettissement des savoirs.
V.
Conclusion.
Notre cas d’étude illustre donc les deux aspects de la relation savoir-pouvoir au Rwanda:
l’importance prise par le processus disciplinaire dans les pratiques d’assujettissement des « savoirs
locaux » et la capacité de ses pratiques à gagner ou perdre du sens selon les actions individuelles qui
sont donc autant de micro-pouvoirs sur lequel se construit le jeu social. Dans ce cas, le discours
n’évolue plus en fonction de débats internationaux, dans une communauté scientifique mais en termes
d’opportunité et de principes politiques.
Cependant, la question d’une définition de « l’ethnie » et avant celle là du statut scientifique du
‘savoir’ permet de mettre en évidence qu’il n’y a pas une symbiose parfaite dans le lien savoir-pouvoir
et que l’on peut réduire le premier à n’être qu’un pouvoir en devenir, dans la mesure où les frontières
de la science, ou du questionnement scientifique, excèdent les institutions dans lesquelles, elles
naissent. Il est donc utile de remarquer que le maintien d’un certain ordre politique n’est possible qu’à
travers la permanence de dispositifs de pouvoirs conséquents et d’individus partageant les thèses
contestées.
Dans notre cas d’étude, la permanence de l’héritage racial peut dès lors être saisit dans le maintien des
dispositifs de pouvoirs extrêmement lié à l’institution religieuse gardienne de ce savoir. Pour en rendre
compte, nous avons donc choisit d’introduire les concepts de discipline du contenu pour désigner les
phénomènes d’assujettissement ayant lieu dans les connaissances, tandis que la discipline de la forme
désignent les phénomènes d’assujettissement ayant lieu dans la structure académique et social et qui
aboutissent à l’assujettissement par une mise à l’écart des individus. La reconstruction douloureuse du
Rwanda découle dès lors de la nécessité de sortir du schème colonial.
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