Fiche du document numéro 31491

Num
31491
Date
Mercredi Février 2023
Amj
Taille
1933141
Sur titre
La grande interview
Titre
Paul Kagame : « Je n’accepte pas que le Rwanda soit le bouc émissaire des dirigeants congolais »
Sous titre
Rébellion du M23, bras de fer avec Félix Tshisekedi, critiques de la communauté internationale, mais aussi longévité au pouvoir et présidentielle rwandaise de 2024… Entretien exclusif avec le chef de l’État.
Nom cité
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RDC
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M23
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ONU
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Revenir à Kigali après trois années d’absence, c’est mesurer à quel point ce petit État ambitieux de 14 millions d’âmes est comme un poids léger bien décidé à compétir sur un ring qui n’est pas le sien. Politiquement, diplomatiquement, économiquement, le Rwanda boxe dans une catégorie qui lui est supérieure, mais à laquelle il a fini par accéder à force de volontarisme et de gouvernance au cordeau.

Toujours plus d’hôtels, toujours plus de malls, toujours plus d’ordre, de propreté et de sécurité… Deuxième hub d’Afrique en nombre de congrès et de conférences après Le Cap, Kigali offre le visage de la réussite à la rwandaise. Si, en matière de notoriété et d’image de marque, Rwanda Inc. a désormais remplacé les mille fosses communes du génocide des Tutsis, c’est à Paul Kagame que l’on doit cette transformation sans doute unique au monde.

Voilà pour le côté pile de la médaille, que tout visiteur de la capitale est en mesure de constater. Le problème, c’est le supposé côté face qu’en ce début 2023 dépeignent quotidiennement Félix Tshisekedi, le gouvernement congolais et une bonne partie de la société civile de cet immense voisin. Celui d’un Rwanda belliqueux à l’image de son chef, prédateur, à l’étroit dans ses frontières, interventionniste compulsif, dont l’ombre menaçante serait réapparue il y a un peu plus d’un an dans l’est de la RDC sous la forme d’un mouvement rebelle, le M23, dont il tirerait les ficelles à l’instar d’un marionnettiste machiavélique.

Peu importe que ce mouvement se présente comme un groupe armé d’autodéfense des Banyamulenge, ces Congolais rwandophones de la communauté tutsie, largement victimes de discriminations depuis un quart de siècle, orphelins des promesses d’intégration non tenues conclues en 2009 puis en 2013 avec les autorités de Kinshasa. Selon le président congolais, ces rebelles sont des terroristes, tout juste bons à être parqués sur les flancs du volcan Sabyinyo à défaut de pouvoir les renvoyer d’où ils proviendraient : au Rwanda.

Autant dire que le retrait du M23 des positions qu’il occupe dans le Nord-Kivu n’est pas pour demain. Autant dire, aussi, qu’entre Kigali et Kinshasa toute négociation directe ou indirecte relève du vœu pieux, tant que la table des pourparlers s’apparentera à un baril de poudre. Il était donc logique que l’essentiel de l’entretien que nous a accordé Paul Kagame le 17 janvier, dans un salon dépouillé d’Urugwiro Village, siège de la présidence à Kigali, soit consacré à ce dossier incandescent. Même si ce chef d’État de 65 ans, au pouvoir depuis 2000, ne pouvait échapper à quelques questions sur sa longévité, lui qui, selon toute vraisemblance, briguera l’an prochain un quatrième mandat.

Jeune Afrique : Dans votre discours du Nouvel An, il y a un mois, vous avez affirmé que la situation dans l’est de la RDC était « pire que jamais ». Le rediriez-vous aujourd’hui ?

Paul Kagame : Permettez-moi de faire un peu d’histoire, tant il est difficile de comprendre la situation actuelle hors de son contexte. L’est de la RDC est en état d’instabilité quasi permanent depuis 1994. À l’époque, près de 2 millions de Rwandais avaient fui le pays pour s’y réfugier. La majorité d’entre eux est, depuis, rentrée au Rwanda, mais une minorité est restée sur place, ce qui constitue encore aujourd’hui un facteur d’insécurité pour nous. À cela s’ajoute la centaine de groupes armés congolais qui sévissent dans cette région. La plupart sont des milices d’autodéfense formées sur des bases ethniques.

Depuis plus de deux décennies, l’ONU entretient à coup de milliards de dollars une force censée stabiliser les deux Kivus, avec, comme on le constate, un résultat dérisoire, voire inexistant. Comme il fallait bien trouver un responsable à cet échec, le Rwanda fait figure de bouc émissaire. Il l’est aux yeux d’une communauté internationale qui a failli, et il l’est pour les responsables congolais, trop heureux de trouver une excuse à leur propre incapacité.

Je peux entendre que le Rwanda est partie au problème de l’Est, mais comment soutenir qu’il est le problème, le seul et l’unique ? C’est tout simplement malhonnête et, surtout, totalement contre-productif. Tant que les puissances extérieures et les gouvernements congolais successifs entonneront ce refrain, il n’y aura pas de solution durable aux maux qui minent l’est de la RDC. Il est absolument clair à mes yeux que la responsabilité de cette situation incombe d’abord aux autorités congolaises et, ensuite, aux pays occidentaux partie prenante dans la genèse du problème.

Prenons l’exemple du groupe terroriste FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda]. Comment expliquer qu’il soit toujours actif, vingt-neuf ans après le génocide, malgré la présence continue de la Monusco ? Fin 2019, ce groupe a encore mené une attaque meurtrière à Kinigi, dans le district touristique de Musanze, tuant 14 civils avant de trouver refuge du côté congolais de la frontière.

Le fait que nous jugions de notre responsabilité d’éradiquer ces individus où qu’ils se trouvent – et nul ne nous en empêchera – n’est que la conséquence de l’impuissance de ceux à qui cette tâche incombait en premier lieu. Car, je vous l’assure, de mon vivant et du vivant des générations futures, il n’y aura plus jamais de génocide au Rwanda. Dussions-nous pour cela nous battre avec des arcs, des lances et des pierres, cela n’arrivera plus.

Considérez-vous que les revendications du M23 sont fondées et justifient une rébellion armée ?

Lors d’un sommet, en 2022, j’ai posé au président Félix Tshisekedi la question suivante : « Ne perdons pas notre temps à tourner autour du pot. Considérez-vous les membres du M23, leurs familles et les dizaines de milliers de réfugiés issus de la même communauté qu’eux, comme des Congolais ou comme des Rwandais ? » Il m’a répondu, en présence des autres chefs d’État : « Ce sont des Congolais ». Dont acte. Des Congolais d’origine ou de culture rwandaise peut-être, mais des citoyens congolais, tout comme il existe, dans le sud de l’Ouganda, des districts peuplés d’Ougandais rwandophones sans que cela pose la moindre difficulté. Dès lors, si leur intégration au Congo soulève un problème, en quoi serais-je responsable ?

En revanche, là où cela a un impact sur nous, c’est quand des centaines de familles chassées de chez elles après avoir été stigmatisées comme « rwandaises » ou « tutsies » viennent se réfugier ici. Ces ressortissants congolais victimes de discriminations ethniques sont près de 80 000 au Rwanda. « Rentrez chez vous ! » leur a-t-on dit. Mais chez eux – et depuis bien plus d’un siècle pour beaucoup –, c’est l’est du Congo !

Le gouvernement Kabila a promis de régler cette affaire. Rien ne s’est passé. Le gouvernement Tshisekedi a fait la même promesse, et des dirigeants du M23 se sont rendus à Kinshasa, où ils ont tourné en rond dans leur hôtel pendant quatre mois sans que personne les reçoive. Le M23, dont les éléments étaient en majorité réfugiés en Ouganda, s’est donc senti floué et fondé à reprendre la lutte pour faire valoir ses droits.

Mettez-vous à la place de ces gens, nés et élevés au Congo, dont les parents et les grands-parents sont nés en terre congolaise et à qui l’on dit de retourner d’où ils venaient avant la colonisation et avant l’existence même des frontières ! Et imaginez ce que deviendrait l’Afrique si chacun jouait à ce jeu dangereux. Ajoutez à cela des discours de haine émanant du gouvernement, de l’administration et de politiciens congolais, et la similitude entre cette situation et celle qui prévalait au Rwanda en 1994 est évidente. Le fait de qualifier ces personnes de Tutsies débouche sur un syllogisme à la fois faux et pervers : elles seraient ipso facto soutenues, financées et armées par leurs frères tutsis du Rwanda, au premier rang desquels Kagame lui-même.

Vous démentez toute intervention de votre armée aux côtés du M23. Iriez-vous jusqu’à dire que vous n’avez aucune influence sur Sultani Makenga et ses hommes ?

L’accusation selon laquelle j’interviendrais au Congo m’importe peu. Ce n’est ni la première ni la dernière. L’important est de savoir pourquoi j’interviendrais. Si vous ne vous posez pas cette question, vous passez à côté de l’essentiel. Or la réponse est simple : la menace que fait peser sur notre sécurité l’activité d’un groupe imprégné de l’idéologie génocidaire comme les FDLR est clairement susceptible de nous amener à intervenir en territoire congolais, sans excuses ni préavis. Quand vous êtes agressé, vous n’attendez pas les instructions de votre agresseur ou de son protecteur pour savoir comment réagir.

En ce qui concerne le M23, il peut en effet m’arriver de parler à ses dirigeants. Après tout, ils sont à nos frontières, et les processus de Luanda et de Nairobi, qui recommandent de dialoguer avec tous les groupes armés, y compris celui-là, sont clairs. J’ai donc fait passer des messages d’apaisement au M23, en demandant à ses chefs de cesser le combat et de se retirer de localités qu’ils occupaient. Ce qu’ils ont accepté. Le problème, c’est que l’armée congolaise en a profité pour les attaquer, avant d’être une nouvelle fois défaite.

Je pensais que les FDLR étaient devenues un groupe marginal. Ce n’est pas ce que vous semblez dire…

Les FDLR sont intégrées au sein même des FARDC [Forces armées de RDC] et c’est bien là que le bât blesse. Cet état de fait ne nous empêche pas pour autant de revendiquer notre droit légitime à aller éteindre l’incendie à sa source, quel que soit l’endroit où celle-ci se trouve, avec ou sans le consentement de qui que ce soit. Jamais le Rwanda n’est intervenu au Congo pour tenter de résoudre une situation qui ne préexistait pas à son intervention et qui ne concernait pas sa propre sécurité.

Ne vous sentez-vous pas isolé sur la scène internationale ?

Isolé de quoi, et isolé par qui ? Oubliez cette histoire d’isolement. Quand on a l’adhésion de 100% de ses compatriotes, cela n’a pas de sens.

Comment mettre un terme à cette crise ?

D’un côté, le M23 doit cesser les combats. De l’autre, et simultanément, le gouvernement congolais doit étudier sérieusement ses revendications et y répondre. Les autorités de Kinshasa doivent aussi mettre un terme aux discours de haine anti-tutsi et ne plus menacer ces populations de les renvoyer au Rwanda alors qu’elles sont chez elles au Congo.

Plutôt que de prêter une oreille complaisante au récit de la partie congolaise et de n’écouter que cette version, les puissances extérieures concernées devraient l’aider à intégrer ces gens. Le Rwanda n’est pas un espace vide dans lequel un pays voisin se croit autorisé à se débarrasser des populations qu’il persécute.

Le M23 a été accusé de commettre des crimes contre les civils, notamment à Kishishe, à la fin de novembre 2022. Condamnez-vous ces exactions ?

Je condamne tous les abus, d’où qu’ils viennent. Je constate simplement que l’on ne documente pas, ou très rarement, les crimes commis par les FDLR et les FARDC. Pourquoi ? En réalité, il n’y a pas d’arbitre impartial dans cette affaire, et c’est l’un des nœuds du problème.

En invitant, à la fin de 2021, les troupes ougandaises et burundaises à combattre les groupes rebelles dans l’Est aux côtés de son armée, sans associer le Rwanda ni même l’informer, le président Tshisekedi a-t-il ouvert la boîte de Pandore ?

Disons que cela a donné un signe clair de ses intentions. L’idée d’associer les pays voisins, dont le Rwanda, à la résolution du problème des groupes armés est venue de nous et a été au cœur de nos discussions avec les autorités congolaises, à la fin de 2019 et au début de 2020. Le fait que Kinshasa ait décidé, finalement, de nous exclure signifie que le Congo n’a ni l’envie ni l’intention de résoudre le cas particulier des FDLR.

La même logique reposant sur la mauvaise foi a présidé au veto de la RDC à la participation du Rwanda à la force régionale est-africaine sous direction kényane. Tant que le gouvernement congolais estimera qu’il peut gérer sans nous les FDLR il n’y aura pas de solution.

Votre dernière rencontre avec Félix Tshisekedi remonte à septembre 2022, à New York, à l’initiative du président français, Emmanuel Macron. Avec l’absence de résultats que l’on connaît. Entre vous deux, la confiance semble rompue. Pourquoi ?

Cela procède de tout ce que je viens de vous dire. Pour nous, Rwandais, la présence de forces génocidaires à nos frontières est une affaire très sérieuse de sécurité nationale. Nous découvrons que nos voisins collaborent avec nos ennemis, et vous voudriez que nous leur fassions confiance ?

À l’occasion d’une rencontre avec des jeunes Congolais, au début de décembre 2022, Félix Tshisekedi a explicitement souhaité votre départ du pouvoir et s’est dit prêt à aider le peuple rwandais à se « débarrasser » de ses « dirigeants rétrogrades ». Quelle est votre réaction ?

C’est son droit. Et c’est effectivement ce qu’il essaie de faire en collaborant avec les FDLR, dont il a besoin sur le terrain militaire. Pour le reste, j’aimerais savoir comment il compte s’y prendre.

Les diatribes anti-Tutsis, anti-Banyamulenge et anti-Rwandais sont officiellement condamnées par le gouvernement congolais, qui affirme faire la part entre votre régime et les populations rwandophones. N’est-ce pas là toute la différence avec la situation qui prévalait au Rwanda en 1994 ?

Les faits parlent d’eux-mêmes. Je ne crois pas à la fable d’individus ou de groupes isolés coupables de tenir des discours de haine. Ces discours sont encouragés par le gouvernement congolais. On ne peut pas, d’un côté, créer les conditions pour que de tels discours soient proférés et, de l’autre, faire mine de les condamner.

La RDC est en année électorale, avec un scrutin présidentiel annoncé pour la fin de 2023. Pensez-vous que cette perspective joue un rôle dans la crise avec le Rwanda ?

C’est évident, dans la mesure où cette situation offre un terreau propice à toutes les surenchères politiciennes. Au lieu de faire campagne sur la bonne utilisation des immenses richesses dont dispose la RDC et sur les transformations visibles au bénéfice des populations, dont on sait qu’elles posent problème, on préfère s’en prendre au Rwanda. C’est le moyen le plus simple d’échapper à ses responsabilités.

Quelles sont les conditions d’une paix juste et durable dans l’Est ?

Il n’y a pas « des », mais une condition. Les dirigeants et les politiciens congolais doivent avoir le courage de regarder la situation en face et de s’atteler à la résoudre, sans chercher constamment des prétextes et des excuses extérieurs au pays. Nulle part au monde une paix juste et durable ne s’est bâtie sur des faux fuyants.

S’agit-il d’un problème de gouvernance ? de sécurité ? des deux à la fois ? Aux Congolais de répondre, et de prendre leurs responsabilités.

Leur diriez-vous que vous n’êtes pas le diable qu’on leur dépeint ?

Je n’ai rien à leur dire sur moi. Pensez-vous sérieusement que les problèmes structurels que connaît la RDC – gouvernance, gestion des ressources, responsabilité et reddition des comptes… – sont apparus le jour où le FPR [Front patriotique rwandais] et Kagame sont arrivés au pouvoir à Kigali ? Croyez-vous une seconde que je sois responsable du fait que 1% des Congolais profite des richesses de leur pays et que 99% en sont exclus ? Ou du fait que près de 120 groupes armés prolifèrent dans l’Est ?

Chacun a ses problèmes, et vous ne m’entendrez jamais dire à mes compatriotes que leurs problèmes sont de la faute des Congolais. À ces derniers, je voudrais dire ceci : le Congo est un grand pays par sa population, sa géographie, ses ressources, sa culture, mais il se doit aussi d’être grand par sa capacité à gérer ses propres affaires et à se transformer. Écouter ceux de leurs leaders qui me dépeignent sous les traits du diable pour éviter de faire face à leurs propres responsabilités ou par simple démagogie ne changera rien à leur situation.

Vos relations avec l’Ouganda se sont améliorées. Faites-vous désormais confiance au président Yoweri Museveni ?

Nous avons effectivement de très bons rapports, même s’il reste encore quelques points à régler entre nous. Mais rien à quoi nous ne puissions faire face ensemble.

Et avec le Burundi ?

Je constate de réels progrès. Comme vous le savez, il y a ici des réfugiés burundais, et, s’agissant de ce dossier, les dirigeants de Bujumbura ont pris leurs responsabilités.

Pourtant, le Burundi considère certains de ces réfugiés comme des opposants, voire des putschistes…

Oui, ce problème subsiste, et ce n’est pas le seul. Mais la volonté de le résoudre est là, et c’est l’essentiel.

Le Rwanda a exporté son savoir-faire en matière de sécurité en Centrafrique et au Mozambique. Êtes-vous satisfait du résultat dans ces deux pays ?

Rien n’est parfait, mais je pense que les résultats sont bien supérieurs à la moyenne. Tant en Centrafrique qu’au Cabo Delgado, au Mozambique, où notre intervention a empêché que le terrorisme ne s’étende aux autres provinces, l’insécurité a diminué de manière significative. Notre savoir-faire n’est d’ailleurs pas que militaire. Notre pays, qui a connu une destruction totale, a une expérience à partager en matière de reconstruction d’une nation, et ce dans tous les domaines.

Envisagez-vous de déployer des troupes dans le nord du Bénin pour aider l’armée de ce pays à faire face aux incursions de groupes jihadistes ?

Ce n’est pas exclu. Notre coopération avec le Bénin est intense et multiforme, y compris en matière de défense et de sécurité. Son niveau est tel qu’il n’y a rien que nous ne puissions envisager ensemble.

Vous avez présenté le Rwanda comme un « pays porteur de solutions » pour résoudre la crise globale des migrations et, à cette fin, conclu des accords avec la Grande-Bretagne, le Danemark et Israël aux termes desquels vous accueillez – temporairement ou non – les migrants dont les pays riches ne veulent pas. Que répondez-vous à ceux qui estiment que cette offre est avant tout mue par des considérations financières et géopolitiques, ainsi que par le souci d’améliorer votre image dans le domaine des droits de l’homme ?

J’ai beaucoup de mal à comprendre ces critiques. Pourquoi ne portent-elles pas, d’abord, sur l’origine et les raisons de ces mouvements migratoires ? Pourquoi, une fois de plus, blâmer le Rwanda alors qu’il apporte une amorce de solution ? Lorsque j’exerçais la présidence de l’Union africaine, en 2018-2019, le drame des migrants qui affluaient en Libye dans l’espoir de gagner l’Europe m’est apparu dans toute sa brutalité : à la merci des passeurs et des trafiquants, condamnés à risquer leur vie sur des embarcations de fortune, réduits en esclavage par des gangs de miliciens, emprisonnés, maltraités…

L’idée, que j’ai soumise en premier lieu aux organisations internationales concernées, était de proposer d’autres lieux de transit, à commencer, bien sûr, par mon propre pays. Le Rwanda n’est pas riche, mais il peut offrir aux migrants des conditions de vie et de sécurité incomparablement meilleures que celles qu’ils connaissent en Libye. C’est ainsi que tout a commencé.

Des accords ont été passés, et les migrants que nous hébergeons dans nos centres d’accueil ont trois choix possible. Soit ils obtiennent un asile dans le pays d’Europe, qui, après enquête, leur accorde un statut légal. Soit ils regagnent leur pays d’origine parce qu’ils estiment qu’en définitive ils avaient fait une erreur en le quittant. Soit ils décident de s’établir au Rwanda. Nous sommes certes un petit pays, mais nous pouvons absorber quelques milliers de personnes de plus.

Dès lors, je pose une question simple : est-ce un bien ou un mal ? Et quelle alternative crédible proposent ceux qui nous critiquent ?

Vos relations personnelles avec Emmanuel Macron sont bonnes. Pourtant, la France a joint sa voix à celles des États-Unis, du Canada, de la Belgique et de l’Union européenne, qui vous demandent de cesser d’intervenir dans l’est de la RDC. En êtes-vous déçu ?

Cette prise de position reposait sur de mauvaises informations et elle n’était pas nécessaire. Ceux qui s’expriment ainsi devraient avoir en mémoire l’aspect sensible de ce dossier. Il n’est pas bon de réagir de façon irrationnelle, juste pour plaire à une partie au détriment d’une autre.

Lorsque, à l’invitation du président Macron, j’ai accepté de rencontrer Félix Tshisekedi en septembre dernier à New York – et bien que ce dernier ait consacré au Rwanda une grande partie de son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies –, c’était parce que je pensais qu’Emmanuel Macron était animé par la volonté sincère de contribuer au règlement du problème. J’espère donc que la France saura aborder ce dossier d’une meilleure manière et de la façon appropriée.

De nombreux observateurs ont été étonnés par la teneur, pour le moins cinglante, de la réponse que vous avez faite à Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, et à ceux qui, comme lui, réclament la libération de l’opposant Paul Rusesabagina, qui fut le directeur de l’Hôtel des Mille Collines pendant le génocide. Seule une invasion du Rwanda, avez-vous dit, serait en mesure de le libérer. Cela signifie-t-il que vous n’êtes prêt à aucune mesure de clémence à son égard ?

Le mot « invasion » n’est évidemment pas à prendre au sérieux. C’était juste une image pour faire comprendre à quel point cette affaire touche, chez nous, un point particulièrement sensible. Paul Rusesabagina est un Rwandais. Il est davantage rwandais, en tous cas, que belge [il possède la double nationalité] ou américain. Le fait qu’il ait acquis une certaine notoriété à la suite du film Hôtel Rwanda et qu’il me critique ne me pose aucun problème en soi et ne nécessite aucun commentaire de ma part.

Mais les faits pour lesquels il a été poursuivi et condamné parlent d’eux-mêmes, et les preuves réunies contre lui sont accablantes. Il était le chef d’un groupe anti-rwandais associé, en paroles et en actes, aux génocidaires des FDLR. Des membres de son propre groupe sont venus en témoigner lors du procès, et lui-même l’a reconnu. Ces faits, ceux qui attendent que nous le libérions ne les nient d’ailleurs pas.

Leur attitude revient donc à dire : « OK, peu importe ce que vous lui reprochez, libérez-le, nous l’exigeons. » Et nous devrions leur répondre : « Yes, sir » ? Ce type de pression fonctionne peut-être ailleurs, mais pas au Rwanda. Considérer comme secondaire et négligeable tout ce que nous avons vécu, c’est comme nous piétiner et nous réduire à rien.

S’il est admis que le gouvernement rwandais est fondé à interdire les discours de haine du type de ceux qui ont conduit au génocide des Tutsis, nombre d’observateurs estiment que, vingt-neuf ans plus tard, les lois et pratiques actuelles vont au-delà de cet objectif légitime et qu’elles servent à empêcher les opinions divergentes de s’exprimer. Le temps n’est-il pas venu de desserrer les vis et de soulever le couvercle ?

Cette analyse peut paraître sensée, mais elle est complètement hors contexte. En imaginant que vous ayez raison, je pourrais vous répondre que, par rapport aux pays – et ils sont nombreux — où il n’y a ni progrès ni libertés, nous avons au moins l’un des deux, reconnu par tous. Mais vous avez tort. Je regardais, l’autre jour, un documentaire allemand sur les progrès du Rwanda. Il se terminait par cette question : « À quel prix ? » Comme si, d’un côté, nous faisions en sorte que les Rwandais bénéficient du progrès et que, de l’autre, nous le leur faisions payer de leur liberté. Voire que nous les étranglions pour les servir au petit déjeuner. Comme si les progrès, ici, ne pouvaient être accomplis qu’au détriment des libertés !

Cela n’a aucun sens. Allez à la rencontre des Rwandais, interrogez-les, faites tous les sondages que vous voulez. Si leurs résultats disent que 90% des personnes interrogées pensent qu’il y a des progrès mais pas de libertés, alors je vous donnerai raison et nous agirons en conséquence. Mais s’ils disent qu’ils jouissent des deux, continuerez-vous à me poser cette question ?

La prochaine élection présidentielle au Rwanda aura lieu, en principe, en août 2024. Serez-vous candidat à votre succession ?

Oui et non. C’est une possibilité, mais je n’en suis pas certain.

Pour vos compatriotes, il ne fait aucun doute que vous le serez…

Sans doute. Mais, in fine, c’est une décision que je prendrai seul, en homme libre.

Vous êtes chef de l’État depuis près de vingt-trois ans, mais nombreux sont ceux qui pensent qu’en réalité vous êtes l’homme fort de ce pays depuis 1994. Comment luttez-vous contre l’usure du pouvoir ?

En étant moi-même, tout simplement. Je ne prétends pas tout savoir, je ne suis pas au pouvoir pour un quelconque gain personnel et je n’oublie pas que je suis un être humain comme les autres.

Je sais que le pouvoir peut corrompre, mais on peut en abuser dès la première année de son premier mandat comme au bout de dix, quinze ou vingt ans. Certes, demeurer longtemps au pouvoir accroît cette possibilité, mais, finalement, ce n’est pas la durée qui définit une dictature, c’est le fait de s’accrocher, que le peuple le veuille ou non, et c’est l’absence de résultats. D’où l’importance du contrôle démocratique qu’offre une élection libre et du respect du choix des citoyens. Si ces derniers estiment que vous devez rester au pouvoir, c’est leur droit.

« Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé », écrit Machiavel dans Le Prince. Êtes-vous d’accord ?

Non. Un leader n’a pas besoin d’être craint ou aimé. Il a besoin d’être respecté.

Ne vous souciez-vous pas d’être aimé de vos compatriotes ?

On peut être aimé et n’avoir rien fait pour cela. Ce qui m’importe, c’est d’être respecté pour ce que j’ai accompli. Et si je demande à être respecté, c’est parce que je me respecte moi-même et que je respecte les autres.

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