Citation
« Une commission en quête de crédibilité1 », « la création polémique d’une commission d’enquête2 », « une commission […] décriée3 » : la mise en place en avril 2019 de la Commission française d’historien·ne·s sur le rôle de la France au Rwanda, dite commission Duclert, a fait l’objet de nombreux débats et critiques, notamment sur sa composition. De l’exclusion de deux chercheur·e·s considéré·e·s comme des spécialistes du sujet à la présence d’une historienne aux écrits controversés, ils ont mis en lumière les divisions internes au champ académique sur les questions franco-rwandaises. Or les analyses qui traitent de cette commission sont essentiellement le fait de journalistes et de chercheur·e·s qui contribuent par leurs écrits aux controverses qu’ils étudient. Elles abordent rarement de front ce que ces débats nous disent des luttes pour l’autorité scientifique dans le champ des spécialistes français du Rwanda et discutent presque toutes, voire dénoncent sur le registre de l’exceptionnalité, la nature
co-construite d’un rapport à la fois politique et historique4. Les porosités entre
les champs politique et académique, les usages politiques de la science ou cette
polysémie en termes de contenu n’y sont donc pas entièrement travaillés. Cet
article propose donc d’interroger ce que la commission Duclert et son rapport
nous disent des frontières entre ces champs, à la fois en tant qu’objet scientifique
« commandé » par l’Élysée, mais aussi plus généralement en tant que sujet d’une
lutte pour l’autonomie (ou non) des discours historiques sur le Rwanda.
La commission Duclert s’inscrit dans la continuité des usages politiques
des commissions historiques5, l’une des formes privilégiées des politiques
publiques de l’Histoire. La littérature aborde les commissions historiques sous
trois angles. Lorsqu’elles sont étudiées comme des instances productrices d’un
travail scientifique, leur contenu et leurs méthodes sont discutés. Dans une
démarche plus structurelle et dans la lignée de travaux sur l’usage réconciliatoire
de l’histoire, les commissions historiques ont également pu être appréhendées,
parfois sans échapper complètement à une lecture normative, comme des outils
qui, par la production d’un discours consensuel sur un passé conflictuel, doivent
permettre de prévenir la reproduction des violences passées6. Les sciences
politiques critiques7 qui se sont attachées à étudier les « usages publics de
l’histoire » mettent quant à elle davantage l’accent sur une analyse des processus
institutionnels ayant mené à l’établissement de ces commissions. Nous nous
situons ici dans la continuité des analyses des politiques publiques de l’histoire et
de la mémoire, tout en y réintégrant les lectures académiques du rapport Duclert,
à la fois pour ce qu’elles nous disent des résultats d’un travail historique en
commission, mais aussi comme indice de la place des controverses scientifiques
dans les polémiques politiques sur le rôle de la France au Rwanda.
Faire appel « à la science » pour résoudre ces polémiques8 n’est pas une idée
neuve. L’idée selon laquelle une étude « objective » et « neutre » des archives
institutionnelles sur l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994
permettrait de dépasser les clivages politiques est présente dès le début. La
création de la commission Duclert en 2019 est donc pensée comme l’un des outils
principaux d’une normalisation progressive des relations entre la France et le
Rwanda. Il s’agit, pour le gouvernement français, de voir produire un discours sur
le rôle de la France suffisamment critique pour consolider cette normalisation, tout
en garantissant la continuité du fonctionnement contemporain des institutions
mises en cause, en d’autres termes, de permettre une forme de consensus à la
fois national et bilatéral. Ici, nous entendons le terme « consensus9 » comme la
production d’un discours suffisamment large pour assurer l’adhésion, même
partielle, d’une majorité des acteurs impliqués dans les polémiques sur le rôle
de la France au Rwanda (anciens membres du gouvernement mis en cause,
institution militaire, militant·e·s et chercheur·e·s…).
S’interroger sur la mise en place d’une telle commission et sur son travail
de légitimation permet de revenir sur les conditions rendant possible une
neutralisation des discours sur la politique française au Rwanda. Ici, le terme
de « neutralisation » est entendu au sens de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski,
à savoir non pas l’exclusion des divergences, mais leur incorporation dans un
discours qui permet de surmonter (en partie) les dissensions préexistantes. Nous
nous intéressons donc ici à la mise en place de la commission Duclert comme à un
effort de construction d’un « lieu neutre », un lieu de production d’un discours sur
le rôle de la France au Rwanda, « où la parole [intellectuelle] devient pouvoir » et
qui « impose par sa seule logique le respect des règles de forme que l’on identifie
communément à la “neutralité” et à “l’objectivité”10 », sans présumer pour autant
du succès d’une telle entreprise.
Or le sous-champ académique des spécialistes du Rwanda n’étant pas étranger
à ces polémiques, la composition d’une telle commission est l’une des premières
difficultés. Son président va alors effectuer un travail de légitimation à travers
l’argument de l’autorité scientifique, et de la nécessité d’une certaine neutralité
pour s’opposer aux attaques en politisation d’une commission résultant d’une
commande politique. Loin de se tenir à l’écart des oppositions entre chercheur·e·s,
la mise en place de la commission Duclert est donc partie prenante des
controverses sur le Rwanda, dans le sens où elle va tenter d’imposer une bonne
manière de faire de la science, et d’écrire l’histoire du génocide des Tutsi et des
relations franco-rwandaises. Étudier ces débats permet d’entrevoir les enjeux
d’une construction de la neutralité, et de sa remise en cause. Ceux-ci n’échappent
par ailleurs pas à d’autres divisions politiques et statutaires traversant le monde
universitaire.
Nous considérons ici que la commission Duclert a partiellement réussi à
imposer un consensus politique sur la question du rôle de la France au Rwanda.
Dans le champ académique, si la plupart des lectures du rapport Duclert
rappellent l’apport incontestable de ce travail, elles s’accordent cependant sur un
certain nombre de limites qui le réinscrivent dans les controverses académiques
dont ses membres avaient pourtant tenté de l’extraire. Le rapport établit, certes, un
socle autour duquel s’entendre et un objet d’expertise au sein de cette controverse
(politique comme scientifique), il n’en reste donc pas moins la cible de critiques
dans un espace où critiquer permet de se positionner.
Ce cas d’étude permet plus largement d’aborder la question des porosités entre
controverses académiques et polémiques politiques. Dans la suite de l’article,
le terme « polémique » désignera l’ensemble des débats autour du rôle de la
France au Rwanda, tandis que le terme « controverse » concentrera l’analyse
sur les débats « scientifiques » autour du génocide des Tutsi. Dans le contexte
français, ces controverses sont prises dans les polémiques politiques autant
qu’elles les nourrissent, et en cela, les acteurs et actrices académiques sont
partie prenante, parfois malgré elles et eux, des polémiques sur le rôle de la
France. Nous nous attachons donc non seulement à étudier les argumentaires
produits par les différent·e·s acteur·rice·s de ces débats mais aussi les structures,
institutions et logiques de positionnements dans lesquelles iels sont inséré·e·s.
Puisque l’authenticité des preuves mobilisées par chaque « camp », ainsi que la
« scientificité » de leur méthode sont également l’objet de ces débats, il ne nous
semble ni possible, ni souhaitable d’appliquer un principe de symétrisation11 dans
l’étude de ces arguments. Prendre en compte la manière dont se construisent
et se répondent des argumentaires contradictoires sur le rôle de la France au
Rwanda ne revient donc pas à traiter de manière similaire les preuves sourcées de
l’implication française dans ce pays12 avec les justifications tendant à dédouaner
la politique française par un recours à des arguments négationnistes visant à
dénier ou à minimiser le génocide des Tutsi13.
Enquêter sur un milieu universitaire auquel j’appartiens m’empêche d’y
adopter une position d’observatrice neutre et impartiale. Tout en étant partie
prenante des controverses autour de l’histoire rwandaise, par le simple fait de
m’interroger sur le rôle des institutions françaises dans le génocide des Tutsi,
je suis également prise dans des jeux institutionnels et disciplinaires (parfois
directement interrogés par les acteur·rice·s étudié·e·s), mais aussi dans des
effets d’autorité (de genre, de statuts, d’âge) qui, s’ils sont largement étudiés en
sociologie14, ne s’arrêtent pas toujours aux portes de mon terrain. Cet article
s’inscrit dans le cadre d’un travail de thèse en cours, portant sur les polémiques
autour du rôle de la France au Rwanda, où, du fait d’un terrain clivé, l’étude des
interactions enquêtrice-enquêté·e·s est finalement aussi importante que les autres
données récoltées (à travers des entretiens, des observations et des archives
privées).
Produire un discours officiel sur le rôle de la France au Rwanda
L’idée de mettre en place une commission historique chargée d’étudier les
archives françaises disponibles n’est pas nouvelle. Déjà, à l’issue de la Mission
d’information parlementaire française sur le Rwanda (MIP) en 1998, l’accès aux
sources de ce travail est revendiqué par des associations et des militant·e·s afin
de remettre en cause ses conclusions, considérées comme trop indulgentes envers
les autorités françaises.
Les appels à la mise en place d’une commission d’historien·ne·s et à l’ouverture
des archives classifiées ont été récurrents afin de pallier les « insuffisances »
du rapport parlementaire. Ils s’accélèrent à partir de 2009, dans un contexte de
normalisation des relations diplomatiques entre les présidents Nicolas Sarkozy
et Paul Kagame. Ces revendications essentiellement institutionnelles relèvent
d’un répertoire de mobilisations élitaires15. Ainsi, l’historien Stéphane Audoin-
Rouzeau porte l’idée auprès du secrétaire général de l’Élysée16. À partir de 2015, à
la suite de ces mobilisations, la question de l’accès aux archives institutionnelles
devient l’un des aspects des politiques de rapprochement diplomatique entre
les deux États. La mise en place de la commission Duclert à l’occasion de la
25e Commémoration du génocide contre les Tutsi s’inscrit donc à la fois dans
la lignée d’un recours, généralisé par Emmanuel Macron, aux commissions
ad hoc17 sous mandat présidentiel, mais aussi de tentatives de normalisation des
relations avec le Rwanda. Cette commission s’accompagne d’autres politiques de
financement de la recherche française sur le génocide18 : la création d’une chaire
d’excellence dédiée à l’histoire du génocide des Tutsi et le lancement d’un appel
à projets de l’Agence nationale de la recherche sur le génocide des Tutsi.
Malgré le rôle actif de Stéphane Audoin-Rouzeau dans la mise en place de
cette commission, celui-ci est exclu de sa composition, du fait de l’opposition à
sa nomination d’une partie des conseillers diplomatiques et militaires19. Dans la
continuité de son rôle à la tête de la mission ministérielle d’étude sur la recherche
et l’enseignement des génocides et crimes de masse, l’historien Vincent Duclert
est finalement mandaté par le président de la République pour présider et mettre
en place cette commission. Les tensions autour de sa composition apparaissent
dans un champ scientifique profondément divisé sur la question et traversé par
des débats politiques dont il s’agit de retracer les lignes de clivage.
Polémiques sur le rôle de la France au Rwanda et controverses scientifiques
sur la violence extrême
Les controverses scientifiques structurant le sous-champ des spécialistes
français·e·s du Rwanda, et notamment celles portant sur les motivations des
actes de violences extrêmes, sont traversées par les polémiques politiques sur
le rôle de la France au Rwanda. Ces polémiques se jouent sur trois plans, qui,
s’ils ne se recoupent pas entièrement, sont interdépendants : les positions autour
des questions de responsabilités (notamment juridiques) des décideurs français
au Rwanda et, à travers elles, celles de la responsabilité des autres États ou
organisations internationales ; les questions scientifiques et épistémologiques
autour des violences extrêmes et des motivations à l’engagement meurtrier ;
et la question du soutien (réel ou supposé) des acteurs de cette polémique au
Front patriotique rwandais.
En 201920, année de la mise en place de la commission, les positions autour de
la question des responsabilités françaises se situent dans une continuité entre
deux pôles, d’un côté la défense de la politique française menée au Rwanda entre
1990 et 1994, de l’autre des accusations de complicité de génocide21. Ce premier
pôle regroupe d’anciens haut gradés de l’armée impliqués au Rwanda, notamment
autour de l’association France Turquoise22, des journalistes et des essayistes,
ainsi que d’anciens responsables politiques proches de François Mitterrand. Le
soutien d’une partie des associations du monde combattant23, ainsi que celui,
renouvelé, du ministère des Armées offrent un solide réseau institutionnel à
celui-ci, et ce même si l’institution militaire n’est pas, en coulisse24, unifiée sur
la question. L’argumentaire de cette association et de ses proches consiste, pour
défendre le rôle de la France, à reporter une partie des accusations sur d’autres
responsables internationaux, à défendre le mandat humanitaire de l’opération
Turquoise et a minima à soutenir les décisions des officiers sur place subordonnés
aux décisions politiques. Cependant, pour les plus extrémistes de ses membres,
proches de milieux traditionalistes et nationalistes, justifier les différents mandats
opérationnels de la France au Rwanda revient également à défendre la politique
menée entre 1990 et 1994, ayant consisté en une lecture identitaire du conflit
militaro-politique alors en cours, et à justifier l’engagement direct et constant
de la France contre le Front patriotique rwandais (FPR) durant cette période.
Cette position se nourrit des discours négationnistes sur le génocide perpétré
contre les Tutsi, notamment de la théorie d’un double génocide, à savoir la relativisation
du génocide perpétré contre les Tutsi par l’évocation d’un « deuxième
génocide » des « Tutsi contre les Hutu ». Cette opposition au FPR se consolide
dans une opposition au régime rwandais actuel.
L’autre versant de cet axe polémique est composé d’une multitude d’acteurs et
actrices considérant « la France » (la présidence de la République, le gouvernement,
les forces armées) comme responsable (politiquement ou juridiquement) à divers
degrés dans le génocide des Tutsi. Ceux-ci sont des journalistes, présent·e·s au
Rwanda entre 1990 et 1994 ou spécialisé·e·s sur le sujet dans un second temps,
des militant·e·s proches de mouvements antiracistes et des droits de l’homme,
des membres d’associations de rescapé·e·s, des anciens militaires critiques
de leur institution d’origine ou des chercheur·e·s. Dans ce « camp », l’extrême
du spectre polémique est occupé par les défenseurs de la notion de complicité
de génocide, parmi lesquels l’association Survie, spécialisée dans la critique de
la « Françafrique » et dont le positionnement sur le Rwanda est l’un des éléments
centraux de leurs plaidoyers.
Parallèlement, dans le champ académique français25, de vives tensions
opposent les spécialistes du Rwanda autour de la nature des actes violents :
les uns cherchent à intégrer le génocide des Tutsi dans un cadre analytique
général des violences extrêmes, et de l’« ordinaire26 » des situations de conflits,
les autres s’attachent à travailler la spécificité de la forme génocidaire, y compris
sur la question des motivations des actes violents27. Cette division recoupe (en
partie) une division disciplinaire (science politique et approches sociologiques
contre anthropologie historique), thématique et institutionnelle (approches
régionales contre spécialisation sur les génocides et les laboratoires associés à
ces approches). Les structures de recherche en études africaines qui ne sont pas
spécialisées sur la région furent quant à elle longtemps absentes de ces débats28.
S’agissant du rôle de la France dans le génocide des Tutsi, la première approche
tend à adopter une lecture de l’engagement français au prisme d’une analyse
organisationnelle des interventions françaises en Afrique et s’attache notamment
à ne pas imposer une lecture téléologique (une anticipation du génocide à venir)
dans l’analyse des décisions gouvernementales entre 1990 et 1993. La seconde
met quant à elle l’accent sur les signes préexistants de la diffusion des discours et
des pratiques racistes au sein du gouvernement rwandais soutenu par la France,
ainsi que sur le caractère prévisible du génocide à venir. Si ces débats traversent
également la recherche anglophone, ils sont, en France, particulièrement poreux
aux polémiques plus générales sur le rôle de la France au Rwanda. Se rejouent
derrière ces positions épistémologiques des enjeux juridiques, politiques et
moraux ayant trait à la comparabilité des actes violents, et ainsi à la nécessité
d’intégrer ou non à l’analyse les violences commises par le Front patriotique
rwandais (FPR) pendant la guerre civile ou en République démocratique du
Congo. Ces travaux sont alors parfois partie prenante, parfois récupérés dans les
polémiques sur le rôle de la France du fait de leur positionnement supposé ou
réel « pro » ou « anti » FPR. Par ailleurs, ces polémiques deviennent des terrains
d’oppositions d’expertises, notamment lors de colloques ou des témoignages de
contexte au cours de procès29.
À travers ces deux premiers axes se joue la question du rapport au Front
patriotique rwandais, de ses responsabilités pendant la guerre de 1990 à 1994,
mais aussi de sa participation aux conflits en République démocratique du
Congo. Les discours négationnistes du génocide des Tutsi, fondés sur une
ethnicisation des lectures politiques et une mise en parallèle des souffrances
« hutu » et « tutsi », tendent, par la mobilisation d’un discours sur une guerre
« interethnique » et la volonté de démontrer l’existence d’un deuxième génocide,
à mettre particulièrement l’accent sur les responsabilités du FPR dans d’autres
massacres. Ainsi, les enquêtes, judiciaires ou académiques, portant sur les
violences commises par le FPR sont prises dans la polémique précédente. Elles
sont dès lors marquées par un stigmate lié à leur récupération par les défenseurs
de la politique française et par les tenants des théories du double génocide.
Au moment de la constitution de la commission de recherche chargée d’établir
un discours sur le rôle de la France au Rwanda, il s’agit alors de composer avec
ces oppositions, parfois irréconciliables, sans risquer la critique a priori par les
tenants de telle ou telle position.
Une commission sous mandat présidentiel
Le cadre juridique de la commission repose essentiellement sur la lettre de
nomination de Vincent Duclert, émise par la présidence de la République. Le
choix de ses membres revient ainsi officiellement à ce dernier. Plusieurs critères
officiels sont pris en compte : la parité et la diversité de statuts, ainsi que la
possibilité d’avoir des membres déchargés d’autres obligations professionnelles
pour se consacrer pleinement au travail de la commission. Les profils retenus
dénotent une appétence pour les carrières administratives, à la frontière entre
les champs universitaire et administratif, plutôt que pour les forts capitaux
scientifiques. La commission s’inscrit également dans une relation de continuité
avec la mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et
crimes de masse, également dirigée par Vincent Duclert. On y retrouve trois de
ses membres : Isabelle Ernot, Raymond Kevorkian et Sandrine Weil. De la même
manière, la présence d’enseignant·e·s du secondaire ainsi que d’inspecteur·rice·s
d’académie place la commission dans la lignée des objectifs de la mission
précédente En cela, la continuité des politiques publiques liées à la mémoire
et à l’enseignement des génocides renforce des positions déjà acquises et des
réseaux préexistants.
Cette structure ad hoc repose sur la création d’habilitations individuelles
secret-défense pour chaque membre de la commission, afin de permettre un
accès aux archives encore classifiées. Ainsi, les contraintes juridiques prévalant à
l’obtention d’une telle habilitation, même si elles ne sont pas clairement énoncées,
entrent en compte dans les choix qui ont présidé à sa composition : ne peuvent y
être inclus des chercheur·e·s étrangers ou présentant des « vulnérabilités » pour
la divulgation du secret, comme le fait d’avoir travaillé pour une administration
gouvernementale étrangère (dans ce cas, rwandaise) ou d’avoir des opinions
politiques qui ne seraient pas considérées comme étant en adéquation avec le
fait d’obtenir une habilitation de ce type.
Cependant, ces contraintes juridiques, si elles sont présentées par Vincent
Duclert comme l’une des justifications ex post de ses choix, ne doivent pas être
considérées comme des contraintes absolues et indépassables. Elles découlent de
la volonté de fonder la commission sur la consultation d’archives classifiées, et
non sur une dérogation générale ou une déclassification préalable des fonds, choix
résultant de luttes bureaucratiques entre les différents ministères producteurs
d’archives. Aussi, par exemple, la mise en place de deux commissions parallèles30,
en lieu et place d’une commission mixte franco-rwandaise, est davantage liée à un
contexte bilatéral tendu qu’à la « force31 » intrinsèque des contraintes juridiques
françaises.
Du fait des tractations politiques autour de sa composition, mais également
du mandat présidentiel, orientant et contraignant le travail de recherche de la
commission, celle-ci se retrouve dès le départ entachée du stigmate lié à un
usage politique de la science. S’opère alors un travail de légitimation de la part
de ses membres visant à démontrer leur neutralité politique et méthodologique.
La construction d’une neutralité scientifique
Les débats autour de la composition de la commission Duclert ont mis l’accent
sur l’intégration ou non de spécialistes du Rwanda en son sein. Ils ont alors soulevé
un certain nombre de questionnements autour de la nature de l’expertise,
du rapport entretenu entre le champ académique et celui du pouvoir, et des
conditions (sociales, professionnelles, institutionnelles) permettant d’acquérir
une autorité scientifique.
Les arguments mis en avant pour justifier l’éviction de « spécialistes » du
sujet ont contribué à construire l’image d’une commission scientifiquement
« neutre » car nécessairement extérieure aux controverses scientifiques traversant
le sous-champ des spécialistes français·e·s du Rwanda. Ici, sa « neutralisation »,
sa dépolitisation et son positionnement extérieur par rapport aux polémiques
alors en cours se sont faits au nom d’une « neutralité32 » scientifique, entendue
comme une croyance fondamentale et un critère distinctif constitutif du champ
scientifique. Cependant, la médiatisation des prises de position antérieures de
l’une de ses membres, à partir d’octobre 2020, a mis à mal cet argumentaire et
a contribué à réinscrire la commission au sein de polémiques dont elle tentait
pourtant de s’extraire.
(Dé)légitimer la commission
La publicisation de « l’éviction » de deux historien·ne·s, Stéphane Audoin-Rouzeau
et Hélène Dumas33, sur la base de leurs travaux sur le Rwanda et
sur le rôle de la France pendant le génocide intervient avant même la publication
officielle de la première composition de la commission34. De nombreux
relais médiatiques de cette polémique, fondés sur des réseaux militants
précédemment
constitués, renforcent une légitimation externe au champ académique
en instituant Hélène Dumas et Stéphane Audoin-Rouzeau comme les
principaux spécialistes de la question. Ces débats tendent ainsi à personnaliser
la question plus large de l’intégration de spécialistes du sujet au sein de la commission.
Afin de justifier leur absence, Vincent Duclert va opposer à cette notion
de spécialisation une autre forme de légitimité scientifique, fondée cette fois-ci
sur les compétences techniques des membres choisis. Ces débats participent
hors du seul champ académique aux questionnements sur les financements de
la recherche et sur le rapport entre production de connaissance savante et enjeux
politiques et mémoriels.
Ainsi, une tribune intitulée « Le courage de la vérité », lancée par l’historien
Christian Ingrao35 le 1er avril 2019, a été signée par près de 300 universitaires
pour dénoncer la « récusation » par la présidence de la République de Stéphane
Audoin-Rouzeau et d’Hélène Dumas :
« N’est-ce pas là, en effet, un message de fébrilité qu’envoie – peut-être involontairement –
l’Élysée en s’opposant à la présence des deux historiens dans cette commission ? Quelle
légitimité aura une commission qui se prive ici de la seule chercheuse française spécialiste
du génocide parlant le kinyarwanda ? Quelle perspective peut avoir une commission qui
exclut un historien dont la très grande expérience en matière d’anthropologie historique
des violences de masse est partout reconnue ? Les futurs dirigeants de ce qui risque fort
d’apparaître comme une instance univoque et complaisante n’ont-ils pas le sentiment de
brûler leurs vaisseaux et de mettre à mal leur réputation historienne dans un projet ainsi
compromis36 ? »
La légitimité scientifique « de ce qui risque fort d’apparaître comme une instance
univoque et complaisante » est ainsi remise en cause. L’incursion politique
dans le champ académique et le risque d’une utilisation partisane de la science
sont alors dénoncés. Pour répondre aux critiques émises contre cette composition,
Vincent Duclert rationalise donc ex post son choix en faisant prévaloir
les connaissances techniques nécessaires à l’analyse des archives de l’État et la
nécessité de ne pas y inclure les controverses internes à ce champ de recherche,
en somme une exigence de neutralité des membres et de leur méthodologie37.
La mise en avant de cette technicité nourrit une dichotomie implicite entre, d’un
côté, spécialisation et engagement et, de l’autre, technicité et neutralité, donc
scientificité. Ainsi, la technicisation du débat est présentée comme la seule porte
de sortie possible aux affrontements polémiques.
Cependant, concentrer sur ces seul·e·s deux historien·ne·s les accusations de
mise à l’écart de l’ensemble des spécialistes du Rwanda invisibilise les logiques
du champ académique et d’un sous-champ certes restreint, mais comportant
plus d’une dizaine de « spécialistes » de la question. La mise en scène de cette
opposition tend ainsi à écarter d’autres acteurs, plus marginalisés au sein du
champ académique et en dehors. Il s’agit en premier lieu des chercheur·e·s (franco)-
rwandais·e·s, dont l’absence dans la commission a été justifiée par des raisons
diplomatiques et techniques liées aux obtentions des habilitations secret-défense.
De même, présenter cette opposition en termes uniquement épistémologiques
ou méthodologiques efface les logiques et les contraintes politiques, mais aussi
d’appartenances institutionnelles, d’interconnaissance, de positionnement dans
le champ académique et en dehors, de statuts qui prévalent à la composition de
telles commissions. Ainsi, Florent Piton, alors doctorant sur l’histoire sociale
et politique de deux régions du Nord du Rwanda, avait été contacté pour en
faire partie et aurait refusé par crainte des pressions internes à son champ
de recherche, et aussi parce qu’il était opposé au cadre de travail imposé à la
commission38. Ce refus est pourtant utilisé pour accuser cette dernière d’avoir
orchestré un « mensonge d’État39 » afin de justifier l’absence de tout spécialiste de
la question et est présenté comme une réponse solidaire à l’éviction de Stéphane
Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas. Les logiques et les contraintes d’appartenance
et de positionnement, pesant sur les jeunes chercheur·e·s dans une période de
crise du recrutement universitaire, sont ainsi effacées au profit d’une présentation
renforçant une division en termes de camps.
Ainsi, les débats autour de la définition de ce qui « fait science » tendent à
masquer les enjeux de positionnements dans un espace polémique où les usages
politiques de la science sont centraux. La publicisation d’accusations de partialité
portées contre l’une des historiennes de la commission Duclert témoigne pourtant
de l’inscription de celle-ci dans l’espace polémique sur le rôle de la France au
Rwanda dont son président avait pourtant tenté de l’extraire.
« L’affaire Julie d’Andurain », une remise en cause de la légitimation
par la neutralité
« L’affaire Julie d’Andurain », du nom d’une historienne sur laquelle sont
portées
des accusations visant à dénoncer un conflit d’intérêts en octobre 2020,
est le second épisode des mobilisations pour la remise en cause de la neutralité
de la commission. Le journaliste David Fontaine publie en effet, le 28 octobre
2020 dans Le Canard enchaîné40, un article dénonçant la partialité de deux de
ses membres : Christian Vigouroux, alors membre du Conseil d’État, et ancien
directeur
de cabinet de plusieurs ministres socialistes, et Julie d’Andurain,
professeur des universités à Metz et spécialiste de l’histoire militaire. On retiendra
principalement cette dernière, critiquée pour la publication d’une note sur
l’opération Turquoise, mais aussi pour ses collaborations professionnelles avec
le ministère des Armées. La construction de cette affaire médiatique soulève
la question des « pressions » dont la commission Duclert a pu continuer à faire
l’objet. En cela, elle n’est pas parvenue à se distancier, au cours de ses deux années
de travail, des clivages préexistants dont elle tentait pourtant de s’émanciper.
La note écrite par Julie d’Andurain et « redécouverte » par Le Canard enchaîné
offre en effet un argumentaire technique, et respectueux des formes de la
scientificité, aux justifications politiques ayant défendu l’opération Turquoise,
parmi lesquelles le vocable de la guerre interethnique et l’évocation d’un second
génocide. Sa note témoigne également de sa prise de position et de sa dépendance
vis-à-vis des responsables politiques de l’époque :
« M. Kagame […] n’a pas hésité à affirmer que la France avait été “complice du génocide”.
Cette lourde accusation est devenue une véritable épine dans le pied des autorités militaires
et du gouvernement français à mesure que Paul Kagame s’est servi de l’accusation pour
asseoir son pouvoir en manipulant des populations traumatisées, mais elle s’est renforcée
petit à petit d’actes accusateurs venus de chercheurs français et rwandais qui ont procédé,
certes à des enquêtes très fouillées, mais ont fait des amalgames rapides en faisant fi des
réalités militaires et politiques […]. [Hubert Védrine], dont la droiture et la probité sont
reconnues par tous, pointe du doigt la légèreté de certains journalistes qui ont complaisamment
relayé les propos accusateurs d’ONG, de chercheurs ouvertement hostiles à l’armée,
ces “idiots utiles” qui ont servi le propos d’un Paul Kagame tout à la construction d’un story
telling qui devait discréditer la France pour détourner de lui les accusations génocidaires41. »
Les chercheur·e·s ayant adopté des positionnements critiques vis-à-vis du rôle
de la France au Rwanda sont réduits à de simples « idiots utiles » de la politique
menée par Paul Kagame, tandis que l’argument d’autorité convoqué à travers la
figure d’Hubert Védrine, très actif dans la défense de la politique menée alors
par la France, témoigne de la proximité de l’historienne avec la défense déployée
par l’ancien secrétaire général de l’Élysée.
Au-delà de son contenu, les critiques soulevées par l’article du Canard enchaîné
ont également porté sur les modalités d’écriture de cette histoire de l’engagement
français au Rwanda :
« Détachée à partir de 2010 au ministère de la Défense, elle a notamment travaillé avec le
colonel Michel Goya, qui a pris part à l’opération militaire Noroît (1990-1993), en soutien
au régime qui planifia le génocide. Décorée de l’insigne d’historienne de l’armée de terre
échelon or, cette chercheuse embarquée a été choisie pour rédiger l’article sur l’opération
controversée Turquoise […]42. »
Plusieurs éléments sont ainsi critiqués, en premier lieu ses collusions avec
le ministère de la Défense, ici symbolisé par la décoration qu’elle a reçue et par
l’expression « chercheuse embarquée » qui réduit, dans une démarche critique,
la parole de la chercheuse aux contraintes liées à un accord avec l’institution.
Ce premier point rejoint des questionnements plus généraux sur les financements
de la recherche française sur le fait militaire par le ministère des Armées43. Est
parallèlement soulignée sa nomination, en mai 2019, à l’Académie des sciences
d’Outre-Mer aux côtés de Michel Roussin, ancien ministre de la Coopération,
et du général Jean-Pierre Huchon, chef de la mission militaire de coopération
entre 1993 et 199544. Dès lors, sa neutralité et son objectivité sont remises en cause,
retournant ainsi contre la commission les arguments avancés lors des débats
autour de sa composition.
Retracer les coulisses45 de « l’affaire d’Andurain » nous informe également
sur les réseaux professionnels mobilisés et sur les formes variées d’engagement
des acteurs académiques de cette mobilisation. À la suite de la publication de
l’article du Canard enchaîné et de sa diffusion sur le réseau social Twitter46, Julie
d’Andurain en appelle au soutien d’associations et de revues auxquelles elle
appartenait, cherchant à dénoncer un « lynchage médiatique » et des formes
de harcèlement en ligne. Des réseaux de soutien s’organisent et mènent à la
publication, le 6 novembre 2020, d’un message commun de plusieurs associations
professionnelles47. En réponse, d’autres chercheur·e·s, travaillant ou non sur le
Rwanda, se mobilisent, à travers une lettre ouverte, des courriers et des appels
privés, contre les propos de l’historienne et contre les messages de soutiens.
Aussi, suite à cette affaire, Hélène Dumas, qui avait accepté d’être consultée
en tant qu’experte extérieure à la commission, refuse finalement ce rôle48.
Progressivement, se rejouent autour de l’« affaire d’Andurain » des oppositions
politiques et universitaires plus larges autour du passé colonial français et des
relations contemporaines franco-africaines. Ces mobilisations, et notamment
l’implication de chercheur·e·s fortement légitimes dans le champ académique,
ont entraîné un revirement de ces associations. Trois rédactrices en chef de la
revue Outre-Mers, ainsi que de six des huit membres du bureau de l’Association
des historiens contemporanéistes de l’Enseignement supérieur et de la recherche
(AHCESR), s’opposant au soutien de celles-ci à Julie d’Andurain, ont démissionné
à l’issue de cette campagne. La reconstitution des bureaux de ces associations
autour de cette « affaire » tend à cristalliser des tensions préexistantes. En dehors
de la médiatisation dont elle a fait l’objet, cette affaire fait ressortir l’importance
des mobilisations en coulisse et des réseaux professionnels préexistants pour
comprendre soutien et désaveu lors d’une controverse.
Elle a également remis au centre des débats publics la question du financement
de la recherche, des liens établis entre le ministère des Armées et la commission
Duclert, et a jeté sur celle-ci un soupçon de collusion. Au sein du champ académique,
ces débats interviennent dans un contexte de fort clivage, dans lequel
les positions prises font écho à d’autres controverses, recoupant des divisions à
la fois politiques et institutionnelles. La participation de Julie d’Andurain à la
tribune des 100 universitaires dénonçant la menace de l’islamisme, notamment à
l’université, dit « manifeste des 10049 », contribue ainsi en pratique à son désaveu
par une partie des universitaires, qui y voient une preuve supplémentaire de
leurs dissensions politiques50.
Les justifications entourant la composition de la commission visent donc
à offrir des gages de neutralité scientifique. Cependant, cet argumentaire est
remis en cause au cours même de son travail, démontrant l’échec des tentatives
de distanciation par rapport aux controverses scientifiques préexistantes.
Finalement, le départ de Julie d’Andurain, ainsi que le retrait de Christian
Vigouroux, au moment de la formulation des conclusions, du fait de son désaccord
avec celles-ci, semblent aplanir les débats et créer les conditions favorables à un
consensus51 au moment de la publication du rapport en mars 2021.
La fabrique du consensus
Dès sa publication le 26 mars 2021, le rapport Duclert a bénéficié d’une réception
politique plutôt favorable. La diversité des usages qu’il permet a rendu
possibles des réappropriations a priori contradictoires (reconnaître la responsabilité
française / la dédouaner de responsabilités juridiques). Or le consensus
créé autour de ce rapport n’empêche pas qu’il puisse continuer à être l’objet de
critiques, et est l’occasion de repositionnements, d’alliances et de désunions pour
les acteurs de la polémique étudiée.
Un rapport politiquement consensuel
Les conclusions du rapport Duclert, qui établit « un ensemble de responsabilités,
lourdes et accablantes », de la France52, sont largement reprises et commentées
dans la presse. La tournure équivoque d’une telle formulation, parce qu’elle
reconnaît une responsabilité tout en ne se prononçant pas sur une qualification
juridique, laisse le champ libre pour des réappropriations diverses, et donc pour
un consensus politique. En effet, le rapport fait dans un premier temps l’objet
d’une réception positive de la part d’acteurs politiques initialement opposés sur
la question du rôle de la France. Le 27 mars, Raphaël Glucksmann, réalisateur
d’un documentaire sur les responsabilités françaises au Rwanda, Tuez-les tous53,
et qui avait dénoncé, en tant que tête de liste du Parti socialiste (PS) aux élections
européennes de 2019, le rôle de François Mitterrand dans ce pays, et Bernard
Kouchner, critique dès 1994 de la politique menée alors par la France, ont tous
les deux réitéré leur position, tandis qu’Hubert Védrine, ancien secrétaire général
de l’Élysée, souligne dans un premier temps « l’honnêteté » du rapport « qui
écarte toute complicité de la France54 ».
Comme le rapport ne s’exprime pas sur une qualification juridique précise et
relativise l’implication des officiers français, il rend possible le repositionnement
de certains acteurs de cette polémique. De nouvelles paroles critiques, notamment
au sein de l’institution militaire, ont ainsi été émises. Le 30 mars 2021, le Général
Patrice Sartre, ancien colonel commandant les troupes du Régiment d’infanterie
des chars de Marine (RICM) pendant l’opération Turquoise, a écrit une tribune
dans le journal Le Monde, publicisant pour la première fois des critiques qu’il
portait alors en coulisse au sein de l’institution militaire55. Le 7 avril 2021, Alain
Juppé, ancien ministre des Affaires étrangères et défenseur jusqu’alors de la
politique menée par la France au Rwanda, publie à son tour une tribune sur
les erreurs commises par les autorités françaises56. Enfin, même si l’association
Survie, l’un des acteurs historiques de la critique de la politique française, s’oppose
au rapport du fait de l’absence de qualification en complicité, ces récriminations
sont assorties d’une reconnaissance de ses avancées. François Graner, membre de
l’association, souligne ainsi que le rapport Duclert permet une normalisation des
discours critiques sur la politique française au Rwanda57. Ce travail de consensus
est également le résultat d’un travail de plaidoyer en faveur du rapport mené
conjointement par Vincent Duclert en coulisse58, et Stéphane Audoin-Rouzeau
dans les médias. L’absence de qualification juridique semble répondre à une
volonté diplomatique conjointe des deux États de s’en remettre au « tribunal
de l’histoire59 », autrement dit de conditionner la normalisation des relations
diplomatiques à une absence de poursuites judiciaires60.
Pensé comme « une conclusion aux controverses61 » par son président, le
rapport atteint en effet son objectif de consensus, en ce qu’il s’impose désormais
comme une référence officielle sur le rôle de la France au Rwanda : en témoigne
sa citation dans le discours prononcé par Emmanuel Macron le 27 mai 2021,
mais aussi le fait qu’il soit cité par les diverses parties au cours de procès en
compétence universelle et en diffamation ayant eu lieu depuis sa publication.
De plus, il permet un retournement du stigmate pour les acteurs distingués
dans le rapport comme ceux qui avaient porté un discours critique envers la
politique française entre 1990 et 1994. Ainsi, Antoine Anfré, largement cité pour
ses analyses critiques en tant qu’ancien rédacteur Rwanda de la Direction des
affaires africaines et malgaches du ministère des Affaires étrangères62, se voit
attribuer le poste d’ambassadeur français au Rwanda à l’issue de la normalisation
des relations diplomatiques entre les deux pays, permise par les publications
conjointes des deux rapports français et rwandais. Pour Vincent Duclert, « ce
qui a favorisé l’adoption du rapport, c’est le fait que [celui-ci] révèle combien
un certain nombre d’agents de l’État se sont très bien comportés. Ce n’est pas
une sorte d’accusation de toute la France, mais d’un système non démocratique
au sein de l’État63 ». En effet, le rapport met l’accent sur les « biais cognitifs » de
certains décideurs français, sur les responsabilités individuelles du président
et de son entourage, et non sur le fonctionnement ordinaire des engagements
diplomatiques et militaires de la France, notamment en Afrique. En continuant
d’inscrire l’implication française au Rwanda dans la singularité de cet événement,
elle se refuse ainsi à la replacer dans l’histoire plus longue des interventions
extérieures françaises64, en particulier en Afrique, et d’y appliquer l’analyse des
logiques sociales et bureaucratiques présidant aux processus de décisions65.
François Robinet, historien travaillant sur les relations franco-rwandaises depuis
les années 1970 et sur les polémiques entourant ces relations, développe les
mêmes conclusions :
« Le rapport passe trop vite sur les héritages “franco-africains” qui ont conduit aux
choix français au Rwanda entre 1990 et 1994. Dès qu’il s’agit de la politique française en
Afrique, les mêmes pratiques et dysfonctionnements peuvent être observés. […] Pour ces
raisons, les préconisations auraient pu proposer un renforcement du rôle du Parlement,
dès lors qu’il s’agit d’engager durablement des troupes sur des terrains d’opérations
extérieures66. »
Or, une telle lecture, puisqu’elle ne remet pas fondamentalement en cause le
fonctionnement institutionnel ordinaire67 ayant permis cet interventionnisme
au Rwanda, permet une réception consensuelle.
Cependant, cette première période de consensus laisse place à une seconde
période de reformation des antagonismes. Ainsi, les proches de François
Mitterrand interviennent dans la presse pour défendre l’ancien président68,
notamment au travers d’une tribune signée par d’anciens ministres69. Hubert
Védrine et l’association France Turquoise réaffirment à plusieurs reprises leur
défense de la politique menée par la France au Rwanda, tout en étant confrontés à
une certaine marginalisation de leurs discours. Ainsi, si la ministre des Armées,
Florence Parly, adresse une lettre au Général Jean-Claude Lafourcade, président
de l’association France Turquoise, pour réitérer son soutien et celui de l’institution,
ce soutien est fondé sur la déresponsabilisation des officiers anciennement mis
en cause, et non sur une défense de la politique menée alors par la France70.
L’aspect consensuel du rapport, et par là son apparente dépolitisation, est par
ailleurs présenté comme un frein par des militants proches de l’association
Survie, dénonçant une « anesthésie » du débat71.
Dans le champ académique, le travail effectué par les membres de la
commission et l’aspect novateur de l’analyse de certains fonds archivistiques
sont soulignés. Cependant, le rapport est également accueilli par un certain
nombre de critiques, portant à la fois sur le fond et sur la forme, réinscrivant
cette production dans les controverses scientifiques propres au sous-champ
thématique des spécialistes du Rwanda.
La réinscription du rapport dans la controverse scientifique
Au sein du champ universitaire, le rapport est critiqué pour sa nature plus
diplomatique que scientifique72. Ainsi, les critiques portent principalement sur la
méthodologie utilisée et sur ses limites historiographiques. Celles-ci nourrissent
la controverse scientifique dont la commission Duclert cherchait pourtant à se
distancier. En ce sens, les dossiers de revues publiés à l’issue de la sortie du
rapport (et auquel ce dossier participe) contribuent à redessiner les lignes d’une
controverse déjà existante et à réaffirmer les règles d’autonomie d’une profession.
Les critiques arguant de la non-scientificité du rapport soulignent les contraintes
inhérentes à la commande politique dont il a fait l’objet (concentration sur les
seules archives institutionnelles et contrainte de temps). Pour certains de ses
membres, et du fait du contraste avec l’effort particulier mis en oeuvre pour
correspondre à l’ethos scientifique revendiqué par la commission, les critiques
sont alors vécues comme de véritables attaques personnelles73.
Sur le fond, différents biais sont soulignés74. L’une des critiques principales
porte sur l’absence de bibliographie. Souhaitant apparaître comme un objet
scientifique, le rapport fait pourtant l’économie de toute discussion de la
littérature préexistante, maintenant l’illusion largement dénoncée d’une tabula
rasa historiographique75, et ce, comme nous l’avons montré, dans un souci
d’apparente neutralité, et donc de non-inscription a priori dans l’un des « camps »
des controverses scientifiques sur le Rwanda.
Pourtant, ne pas discuter la bibliographie existante sur le génocide des Tutsi
n’empêche pas le rapport de s’inscrire implicitement dans une certaine lignée
historiographique. En effet, comme le montre Marie-Eve Desrosiers76, la lecture
étiologique effectuée par le rapport Duclert, consistant à filtrer l’analyse de
l’engagement français uniquement à la lumière du génocide, sert une lecture
exceptionnaliste des processus génocidaires et une focalisation sur la place de
l’idéologie raciale dans les processus meurtriers, qui, comme nous l’avons vu,
caractérise l’un des pans de cette controverse scientifique. Ainsi, cet article
nous montre bien l’ambiguïté d’une démarche qui, si elle prétend s’appuyer
sur une seule lecture technique des archives, s’inscrit dans un cadre historiographique
précis qui structure les controverses autour de l’histoire du génocide
des Tutsi, tout en faisant apparaître ce positionnement comme le seul résultat
d’une analyse scientifique des sources.
Cette adhésion à ce qu’il appelle « une école française » est par la suite
revendiquée par Vincent Duclert à l’issue de la publication du rapport dans un
entretien accordé à Science Po :
« Ces années de tension autour de la Commission sont maintenant révolues. Les désaccords
sont derrière nous. Le rapport a permis d’approfondir la connaissance du génocide des
Tutsi et du processus génocidaire qu’il constitue, rejoignant ainsi les recherches d’une
petite, mais très dynamique “école française”, avec beaucoup de jeunes chercheuses
très talentueuses et courageuses dans le choix des recherches, que l’État soutient dans
ses travaux. Des projets scientifiques nous associent désormais, à notre initiative commune,
et je m’en félicite77. »
Cette « école française » comprend principalement les tenants des lectures
anthropologiques du génocide, mettant le racisme au centre des motivations
génocidaires. Ainsi, autant sur la manière dont est abordée l’histoire du génocide
que sur les liens renforcés par Vincent Duclert avec les tenants de cette approche
historique, le rapport tend à offrir les gages d’une validation technique à l’une
des approches scientifiques qui s’opposent dans la controverse que nous avons
étudiée. Vincent Duclert replace son rapport dans un contexte institutionnel :
celui des approches développées au Cespra, laboratoire commun à Stéphane
Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas et lui-même. Dans la continuité du rapport est
également mis en place un réseau de recherche franco-rwandais, consolidant
ainsi symboliquement, mais aussi matériellement, une partie du champ académique
français travaillant sur le Rwanda78.
Cependant, ces tentatives de rassemblement d’une « école française » ne
présagent rien des fidélités paradoxales79, critiques, franches oppositions et
tentatives d’autonomie (plus ou moins réalisables en fonction des positions des
acteur·rice·s) qui la traversent. En cela, même si les membres de la commission
appellent de leurs vœux à un apaisement des « tensions », celles-ci restent
perceptibles à travers les critiques formulées à l’encontre du rapport. Par ailleurs,
en participant à la légitimation technique de l’une des approches s’opposant dans
ces controverses, la commission contribue à entretenir ces dernières.
Parce qu’elle est envisagée comme une solution aux débats portant sur le rôle
de la France au Rwanda, mais également parce qu’il s’agit pour ses membres de
se défaire du stigmate que peut représenter une commande politique dans un
espace de réception académique, la commission Duclert est constituée comme un
« lieu neutre ». Il s’agit en effet pour celle-ci d’élaborer un discours consensuel sur
les responsabilités de la France au Rwanda avant et pendant le génocide perpétré
contre les Tutsi, en accommodant les positions antagonistes qui traversent les
différents champs concernés. Cette justification mise en avant par la commission
s’opère à travers une tentative pour imposer la légitimité technique des critères
ayant présidé au choix de ses membres, au prisme de sa méthode d’enquête (la
consultation quasi exhaustive des archives institutionnelles).
Or la fabrique de la neutralité n’est pas une évidence et les débats autour de
sa composition l’ont bien montrée. Imposer l’image d’une commission neutre et
objective s’est heurté aux mobilisations des acteurs de la polémique sur le rôle
de la France au Rwanda, ainsi qu’à des divisions préexistantes au sein du champ
académique, institutionnelles et politiques, autour notamment des modalités
de la recherche sur les relations entretenues entre la France et l’Afrique. Les
chercheur·e·s travaillant sur le Rwanda sont à ce titre partie prenante de ces
mobilisations.
Malgré ces épisodes controversés, la réception du rapport témoigne d’un
certain succès dans la production d’un discours consensuel sur le rôle de la
France au Rwanda. Le rapport Duclert offre en effet un support pour un discours
officiel reconnaissant le rôle français tout en n’entraînant aucune remise en cause
profonde du fonctionnement des institutions impliquées dans les engagements
extérieurs français, notamment en Afrique. Sa polysémie, entre production
académique et politique, et ses conclusions permettent des usages variés pour
des acteurs pourtant divisés sur la question du rôle de la France. Cependant,
la mise en place d’un consensus politique n’implique pas nécessairement une
absence de critique. Les lectures académiques du rapport Duclert le réinscrivent
ainsi dans les controverses scientifiques préexistantes, en critiquant notamment
le fait qu’il amène à légitimer l’une des approches qui s’y opposent.
L’étude de la mise en place de la commission Duclert et de la production de
son rapport permet ainsi d’interroger les velléités de construction d’un discours
consensuel. Mobilisant le registre de la technicité et de la scientificité pour se
défaire du stigmate que représenterait sa politisation, la commission illustre
également la manière dont les controverses scientifiques autour du génocide
des Tutsi s’insèrent, en France, dans les polémiques politiques autour des
responsabilités françaises. D’une part, ces polémiques participent en effet au
contexte de production de la connaissance scientifique sur le génocide des Tutsi.
De l’autre, parce que le recours à la science est l’un des registres principaux
d’établissement de la preuve dans ces polémiques, les chercheur·e·s sur le
Rwanda sont bon gré mal gré des acteur·rice·s de ces dernières. Cela nous
permet d’entrevoir les processus de consolidation d’un espace de production de
la connaissance à la frontière entre champ académique et politique.
Mathilde Beaufils
Institut des sciences sociales du politique (ISP),
Université Paris-Nanterre
[Notes :]
1. M. Malagardis, « Rôle de la France au Rwanda : une commission en quête de crédibilité », Libération, 5 avril 2019.
2. L. Larcher et M. Tresca, « Génocide rwandais, la création polémique d’une commission d’enquête », La Croix, 5 avril 2019.
3. « Rwanda : dévoilée, la composition de la commission sur le génocide reste décriée », RFI, 18 octobre 2019.
4. Voir l’expression, « un objet politico-académique », utilisée par François Graner pour désigner le
rapport Duclert dans M. Mourre, F. Piton, et N. Powell, « Enquêter sur la France au Rwanda en contexte
militant. Entretien avec François Graner », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, Dossier « Au-delà
du Rapport Duclert », 2021, p. 102‑117.
5. O. Rovetta, « Écrire l’histoire en commission : la justice pénale internationale à la lumière des
archives françaises », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, Dossier « Au-delà du Rapport Duclert »,
2021, p. 28‑40.
6. Pour une approche des commissions historiques les appréhendant comme un outil de politiques
mémorielles, voir la partie « Historical Commissions », in E. Barkan, C. Goschler et J. E. Waller (dir.),
Historical Dialogue and the Prevention of Mass Atrocities, Londres, Routledge, 2020 ; A. Bazin « Produire
un récit commun : les commissions d’historiens, acteurs de la réconciliation », in G. Mink et
L. Neumayer (dir.), L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007, p. 104-117.
7. Voir A. Constantin, Changement de régime et genèse d’une nouvelle histoire officielle. Combats autour du
passé fasciste et communiste en Roumanie après 1989, Thèse de doctorat, Nanterre, Université Paris-
Nanterre, 2019 ; E. Hébert, Passé(s) recomposé(s) : les commissions d’historiens dans les processus de
rapprochement en Pologne (Pologne-Allemagne, Pologne-Russie), Thèse de doctorat, Nanterre/Louvain,
Université Paris-Nanterre/Université catholique de Louvain, 2018. Sur le pouvoir de la « vérité »
scientifique pour prévenir la reproduction de violences, voir S. Gensburger et S. Lefranc, À quoi servent
les politiques de mémoire ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
8. Voir l’introduction de ce numéro.
9. Matthieu Ansaloni fait ressortir trois aspects permettant la construction d’un consensus large et
tacite : le recours à la science pour la production d’un discours dépolitisé, une vision du monde
« molle » permettant d’intégrer des intérêts divers et l’inscription de ce consensus dans le droit.
Voir M. Ansaloni, « La fabrique du consensus politique. Le débat sur la politique agricole commune
et ses rapports à l’environnement en Europe », Revue française de science politique, vol. 63, n° 5, 2013,
p. 917-937.
10. P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 2-3, 1976, p. 12, réédition : Paris, Raisons d’agir, 2008, p. 116-117.
11. Préconisé par certains sociologues pragmatistes, il s’agit d’une fiction méthodologique de
symétrisation des arguments qui permettrait de pallier la nécessaire prise de partie des chercheur·e·s
dans l’analyse des controverses, et notamment l’asymétrie en fonction du succès d’une thèse ou d’une
autre. Voir le principe de symétrisation de Bloor dans C. Lemieux, « À quoi sert l’analyse des
controverses ? », Mil neuf cent, n° 25, 2007, p. 191‑212.
12. Y compris celles produites par la commission Duclert.
13. Pour une analyse des discours négationnistes, voir H. Dumas et A. Mugiraneza (dir.), « Rwanda,
quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi », Revue d’histoire de la Shoah,
n° 190, 2009. Sur la circulation de ces discours entre le Rwanda et la France, voir l’intervention
d’Hélène Dumas au colloque d’Ibuka organisé lors de la 27e Commémoration du génocide contre
les Tutsi : « Déconstruire les discours négationnistes » [en ligne], 9 avril 2021, com/watch?v=VLeeZHMfltc>, consulté le 4 juillet 2022.
14. Par exemple S. Laurens, « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? », Genèses,
n° 69, 2007, p. 112-127.
15. É. Agrikoliansky, « Mobilisation des élites », in O. Fillieule, L. Mathieu et C. Péchu (dir.), Dictionnaire
des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 393-397.
16. Voir J.-P. Chrétien, « France et Rwanda : le cercle vicieux », Politique africaine, n° 113, 2009, p. 121-138 ;
S. Audoin-Rouzeau et A. Garapon, « La France et le Rwanda, quinze ans après le génocide.
Responsabilité, brouille et reconstruction », Esprit, n° 5, 2010, p. 82-84. Les démarches politiques
entreprises par Stéphane Audoin-Rouzeau sont décrites dans Une initiation. Rwanda, Paris, Seuil, 2017,
p. 17.
17. Voir le rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, dit
rapport Stora (B. Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie [en ligne],
Paris, Présidence de la République, 2021, 586b6b0ef1c2fc2540589c6d56a1ae63a65d97c.pdf>, consulté le 7 juillet 2022.), le rapport d’Achille
Mbembe (Les nouvelles relations Afrique-France. Relever ensemble les défis de demain [en ligne], Paris,
Présidence de la République, 2021, pdf/281834.pdf>, consulté le 7 juillet 2022) ou encore le rapport Sarr-Savoy sur la restitution du
patrimoine culturel africain (F. Sarr et B. Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine africain. Vers
une nouvelle éthique relationnelle [en ligne], Paris, 2018, fr.pdf>, consulté le 7 juillet 2022).
18. Dans une visée de pacification du champ de recherche, déjà traversés par les débats autour de la
composition de la commission.
19. Notamment la cellule Afrique de l’Élysée, d’après J.-F. Dupaquier : « La vérité sur le rôle de Paris
dans le génocide des Tutsi : l’Élysée va-t-il se satisfaire d’une commission-croupion ? » [en ligne],
Afrikarabia, 2 avril 2019, genocide-des-tutsi-lelysee-va-t-il-se-satisfaire-dune-commission-croupion/>, consulté le 4 juillet
2022.
20. Pour différents états des lieux de ces polémiques au cours de la décennie précédente, voir
J.-P. Chrétien, « Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda. Un malaise français ? », Le temps des
médias, n° 5, 2005, p. 59-75 ; S. Audoin-Rouzeau, J.-P. Chrétien et H. Dumas, « Le génocide des Tutsi
rwandais, 1994 : revenir à l’histoire », Le débat, n° 167, 2011, p. 61‑71 ; C. Vidal, « Du soupçon civique à
l’enquête citoyenne : controverses sur la politique de la France au Rwanda de 1990 à 1994 », Critique
internationale, n° 36, 2007, p. 71‑84 ; C. Vidal, « La politique de la France au Rwanda de 1990 à 1994. Les
nouveaux publicistes de l’histoire conspirationniste », Les temps modernes, n° 642, 2007, p. 117‑143 ;
J.-P. Chrétien, « France et Rwanda… », art. cité.
21. Des formes d’accusations plus directes sur le rôle de la France, comme elles qui ont pu être portées
par le collectif Génocide Made in France, ont été marginalisées et désavouées par d’autres associations
intégrant davantage « l’arme du droit » à leurs accusations.
22. Pour une analyse des positionnements au sein de l’institution militaire, voir É. Smith, « Les derniers
défenseurs de l’empire : quand l’armée française raconte ses Rwanda », Les temps modernes, n° 680-681,
2014, p. 66‑100 ; É. Smith, « Des mémoires “irréconciliables” du Rwanda au sein de l’armée française ?
Le rapport Duclert et les multiples voix de “la grande muette” », Revue d’histoire contemporaine de
l’Afrique, Dossier « Au-delà du Rapport Duclert », 2021, p. 52-63.
23. Dont l’Association de soutien à l’armée française (Asaf), l’Union nationale des combattants (UNC),
diverses associations d’anciens combattants, mais aussi des associations catholiques d’extrême droite
comme Secours de France.
24. Une série d’entretiens menés auprès de militaires d’active et de retraités sur les opérations
françaises au Rwanda démontrent une relative diversité des opinions sur le sujet, y compris au sein
de l’Armée de terre, mais un consensus autour de la condamnation des positions critiques prises en
public.
25. Nous n’intégrons pas dans cet article la manière dont ces mêmes controverses issues de la
recherche anglophone sont intégrées et retraduites par les chercheur·e·s français·e·s.
26. F. Buton, A. Loez, N. Mariot et P. Olivera, « L’ordinaire de la guerre », Agone, n° 53, 2014, p. 7‑10.
Sur le Rwanda, voir par exemple C. Vidal, « Grands tueurs et petits tueurs : la question de l’obéissance
dans le génocide des Rwandais tutsi », in A. Loez et N. Mariot (dir.), Obéir/désobéir. Les mutineries de
1917 en perspective, Paris, La Découverte, 2008, p. 109-121.
27. Voir la troisième partie de F. Piton, « Identifier, haïr, exterminer. Questions de recherche autour
du génocide des Tutsi du Rwanda », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, Dossier « Au-delà du
Rapport Duclert », 2021, p. 73‑101. On retrouve parmi les tenants de la première approche les
sociologues Claudine Vidal, Marc Le Pape et André Guichaoua, et de la seconde les historien·ne·s
Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas.
28. F. Bernault, « La communauté africaniste française au crible de la crise rwandaise », Africa Today,
vol. 45, n° 1, 1998, p. 45-57.
29. S. Audoin-Rouzeau, « Chercheurs dans le prétoire : retour sur le procès Simbikangwa (2014).
Un dialogue magistrat-historien », Grief, n° 3, 2016, p. 175-182.
30. Le Rwanda a refusé le versement de ses archives à la commission française. Elles ont été traitées
par le cabinet d’avocats Levy Firestone Muse, qui était chargé par la présidence rwandaise de produire
un rapport, remis le 19 avril 2021, sur le rôle du gouvernement français.
31. P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 64, 1986, p. 3-19.
32. « L’idée d’une science neutre est une fiction, et une fiction intéressée, qui permet de donner pour
scientifique une forme neutralisée et euphémisée, donc particulièrement efficace symboliquement
parce que particulièrement méconnaissable, de la représentation dominante du monde social. »
P. Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, 1976, p. 100.
33. Hélène Dumas, chargée de recherche au CNRS, travaille, depuis sa thèse sur les juridictions gacaca,
d’abord dirigée par Elikia M’Bokolo, puis par Stéphane Audoin-Rouzeau, sur les formes spécifiques
des tueries lors du génocide des Tutsi et sur le retournement radical des liens sociaux antérieurs de
proximité. Stéphane Audoin-Rouzeau, outre la direction de la thèse précédemment citée, commence
à travailler sur le génocide des Tutsi à l’aune de ses recherches précédentes sur les violences extrêmes,
puis focalise une partie de sa production académique sur la question de la responsabilité française.
Ils sont également tous deux membres, avec Vincent Duclert, du Centre d’étude sociologique et
politique Raymond Aron (Cespra), UMR rattaché à l’EHESS.
34. La première occurrence médiatique est publiée dans La Croix le 29 mars 2019. L. Larcher « Génocide
au Rwanda : des historiens écartés de la future commission d’enquête », La Croix, 29 mars 2019.
35. Ancien doctorant de Stéphane Audoin-Rouzeau, il est également membre du Cespra et directeur
de l’Institut d’histoire du temps présent entre 2008 et 2013, UMR de rattachement d’Hélène Dumas.
36. Voir la pétition en ligne : C3%A9rit%C3%A9-a50534b3d3bb>, consulté le 6 juillet 2022.
37. « Le milieu des spécialistes du génocide des tutsis au Rwanda est aussi un milieu clivé, il y a des
tensions, et je souhaitais ne pas mettre la commission dans ces clivages parfois assez vifs. » Mais
Vincent Duclert l’affirme : « les spécialistes du Rwanda ne sont pas oubliés pour autant, ils seront
consultés ». « Rwanda : dévoilée, la composition de la commission sur le génocide… », art. cité.
38. Entretien avec Florent Piton, doctorant en histoire, Paris, 19 avril 2019.
39. « Rwanda : la France et le génocide des Tutsi » [en ligne], avec Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène
Dumas, émission « La Grande H », Le Média, diffusée le 9 avril 2020, emissions/la-grande-h/rwanda-la-france-et-le-genocide-des-tutsi-stephane-audoin-rouzeau-helenedumas-
fR6qBjUySiK8Op54cS23dg>, consulté le 7 juillet 2022.
40. D. Fontaine, « Commission impossible sur le Rwanda », Le Canard enchaîné, 28 octobre 2020.
41. J. d’Andurain « Turquoise (Rwanda) », in P. Chapleau et J.-M. Marril (dir.), Dictionnaire des opérations
extérieures de l’armée française. De 1963 à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions/Ministère des
Armées/Ecpad, 2018, p. 274-275.
42. D. Fontaine, « Commission impossible sur le Rwanda », art. cité.
43. Voir à ce sujet T. Boncourt, M. Debos, M. Delori, B. Pelopidas et C. Wasinski, « Que faire des
interventions militaires dans le champ académique ? Réflexions sur la nécessaire distinction entre
expertise et savoir scientifique », 20 & 21. Revue d’histoire, n° 145, 2020, p. 135‑150. De la même manière,
François Robinet rend compte des réticences du ministère des Armées face à la publication d’un texte
sur l’utilisation des images militaires des opérations Amaryllis et Turquoise dans l’ouvrage célébrant
le centenaire de l’Ecpad. Voir F. Robinet, « Le rôle de la France au Rwanda : l’Histoire piégée ? » [en
ligne], Revue d’histoire culturelle, n° 2, 2021, note 7, php?id=890>, consulté le 21 juillet 2022.
44. Voir la série de tweets du journaliste Théo Englebert : status/1322874457384505344>.
45. Le déroulement de cette affaire a été détaillé dans plusieurs articles de presse, T. Englebert, « Une
historienne décrédibilise la “commission sur le rôle de la France au Rwanda” et suscite l’indignation »,
Mediapart, 13 novembre 2020 ; M. Malagardis, « France-Rwanda : une historienne défend Turquoise
et crée le malaise », Libération, 27 novembre 2020 ; « Génocide au Rwanda : une historienne controversée
se retire de la commission sur le rôle de la France », JeuneAfrique.com, 14 novembre 2020, ainsi que
dans un entretien accordé à la revue Contretemps par l’historien François Robinet, lui-même partie
prenante de cette mobilisation : F. Robinet, « La France, le Rwanda, et les historien‧nes : enjeux
politiques, mémoriels et scientifiques » [en ligne], Contretemps, 29 avril 2021, contretemps.eu/france-genocide-rwanda-historiens-entretien-robinet/>, consulté le 4 juillet 2022.
46. À propos du réseau social comme lieu de controverse scientifique, en particulier sur le Rwanda,
voir F. Clavert et C. Muller, « La conversation scientifique sur Twitter » [en ligne], Billet, Acquis de
conscience (blog), 2021, , consulté le 4 juillet 2022.
47. Il s’agit de la Société française d’histoire des Outres-Mers (SFHOM) et de l’Association des
historiens contemporanéistes de l’Enseignement supérieur et de la recherche, dont Julie d’Andurain
était membre, de l’Association des historiens modernistes de l’université française et du Conseil
scientifique de la recherche historique de la Défense. La SFHOM avait préalablement partagé un
communiqué, le 3 novembre 2020, sur plusieurs listes mails professionnelles : « La Société française
d’histoire des outre-mers-SFHOM condamne avec force la campagne lancée sur les “réseaux sociaux”
à l’encontre de notre collègue Julie d’Andurain, professeur des Universités. Nous connaissons
l’exigence et la rigueur dont elle fait preuve dans ses travaux, qui ne laissent aucune place au
révisionnisme et au négationnisme dont elle est injustement accusée. Analyser les questions
historiques les plus proches dans le temps est aussi indispensable que difficile. Les attaques
personnelles et calomnieuses comme celles qui la visent aujourd’hui sont autant d’obstacles opposés
à la recherche universitaire et aux débats que celle-ci s’efforce d’éclairer. Dans ce moment difficile
où la recherche est attaquée de toutes parts, nous assurons Julie d’Andurain de tout notre soutien. »
48. G. Minassian, « Commission Rwanda : deux ans de recherches mouvementées », Le Monde, 26 mars
2021.
49. « Une centaine d’universitaires alertent : “Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance
du déni” », Le Monde, 31 octobre 2020.
50. Entretien avec un·e chercheur·e, 12 novembre 2020.
51. Y compris en interne. La commission avait pour seule consigne d’adopter sa conclusion à
l’unanimité. Entretien avec Vincent Duclert, Paris, ministère des Armées, bureau de la Commission,
Paris, février 2022.
52. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi,
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au Président de la République le
26 mars 2021, Malakoff, Armand Colin, 2021, p. 973.
53. Tuez-les tous ! Rwanda : histoire d’un génocide « sans importance », réalisé par R. Glucksmann, D. Hazan
et P. Mezerette (Warner Vision, 2004).
54. « Rapport Duclert sur le Rwanda : toutes les réactions », Le Point, 27 mars 2021.
55. Entretiens avec Patrice Sartre, avant et après la publication de cette tribune, Paris, 20 février 2020
et 21 janvier 2022. Pour la tribune, voir P. Sartre, « Général Patrice Sartre sur le Rwanda : “Le rapport
Duclert rend justice aux soldats de l’opération Turquoise” », Le Monde, 30 mars 2021.
56. « Alain Juppé sur le Rwanda : “Nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter
des demi-mesures” », Le Monde, 7 avril 2021.
57. M. Malagardis, « Rwanda : “Ceux qui dénonçaient le rôle de la France ne seront plus accusés de
complotisme” », Libération, 28 mars 2021.
58. Notamment auprès de différents responsables administratifs et politiques de l’époque.
59. Formule mobilisée par le président rwandais Paul Kagame lors du discours prononcé à l’occasion
du voyage à Kigali du président Emmanuel Macron.
60. Le voyage d’Emmanuel Macron au Rwanda était conditionné à l’absence de poursuites judiciaires
comme suite de la sortie du rapport Muse.
61. Entretien avec Vincent Duclert, Paris, février 2022. Voir également : « La seule manière d’échapper
à ce temps de l’affrontement était de passer à une autre temporalité, celle de la recherche, de
l’acquisition de nouvelles connaissances et de permettre ainsi, par la méthode scientifique et la
transparence documentaire qu’elle exige, de favoriser un progrès dans ces relations publiques aussi
bien que diplomatiques. » « Entretien avec Vincent Duclert sur le rapport de recherche remis au
président de la République La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi » [en ligne], Sciences Po, octobre
2021, , consulté
le 4 juillet 2022.
62. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi,
La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 844-850.
63. Entretien avec Vincent Duclert, Paris, février 2022.
64. Voir É. Smith (dir.) « Guerres africaines de la France. 1830-2017. L’empire des armées », Les temps
modernes, n° 693-694, 2017.
65. Depuis les travaux classiques en science politique de G. T. Allison, Essence of Decision: Explaining
the Cuban Missile Crisis, Boston, Brown and Company, 1971.
66. F. Robinet, « La France, le Rwanda, et les historien‧nes… », art. cité.
67. Les seules recommandations officielles du rapport concernant les évolutions de la politique
française sont les suivantes : réformer le recrutement et la carrière des hauts fonctionnaires en y
ajoutant l’obligation d’une expérience de recherche en histoire et en sciences sociales ; introduire un
corpus d’histoire et d’éthique de la gestion de crise dans la formation initiale et continue des agents
publics ; sanctuariser dans les programmes scolaires l’enseignement des génocides et des résistances
aux génocides.
68. J. Desport, « Rwanda : Gilbert Mitterrand demande à Emmanuel Macron de ne pas “insulter
l’Histoire” », Sud-Ouest, 27 avril 2021.
69. « Tribune. “Rwanda : de quoi la France et François Mitterrand seraient-ils coupables ?” », L’Obs,
28 avril 2021. Cette tribune est signée par Paul Quilès, Hubert Védrine, Jean-Louis Bianco, Jean-Michel
Boucheron, Laurent Cathala, Jean Glavany, Élisabeth Guigou, Jacques Guyard, Jack Lang, André
Laignel, Louis Mermaz et Henri Nallet.
70. « Dans la lignée des paroles prononcées par le président Sarkozy à Kigali en 2010, les conclusions
du rapport pointent de lourdes responsabilités d’acteurs français, autorités politiques au premier
chef mais aussi diplomates et officiers, confrontés à une situation complexe à l’issue aussi terrible
qu’inconcevable a priori. Pour autant, et ce point est essentiel, le rapport écarte toute complicité
française dans la préparation et la conduite du génocide des Tutsis. De fait, il souligne la lucidité, le
jugement et la loyauté des militaires engagés au Rwanda, notamment lors de l’opération Turquoise
dont l’action salvatrice est soulignée. » Lettre de Florence Parly au Général Jean-Claude Lafourcade,
27 mars 2021, ref : 240/ARM/CAB, en ligne sur le site de l’Association de soutien à l’armée française.
71. Discussion informelle, janvier 2022.
72. Claudine Vidal souligne ainsi, lors d’une rencontre au sein de la Fondation Jean Jaurès, proche
du Parti socialiste, que « [les] préoccupations éman[ant] de commentateurs qui ont par ailleurs des
positions très divergentes quant aux responsabilités des principaux protagonistes du drame […] se
rejoignent pour juger que la finalité diplomatique l’a emporté sur la finalité historienne ». Voir
S. Dupuis, J. Gasana, A. Guichaoua, M. Le Pape, J. Swinnen et C. Vidal, « Réflexions sur le rapport
Duclert » [en ligne], Fondation Jean Jaurès, 21 janvier 2022, reflexions-sur-le-rapport-duclert/>, consulté le 21 juillet 2022.
73. Entretien avec un·e membre de la commission, janvier 2022.
74. C. Williamson Sinalo, « Un génocide dé-genré ? Une analyse sexospécifique du rapport Duclert »,
Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, Dossier « Au-delà du Rapport Duclert », 2021, p. 41‑51 ;
M.-E. Desrosiers, « Le rapport Duclert et le filtre des lendemains génocidaires », Revue d’histoire
contemporaine de l’Afrique, Dossier « Au-delà du Rapport Duclert », 2021, p. 9‑27.
75. Voir par exemple S. Audoin-Rouzeau, « Commission de recherche sur les archives françaises
relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi », Revue d’histoire de la Shoah, n° 214, 2021, p. 1-4 ; F. Robinet,
« Rwanda 1994 : un rapport pour l’Histoire ? », Études, n° 7-8, 2021, p. 7‑18.
76. M.-E. Desrosiers, « Le rapport Duclert et le filtre des lendemains génocidaires », art. cité.
77. « Entretien avec Vincent Duclert sur le rapport de recherche… », p. 5.
78. Sur les fonds restant de la commission, une équipe française issue de la commission Duclert
organise, en collaboration avec une équipe rwandaise, un colloque international sur la recherche
sur le génocide des Tutsi en septembre 2022 au Rwanda. Il réunit de très nombreux chercheurs du
champ.
79. Y. Raison du Cleuziou, « Des fidélités paradoxales : recomposition des appartenances et
militantisme institutionnel dans une institution en crise », in J. Lagroye et M. Offerlé (dir.), Sociologie
de l’institution, Paris, Belin, 2011, p. 267-290.