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Dulcie September.
© Mayibuye Archive/Cartes du monde/Afrique XXI
Dulcie September, la représentante de l’African National Congress (ANC) en France, a été assassinée à Paris le 29 mars 1988. Alors que l’enquête sur sa mort avait été close en 1992, une audience publique s’est tenue le 16 novembre 2022. À cette occasion, l’avocat de la famille, Yves Laurin, a plaidé le « déni de justice » en présentant les nombreux manquements de l’enquête. Il s’est également appuyé sur l’imprescriptibilité des crimes de l’apartheid, reconnue par la justice internationale et, depuis 2012, par la France. Le verdict, qui ouvrirait la voie à une nouvelle enquête, est attendu mercredi 14 décembre.
Militante antiapartheid, autrice de Dulcie September, Le Cap 1935-Paris 1988. Une vie pour la liberté (Non Lieu éditions, 2013), Jacqueline Dérens a été une collaboratrice de la responsable sud-africaine. Amie de la famille, elle revient pour Afrique XXI sur l’épopée judiciaire et les différentes pistes pour élucider son assassinat.
Michael Pauron : Trente ans après avoir conclu à un non-lieu, la justice française s’intéresse de nouveau à l’assassinat de Dulcie September, tuée par balle devant son bureau parisien le 29 mars 1988. Pourquoi, à l’époque, la justice française aurait-elle pratiqué un « déni de justice », comme le plaide l’avocat de la famille, maître Yves Laurin ?
Jacqueline Dérens.
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Jacqueline Dérens : Suite à l’assassinat de Dulcie September, il y a eu une enquête, mais, de l’avis de tous les experts juristes, elle a été bâclée : toutes les pistes n’ont pas été suivies, tous les témoins n’ont pas été entendus… Le travail n’a pas été bien fait. Dulcie September était la représentante officielle de l’ANC à Paris. Elle a été abattue devant son bureau le 29 mars 1988, après avoir reçu de nombreuses menaces. Il s’agit d’un assassinat politique et, dans ce type d’affaires, il y a au moins trois juges d’instruction. Là, la juge Claudine Forkel était seule. Elle a fait ce qu’elle a pu mais a suivi la piste qui lui paraissait la plus naturelle, c’est-à-dire celle de mercenaires qui auraient été payés par le régime de l’apartheid. Au bout de quatre années d’enquête, elle n’a trouvé aucun coupable. Elle a clos son dossier en 1992, s’est ensuivi un non-lieu. Et comme la famille n’a pas réagi à l’époque, l’affaire était close.
Michael Pauron : Pourquoi la famille n’est-elle pas intervenue ?
Jacqueline Dérens : Sa sœur n’était absolument pas politisée et elle était terrorisée. Le climat des années 1990 était extrêmement tendu : un état d’urgence avait été instauré en 1985 en Afrique du Sud, les négociations étaient difficiles, il y avait un climat de terreur qui en effrayait plus d’un. C’est finalement l’un des neveux de Dulcie, Michael Arendse, avec le soutien du cercle amical de Dulcie, qui a décidé de se battre. Il a été conseillé par un groupe de juristes sud-africains qui aident les victimes de l’apartheid à faire valoir leurs droits. Et, en France, avec des ami.es et avec maître Yves Laurin, nous avons travaillé à trouver une solution pour la réouverture du dossier.
« Le fait que l’Afrique du Sud s’active est un signal fort pour la France »
Michael Pauron : Qu’est-ce qui a permis l’audition du 16 novembre ?
Jacqueline Dérens : Il y a d’abord eu la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) en Afrique du Sud. Ses conclusions ont été rendues en 1998. Parmi ses recommandations, il y a celle d’approfondir les enquêtes sur environ 250 meurtres de l’apartheid pour lesquels cette commission n’a pas pu se prononcer, dont celui de Dulcie September. Ces recommandations n’ont été suivies par aucun gouvernement sud-africain jusqu’à aujourd’hui : depuis quelques années, des dossiers sont enfin rouverts, dont celui, récemment, de l’imam Abdullah Haron, torturé et mort en cellule en 1969. On espère que celui de Dulcie September sera le prochain. Le fait que l’Afrique du Sud s’active est un signal fort pour la France. C’est un crime politique, et il faut qu’on connaisse les responsabilités de chacun. Les prises de position d’Emmanuel Macron sur les crimes commis par la France en Afrique, comme les excuses faites à la veuve de Maurice Audin, pourraient aussi créer un contexte plus favorable.
Michael Pauron : Les crimes commis sous l’apartheid sont imprescriptibles. Pourquoi cette seule notion n’a-t-elle pas suffi à réexaminer le dossier ?
Jacqueline Dérens : Depuis 2012, la France reconnaît l’imprescriptibilité des crimes de l’apartheid. Mais jusque-là, très curieusement, la justice française a estimé que cette reconnaissance n’était pas rétroactive et ne pouvait donc pas s’appliquer au meurtre de Dulcie. Ce qui nous paraît totalement bancal : en 2012, l’apartheid n’existait plus, il n’y aurait donc aucun crime à juger... Soit les crimes sont imprescriptibles, soit ils ne le sont pas.
Michael Pauron : Le régime de l’apartheid était connu pour ses exécutions extraterritoriales. En quoi la mort de Dulcie September est-elle si particulière ?
Jacqueline Dérens : Dulcie September est la seule militante de l’ANC à avoir été assassinée hors d’Afrique. Il y en a eu dans les pays frontaliers, mais jamais sur le territoire européen – sauf en France. À Londres, il y avait de nombreux membres de la direction de l’ANC qui auraient pu être visés. Mais la Première ministre, Margaret Thatcher, avait prévenu le régime sud-africain qu’elle ne voulait aucune action sur son sol, étant déjà bien occupée par l’Irlande du Nord. Dulcie September recevait des menaces, elle avait été agressée dans le métro, où son sac, qui contenait son passeport diplomatique de l’ONU, avait été volé. Elle avait porté plainte avec sa secrétaire, Joyce Tillerson. Le représentant de l’ANC à Bruxelles, Godfrey Motsepe, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat, dont un attentat à la bombe peu de temps avant le meurtre de Dulcie. Le régime d’apartheid était aux abois dans un contexte international très dense. Tous ces événements auraient dû alerter les autorités françaises.
« Des lobbies pro-apartheid importants »
Michael Pauron : Des demandes de protection avaient-elles été faites ?
Jacqueline Dérens : Nous avons fait des demandes, mais le ministère de l’Intérieur et la police ne nous ont pas pris au sérieux. Elle n’a bénéficié d’aucune protection. Après l’assassinat, Robert Pandraud, alors ministre délégué à la Sécurité, a eu le culot de dire qu’on n’avait jamais demandé de protection, ce qui est faux. Elle se savait menacée et avait d’ailleurs décidé de déménager puisqu’elle vivait au-dessus d’une école, à Arcueil, en banlieue parisienne. Elle ne voulait pas faire courir de risques aux enfants.
Dulcie September, alors jeune militante, au Cap, Afrique du Sud (avec l’aimable autorisation de la famille, date inconnue).
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Michael Pauron : Comment expliquer l’attitude de la France ?
Jacqueline Dérens : Elle est incompréhensible. Certes, Dulcie n’était pas une membre de la direction de l’ANC. Mais elle avait eu la tâche officielle d’ouvrir un bureau à Paris, ce qui avait été autorisé en 1981 avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, alors que les gouvernements français précédents considéraient l’ANC comme une organisation terroriste communiste. Mais, rappelons-le, en 1988, c’était la cohabitation. Jacques Chirac était Premier ministre, Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur. Il y avait des lobbies politiques pro-apartheid importants, y compris à l’Assemblée nationale, avec des groupes d’amitié…
Michael Pauron : Selon l’une des pistes explorées par des journalistes, des chercheurs et des militants, Dulcie September aurait mis la main sur des éléments compromettants pour le lobby militaro-nucléaire français, ce qui aurait signé son arrêt de mort. Qu’en est-il selon vous ?
Jacqueline Dérens : La France vendait des armes à l’Afrique du Sud, c’était un secret de polichinelle. L’ONU avait un bureau à Helsinki au sein duquel Abdul Minty dirigeait un programme de lutte contre la coopération militaire et nucléaire avec l’Afrique du Sud. Thomson-CSF (devenu Thales), Dassault avec ses avions de chasse Mirage… La France violait les embargos. Armscor, l’agence qui achetait des armes pour le régime de l’apartheid, avait un bureau à l’étage de l’ambassade d’Afrique du Sud à Paris. Pis : tous les pays qui négociaient des armes avec l’Afrique du Sud, comme Israël, le faisaient à Paris. Selon la journaliste Evelyn Groenink, quelques jours avant la mort de Dulcie, Pik Botha, le ministre des Affaires étrangères, est venu en France clandestinement pour rencontrer des marchands d’armes. Abdul Minty assure avoir eu une conversation téléphonique avec Dulcie quelques jours avant son assassinat. Elle lui aurait confié avoir récupéré des documents importants.
Il existait également une coopération nucléaire. La centrale de Koeberg reste à ce jour la seule centrale nucléaire en Afrique : elle a été mise en route en 1984. Et, à côté du nucléaire civil, il y avait le nucléaire militaire : l’Afrique du Sud possédait l’arme nucléaire, elle a fait des essais dans l’océan Indien. D’ailleurs, la première des choses qu’a faites l’Afrique du Sud à la fin de l’apartheid a été de signer le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Dulcie avait un mot d’ordre pour nous, les militants français : « Il faut faire pression sur votre gouvernement pour mettre fin à la coopération militaire entre l’Afrique du Sud et votre pays ».
Trailer de « Murder in Paris », documentaire de Samuel Enver (2021, Afrique du Sud).
Michael Pauron : Les entreprises françaises qui faisaient des affaires avec le régime de l’apartheid étaient-elles nombreuses ?
Jacqueline Dérens : Il y avait une centaine de grosses entreprises, parmi lesquelles Spie Batignolles, Thomson-CSF, Air liquide et même Total, qui livrait du pétrole malgré l’embargo…
Michael Pauron : Et elle était surveillée de près par ces entreprises...
Jacqueline Dérens : Dulcie racontait souvent avoir eu Thomson-CSF au bout du fil… Son téléphone était sur écoute. Mais quel rôle ont-elles joué dans sa mort ? Sur quoi de si sensible Dulcie a pu mettre la main qu’elle en a signé son arrêt de mort ?
« Je ne crois pas à un crime interne »
Michael Pauron : Charles Pasqua, Robert Pandraud, Jacques Chirac, François Mitterrand et bien d’autres ont disparu et emmené leurs secrets avec eux. Reste-il encore des témoins clés ?
Jacqueline Dérens : Oui, il y a encore des marchands d’armes vivants. Il y a aussi des personnalités comme Jean-Yves Ollivier, impliqué dans les affaires de la région à l’époque, qui ont certainement des choses à dire. En Afrique du Sud, les tortionnaires d’Ahmed Timol, dont la mort, en 1971, avait été maquillée en suicide par la police sud-africaine, ont été retrouvés.
Michael Pauron : Que sait-on des exécutants ? Qui a appuyé sur la gâchette ?
Jacqueline Dérens : Il n’y a aucune certitude. Mais devant la Commission Vérité et Réconciliation, Eugene De Kock, qui a écopé de 212 ans de prison en 1996 avant d’être libéré sous condition en 2015, a dit que c’était l’œuvre de deux mercenaires français, Jean-Paul Guerrier et Richard Rouget, proches de Bob Denard. Rouget avait été entendu par la juge Claudine Forkel, mais il avait affirmé être en Afrique du Sud au moment du meurtre. En revanche, Guerrier, alias « capitaine Siam », n’a jamais été entendu, ni en France ni en Afrique du Sud. On ne sait pas où il est. On m’a dit un jour qu’il gérait un parc safari en Afrique du Sud. Un autre jour on m’a dit qu’il était mort.
Michael Pauron : De Kock ne cherchait-il pas à se dédouaner ?
Jacqueline Dérens : De Kock a raconté des horreurs. Il n’avait donc aucune raison de mentir sur ce point en particulier. En tout cas, quand il dit que ce n’est pas lui, je pense qu’il dit la vérité.
Michael Pauron : L’ANC connaissait déjà des dissensions internes fortes. On sait aujourd’hui qu’il y avait des cas de corruption. Une vengeance interne est-elle inenvisageable ?
Jacqueline Dérens : L’histoire de l’ANC est compliquée, mais je ne crois pas à un crime interne. Il y avait des divergences, de la corruption, c’est vrai. D’ailleurs, quand l’ANC est aux portes du pouvoir, il pense qu’il faut garder les marchés de vente d’armes. Quelques années plus tard, certaines décisions ont suscité des interrogations, comme en 1999, lorsque le gouvernement sud-africain a décidé de rénover son armée. Il y a eu des appels d’offres. Tous ont été truqués : Thales avait promis à Jacob Zuma une rente à vie s’il obtenait le marché. Certains de l’ANC ont très probablement joué un jeu trouble. Il y avait aussi beaucoup d’infiltrés de l’apartheid. Par exemple, le successeur de Dulcie, Solly Smith, en était un - on l’a découvert en 1991. Mais de là à supprimer Dulcie, une militante dévouée et disciplinée, je n’y crois pas.
Michael Pauron : Des archives françaises pourraient-elles livrer des informations ?
Jacqueline Dérens : Très certainement. Et si la décision judiciaire était en notre faveur, cela pourrait permettre leur ouverture. Qu’est-ce que la France et l’Afrique du Sud ont à perdre ? Les deux pays ont plutôt intérêt à faire la lumière sur cette affaire.
Michael Pauron
Journaliste indépendant. Il a passé près de dix ans au sein de l’hebdomadaire Jeune Afrique, où il s’est notamment occupé des pages « Grand Angle » (grands reportages, enquêtes). Depuis, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart et Libération. Il est l’auteur de Les Ambassades de la Françafrique : l’héritage colonial de la diplomatie française (Lux éditeurs, collection « Dossiers noirs » de Survie, 2021, 230 pages).