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La polémique sur le « secret-défense » a mis en lumière un autre scandale : les quelque 100.000 écoutes sauvages qui portent atteinte chaque année à la vie privée des Français. C'est la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) présidée par Paul Bouchet qui a estimé ce nombre « au terme d'enquêtes sérieuses ». De son côté, le capitaine Paul Barril, ex-gendarme de la cellule élyséenne reconverti dans la sécurité privée (société Secrets) parle de 200.000. Les écoutes illégales opérées de 1983 à 1986 par la cellule antiterroriste de l'Elysée qui a utilisé la voie du GIC (Groupe interministériel de contrôle), centre officiel de l'Etat, pour brancher des personnalités a mis en cause, par ricochet, les écoutes du gouvernement. Or, depuis 1991, ces « interceptions de sécurité » sont encadrées par une loi et strictement surveillées par une commission de contrôle indépendante (CNCIS). Pourtant, les écoutes interdites de
professions dites sensibles (avocats, magistrats, journalistes, responsables politiques et syndicaux) prolifèrent. Hors du GIC. Ainsi, le 5 janvier 1995, le juge Eric Halphen de Créteil, qui instruit le dossier sur les fonds occultes du RPR et vient d'être victime d'une machination politico-policière (affaire Maréchal-Schuller), révèle au Conseil supérieur de la magistrature que ses conversations téléphoniques sont écoutées. Le 27 octobre 1994, c'est Gérard Longuet, alors ministre de l'Industrie, des Postes et Télécommunications, qui découvre, sur la ligne de son bureau au conseil régional de Lorraine, un mini-émetteur. Aujourd'hui, 11 avril 1997, des magistrats « financiers » ou critiques sur la réforme de la justice, un membre d'un cabinet ministériel en désaccord avec Matignon, un haut fonctionnaire de la chancellerie chargé d'affaires sensibles, des conseillers même de l'équipe de l'Elysée, et des journalistes d'investigations lancés sur les turpitudes du RPR, ont la conviction que leur ligne professionnelle, et parfois personnelle, sont espionnées. Et ce n'est pas toujours du fantasme. Le nouveau scandale réside bel et bien dans ces 100 000 écoutes sauvages, interdites et incontrôlées, qui prolifèrent dans le dos de l'Etat.
Dépoussiérer la ligne
Outre les particuliers qui peuvent s'acheter des kits ou des « pastilles » pour traquer le conjoint, le voisin ou l'ennemi, ce sont surtout les officines privées qui opèrent pour le compte de clients divers. Une large majorité des « sauvages » relève de l'espionnage industriel (les entreprises cherchent à percer les secrets des concurrents), un bon lot baptisé « écoutes cocus » visent le mari ou la femme infidèle, et une partie inconnue sont des écoutes « parallèles » sous-traitées par des services de l'Etat à des privés. En France, pas moins de 4 741 sociétés déclarent à l'Insee des activités « d'enquêtes et de sécurité » qui, à l'instar d'une boîte ayant pignon sur rue à Paris, jurent ne jamais pratiquer « l'offensif » : « On fait parfois du défensif, de la contre-écoute pour des clients qui ont l'impression d'être écoutés. Pour vérifier, on demande à une société-amie de dépoussiérer la ligne avec des appareils de détection », explique ce patron d'une entreprise de « consulting ». Parfois, l'équipe de « contre-écoute » « dépoussière » la ligne qu'elle a branchée auparavant. Seuls une poignée de privés ont déjà été condamnés pour des « atteintes à la vie privée », notamment Jean-Yves Garnault, chef du secteur « investigations » à la société Century qui a écouté entre autres Séverine Scrivener, belle-fille de l'ex-secrétaire d'Etat à la Consommation sous Giscard, et Daniel Rémy, ex-directeur de VHP security-KO International, accusé de 18 écoutes liées à l'espionnage industriel et à la concurrence déloyale. La pose de ces « bretelles » avait été sous-traitée au technicien Philippe Mourleau qui, en octobre 1991, a été attrapé la main dans un magnétophone branché sur la ligne de Philippe Kieffer, alors journaliste de Libération, qui enquêtait sur la privatisation de TF1.
Poseur de « bretelles »
Au tribunal, le « plombier » Mourleau a été condamné à huit mois de prison et 80 000 francs d'amende pour 43 écoutes sauvages placées entre 1989 et 1991 sur des journalistes (Philippe Kieffer, Pierre Péan), un directeur de compagnie aérienne,
un agent de la défense nationale, un inspecteur des impôts, des concurrents des parfums Yves Saint Laurent, ou d'anciens administrateurs de Moulinex. Les donneurs d'ordre de Mourleau ont été identifiés, jamais les commanditaires des écoutes. Mais les « bretelles » façon Mourleau ou Montoya (Robert), ex-gendarme arrêté en 1987 en train de dériver le fil téléphonique d'Yves Lutbert, huissier du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), sont supplantées par des moyens plus sophistiqués.
De grandes entreprises et même des ministères n'ont pas besoin des « plombiers » pour surveiller des « ennemis » de l'intérieur. Les plus argentés programment sur ordinateur au standard des numéros « sensibles », par exemple la CGT ou le Canard enchaîné qui, s'ils sont composés par un salarié, déclenchent automatiquement le magnétophone. Aux yeux d'un spécialiste, « le téléphone interministériel lui-même n'est pas sûr » : « Les surveillances sur des réseaux en circuit fermé sont assez faciles, mieux vaut ne pas passer par le fil de certaines entreprises pour critiquer le patron ».
« Ecoutes parallèles »
Enfin, Paul Bouchet, « contrôleur » des « constructions » autorisées par Matignon, cultive un gros doute : « Plus la commission resserre les boulons sur les interceptions de sécurité du GIC, plus la tentation est grande pour les services mal intentionnés de recourir à des officines tenus par d'anciens policiers ou agents des services secrets ».
A coup sûr, certains fonctionnaires de la DGSE, de la DST, des RG se livrent à des « écoutes parallèles », via des barbouzes ou des privés. Qui a branché en janvier 1995, l'amiral Lanxade, alors chef d'état-major des armées, son conseiller Afrique proche du RPR, les chefs des trois armes et un ex-colonel du Sirpa (selon les révélations du Canard enchaîné voilà deux ans), alors tous en bisbille avec le ministre de la Défense François Léotard ? Ce dernier, qui avait essuyé la colère de Lanxade, a plaidé non-coupable. Selon nos informations, l'amiral n'a pas été écouté par le GIC, mais a pourtant bien débusqué un appareil-espion à son domicile.