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20h30, le 6 avril 1994, l’avion qui ramène de Tanzanie le président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu. Cet attentat marque le lancement d’un génocide organisé de longue date dans l’ancienne colonie belge. Des milices armées de la communauté hutue, de simples citoyens au cerveau lavé par la propagande de la Radio télévision libre des Mille Collines (RTLM), se lancent dans le massacre des cancrelats. La communauté tutsie. Pendant quatre mois, entre 800 000 et 1 million de personnes seront assassinées. Des Tutsis, mais également des Hutus qui auront tenté de les protéger. Partant d’Ouganda, le FPR (Front Patriotique Rwandais) de Paul Kagamé mettra fin aux massacres, poursuivant et tuant les fuyards hutus jusqu’au Congo.
De nombreux Rwandais trouveront refuge en Belgique, comme Médor le relate dans son enquête publiée dans son numéro 29 (à paraître le 1er décembre). Des victimes, mais également les dignitaires de l’ancien régime qui avaient leur base de soutien en Belgique. Ayant bénéficié de bourses pour y étudier, ils connaissent le pays et se sont fait des amis dans les milieux catholiques belges, très puissants à l’époque sur le plan politique.
En 1997, une Commission d’enquête du Sénat a examiné le rôle que la Belgique a joué dans le génocide, lors duquel dix paras belges ont également été assassinés. Le rapport se lit comme un inventaire des défaillances du gouvernement Dehaene dans le dossier rwandais.
Tout un chapitre porte sur les liens entre les partis chrétiens belges CVP (néerlandophone) et PSC (francophone), l’Internationale Démocrate Chrétienne (IDC), une organisation rayonnant à l’échelle mondiale, et le régime rwandais. Les auteurs de ce rapport dénoncent les liens étroits que le secrétaire général de l’IDC André Louis (entretemps décédé), son conseiller pour l’Afrique Alain De Brouwer ainsi que l’eurodéputée et ancienne trésorière du Parti populaire européen (PPE) Rika De Backer (membre du CVP, entretemps décédée), tous trois de nationalité belge, entretenaient avec les représentants du pouvoir rwandais.
Plus sensible encore : Les trois personnalités belges ont continué à soutenir le gouvernement impliqué dans le génocide après 1994. Ils l’ont rencontré en exil et ils ont soutenu son Premier ministre Jean Kambanda. Un exemple vu par Médor : en 1995, une délégation composée de représentants de l’IDC et du PPE, parmi lesquels l’ex-ministre Rika De Backer et Alain De Brouwer, avait rencontré à Bukavu le gouvernement intérimaire – l’exécutif rwandais au pouvoir pendant le génocide. La délégation s’était notamment entretenue avec Jean Kambanda. En 1998, Kambanda sera condamné à perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour génocide.
Cette rencontre controversée fut facilitée par l’organisation non gouvernementale catholique Vereniging voor technische samenwerking (vzw ACT-ngo) de Rika De Backer et par Caritas. Dans un rapport à l‘attention de cette dernière, le conseiller de l’Internationale Démocrate Chrétienne, Alain De Brouwer plaide en faveur de celui qui occupe le poste de Premier ministre du gouvernement rwandais durant le génocide, Jean Kambanda. Pour De Brouwer, Kambanda restera un ami proche, malgré sa condamnation. C’est « un démocrate convaincu, porteur de valeurs de solidarité et d’humanisme, doué d’un sens profond du bien commun », écrit-il dans la préface du livre (sorti en avril 2012) de l’ancien Premier ministre, dans lequel Kambanda justifie le génocide. Le livre fut édité par l’ancien diplomate et représentant de la Communauté française de Belgique au Rwanda, Jean Ghiste (un diplomate étiqueté PSC). Ce dernier s’est vu retirer son accréditation diplomatique en mai 1994 par Willy Claes – ceci car il s’était rendu dans la zone sous contrôle du gouvernement intérimaire, malgré l’ordre belge d’isoler ce gouvernement soupçonné d’être impliqué dans les massacres des tutsi.
Contacté par Médor, Alain de Brouwer, qui intègre aujourd’hui les Engagés (anciennement cdH, ex-PSC), dit ne pas être « là pour entreprendre un travail d’explication et de justification ». Il précise tout de même qu’il condamne les « actes de génocide de toute provenance », en se référant principalement à la « guerre permanente de caractère totalitaire et terroriste menée par l’APR-FPR ». En ce qui concerne son amitié avec Jean Kambanda, Alain De Brouwer suggère que l’ancien chef de gouvernement aurait été condamné à tort dans un procès injuste.
Le trio André Louis, Alain De Brouwer et Rika de Backer a joué également un rôle instrumental dans la création du Rassemblement pour un retour des réfugiés (RDR) : ce mouvement né en exil réunissait les extrémistes de l’Hutu power, les représentants du gouvernement du génocide et les soldats des Forces Armées Rwandaises (FAR).
Selon l’historien et ex-conseiller du PSC Léon Saur, sa mise en place était une « ultime tentative, orchestrée au sein de l’IDC et par l’aile droite du CVP, pour donner aux réfugiés une représentation plus acceptable ».
En effet, les minutes de la création du RDR,retrouvés par Médor dans les archives du Tribunal pénal international du Rwanda (TPIR), mentionne que « tous nos interlocuteurs en Europe recommandent une organisation politique crédible pour représenter les réfugiés » puisque « le gouvernement ne dispose plus d’une audience à l’étranger. » Interrogé par Médor, Alain De Brouwer ne confirme ni infirme avoir joué un rôle dans la création du RDR. Il précise néanmoins que le but du mouvement aurait été l’engagement pour « la réconciliation nationale ».
Cet engagement paraît douteux : dans un pamphlet de 1996 et adressé aux Nations Unies, “La vérité du drame rwandais”, le RDR invoque que « le génocide des tutsi au Rwanda était un alibi ou une carte utilisée [par le FPR et de ses alliés] pour la conquête finale du pouvoir » et souligne que « le plus grand nombre de victimes sont du groupe accusé – c’est à dire les Hutu ».
Le premier président du RDR, François Nzabahimana, était un ami proche de Rika de Backer, dont elle a même édité via son asbl ACT le livre « Rwanda » : Achtergronden van een tragedie. Dans sa préface, elle le complimente pour avoir « rétabli les faits » relatifs au génocide. François Nzabahimana faisait également partie de la délégation qui a rencontré le gouvernement génocidaire en exil aux côtés de Rika de Backer et Alain de Brouwer.
« Aucun appui »
En 1997, le Sénat belge aurait voulu aller plus loin dans sa commission d’enquête. Or, les liens étroits entre démocrates-chrétiens et anciens dirigeants rwandais étaient un sujet sensible pour le CVP, un parti ayant trusté le pouvoir de l’après-guerre à 1999 (aujourd’hui rebaptisé CD&V et toujours au gouvernement fédéral, mais dans un rôle moins influent). Leur condition pour accepter la mise en place d’une commission d’enquête était qu’elle soit présidée par un des leurs, Frank Swaelen, ancien ministre et président de parti, à l’époque président du Sénat.
Exclusif : Médor a retrouvé une lettre de Frank Swaelen à Guy Verhofstadt (Open VLD), étoile montante des libéraux flamands et qui fut Premier ministre de 1999 à 2008. Cette lettre témoigne de la pression qu’exerçait le CVP sur les sénateurs. Décédé en 2007, l’influent Swaelen y proposait maintes modifications pour diluer le rapport préliminaire et voulait se débarrasser entre autres de la partie sur les liens entre le CVP, le PSC et le parti MRND du président Habyarimana. Frank Swaelen insista auprès de Verhofstadt pour qu’il insère entre autres la phrase suivante : « Elle [la commission] n’a trouvé aucune indication d’appui éventuellement apporté par ces partis à la politique du MRND » – modification qui fut finalement retenue.
Le chapitre posant particulièrement problème au CVP est celui qui témoignait des liens amicaux entre Rika De Backer et le porte-parole du MRND en Belgique, Eugène Nahimana. Ce dernier faisait partie d’un groupe de Rwandais placés sous observation par la Sûreté de l’Etat car ils nouaient des relations étroites avec des partenaires belges « en vue d’exercer une pression sur le processus décisionnel des autorités ». Nahimana détenait en plus le compte belge duquel fut financé la RTLM (la radio des Mille Collines) dont les émissions incitaient au génocide. Ce chapitre est « totalement inacceptable », s’insurgea Swaelen. Selon nos sources, le chapitre fut alors dilué et raccourci.
Frank Swaelen et Rika De Backer étant décédés, Médor aurait voulu interroger le CD&V sur les liens douteux entre des personnalités CVP et l’ancien régime rwandais. Le parti n’a pas réagi à nos sollicitations. Médor a contacté Guy Verhofstadt qui n’a pas souhaité réagir.
Un ex-ambassadeur aux côtés de négationnistes
D’autres personnalités politiques ont apporté leur soutien aux anciens dignitaires et présumés génocidaires, longtemps après le génocide des Tutsis. Un exemple en est l’ancien ambassadeur de la Belgique à Kigali, Johan Swinnen.
L’ancien diplomate proche du CVP et ayant reçu le titre de « baron » est aujourd’hui un invité habitué aux événements des asbl portées par les anciennes élites rwandaises. En juin 2022, il était orateur à la conférence sur les crimes du FPR organisée par des opposants au Régime. Costume beige, chemise rose, pochette assortie. Swinnen se montre nostalgique, parle de l’amitié qui lui a été témoignée lorsqu’il était ambassadeur. Il invoque qu’il faut se battre pour un « Rwanda nouveau », qu’il faut « nettoyer le narratif unilatéral, falsifié, fabriqué des évènements de 1994. »
Ce n’est pas la première fois que Swinnen tient ce discours ambigu. Depuis quelques années, l’ancien ambassadeur perpétue des thèses qui ressemblent aux arguments négationnistes. Dans une interview accordée en 2012 au Vif, il déclarait par exemple ne pas exclure « un scénario machiavélique du FPR qui aurait considéré les Tutsi du Rwanda comme quantité négligeable ». Or peu de personnes avaient un meilleur aperçu de la situation du Rwanda des années 1990 que Johan Swinnen, ambassadeur à Kigali de 1990 à 1994 et ensuite conseiller diplomatique du Premier ministre Dehaene : dans des télex de 1993 et 1994 vus par Médor, il informait le gouvernement belge quant à la préparation de massacres à grande échelle. Il alertait par exemple sur l’existence de « groupes extrémistes [qui] résistent au rôle important de la Belgique dans le processus de paix » et notamment aux dangers d’une « fraction conservatrice limitée, très active, opposée à la paix et à la réconciliation et cherchant à exagérer les divisions ethniques ».
Sollicité à plusieurs reprises, Johan Swinnen n’a pas répondu aux questions de Médor, mais il a envoyé une sélection de ses publications, dont celles que nous venons de citer, en exprimant le souhait que Médor expose les « vrais négationnistes » et ne contribue pas à la « banalisation du négationnisme ». L’ancien ambassadeur a d’ailleurs précisé prôner une « action stricte contre les responsables du génocide des Tutsi », mais « d’insister sur une enquête honnête pour connaître toute la vérité ».
Cette partie d’enquête sera complétée par une grande investigation dans le Médor 29, à paraître le 1er décembre 2022.