Citation
Celafaitvingt-troisansqu’Annick
Kayitesi appréhende l’heure
d’aller se coucher. Cette rescapée
du génocide des Tutsis
saitquetropdefantômes l’attendentdans
sonsommeil.Lescomptinespourenfants
ne lui sont malheureusement d’aucun
secours. L’une d’elles lui a même valu
des insomnies plus fiévreuses encore :
le Fais dodo, Colas mon p’tit frère revu
et corrigé par Canal+.
Parunefroidesoiréededécembre2013,
la chaîne françaiseavait en effet cru bon
de diffuser un « sketch » sur le génocide
rwandais. Un acteur jouant le rôle d’un
rescapétutsiyentonnait cet air:«Maman
est en haut, coupée en morceaux; papa
est enbas, il luimanque les bras…»«Le
public riait, se souvient-elle, incrédule.
La question m’a longtemps obsédée: que
peut-on bien trouver dedrôleà cela?La
seule explication que j’ai trouvée, c’est
que c’était une forme de racisme. » Elle
en est convaincue : « Jamais on n’aurait
ri ainsi des morts de la Shoah ou des
victimes du terrorisme. »
PÉTITIONS. Trois années durant, Annick
et sesamis n’ontpasménagé leursefforts,
et la République française a fini par leur
donnerraison.Le27janvier,unenouvelle
versionde la loi sur la liberté de la presse
(lapremièredatait de 1881) est entréeen
vigueur.Avant, elle ne condamnait que la
négation des crimes commis pendant la
Seconde Guerremondiale. Elleadésormais
une portée beaucoup plus large et
concerne, au-delà du Rwanda, tous les
crimes contre l’humanité reconnus par
la justice française ou internationale :
de l’ex-Yougoslavie (dans les années
1990) au Cambodge des Khmers rouges
(1975-1979).
« C’est un progrès très important,
commente SabrinaGoldman, vice-présidente
de la Ligue internationalecontre
le racisme et l’antisémitisme (Licra) –,
par ailleurs avocatede Jeune Afrique. La
situation antérieure revenait à tuer les
mortsuneseconde fois. C’était la formela
plus aboutie du racisme.»«Avant, onne
pouvaitrien fairecontrelesnégationnistes
dugénocidede1994,renchéritMe Richard
Gisagara, avocat français d’origine rwandaise
de 44 ans, très impliqué dans le
dossier.Cen’est plus le casaujourd’hui. »
Audépart, peudepersonnespensaient
que le sketch débile de Canal+ méritait
un tel combat. Sa diffusion avait certes
suscitépétitionsetmanifestationsdeprotestation,
ainsi qu’une miseendemeure
du Conseil supérieur de l’audiovisuel
(CSA), mais la direction de la chaîne
avait obstinément refusé de présenter
des excuses. Affaire classée?
Non,enmars 2014,MeGisagaradépose
une premièreplainte, rapidement abandonnée,
sans explication, par le parquet.
Nouvelletentative,unpeuplus tard, avec,
cette fois, constitution de partie civile.Au
nomdel’associationCommunautérwandaise
de France (CRF), qu’elle préside à
l’époque, Vanessa Rupia-Costentin se
joint à la procédure. De même, à titre
individuel, qu’Annick Kayitesi. « On ne
pouvait pas en rester là », se souvient
cette dernière.
Débarquée en France à 15 ans après
avoir perdu toute sa famille dans la tragédie,
Annick a fait de la lutte contre le
négationnisme le combat de sa vie. Dès
2002, elle collabore au documentaire
Tuez-les tous, de David Hazan, Pierre
Mezerette et Raphaël Glucksmann, qui
évoque notamment la collusion entre la
FrancedeFrançoisMitterrandet le régime
génocidaire. Le Raphaël en question est
le fils d’André Glucksmann, l’ex-« nouveau
philosophe»décédéen2015. Il est
aujourd’hui l’une des nouvelles figures
de la gauche intellectuelle et, à l’occasion,
de la presse people. Annick et lui
se rencontrent alors qu’ils sont encore
étudiants. Leur amitié ne s’est jamais
démentie, et ils sont les parrains de leurs
enfants respectifs. La jeune femme est
également l’auteurede l’un des premiers
récits de rescapés du génocide publiés
en France, Nous existons encore (Michel
Lafon, 2004). Ce qui lui valut à l’époque
un début de notoriété médiatique. Elle
participa notamment à plusieurs émissions
de télévision à succès (celles de
Jean-Luc Delarue, de Thierry Ardisson,
etc.). C’était avant un retour au Rwanda
au cours duquel elle travailla pour la
FRANCE
Ils n’iront plus
cracher sur nos tombes
Après trois ans de combat judiciaire, la loi sur la liberté de la presse
punit désormais la négation de tous les crimes contre l’humanité.
Y compris le génocide dont furent victimes les Tutsis au Rwanda.
DAMIEN GRENON POUR JA
Annick Kayitesi,
à Paris, le 28 avril.
Lire l’interview
deMe Richard Gisagara
N0 2943 • DU 4 AU 10 JUIN 2017 JEUNE AFRIQUE
54 Europe, Amériques, Asie
fondation de Jeannette Kagame, la première
dame.
Me Gisagara, le principal artisan de
la procédure, est bien davantage qu’un
simple professionnel du droit : c’est un
rescapé qui était lycéen au Rwanda lors
du génocide. Dans les prétoires, cela lui
a valu quelques confrontations vertigineuses,
comme lorsqu’il fut amené à
plaider contre Octavien Ngenzi et Tito
Barahira, deux génocidaires condamnés
à la réclusion criminelle à perpétuité, à
Paris, en 2016. Lorsqu’il n’est pas à Kigali,
où il continue d’exercer comme avocat
d’affaires, il travaille à Cergy-Pontoise,
dans le cabinet deMe Gilles Paruelle. Ce
dernier défend notamment le gouvernement
rwandais dans ses demandes
d’extradition de génocidaires résidant
en France – sans succès pour l’instant.
« Dans cette affaire, j’ai travaillé bénévolement
en tant que citoyen français, sans
demander ni recevoir d’aide extérieure »,
précise-t-il.
ASSIDUITÉ. La plainte d’Annick, de
Richard et de Vanessa est de nouveau
rejetée le 26 septembre 2014, au motif
que seules les associations de résistants
et de déportés de la Seconde Guerre
mondiale sont habilitées à se pourvoir
en justice pour négationnisme. Et c’est
donc, logiquement, cette disposition
qu’ils décident de contester devant
le Conseil constitutionnel, avec l’aide
d’un spécialiste du droit de la presse,Me
Nicolas Bénoit, qui a accepté de travailler
presque bénévolement. Mais avant de
pouvoir plaider sa cause devant cette
juridiction, il faut préalablement gravir
plusieurs échelons : cour d’appel, Cour
de cassation…
Sur ces entrefaites, Vanessa Rupia-
Costentinobtientunposte à l’ambassade
duRwandaà Paris, ce qui l’oblige à quitter
la présidence de son associationmais ne
l’empêche pas d’assister aux audiences.
Quant à Annick Kayitesi, qui s’est installée
en Ouzbékistan avec son mari,
employé de l’Agence française de développement,
elle profite de ses passages
à Paris, où elle poursuit des études de
psychologie, pour suivre avec assiduité le
procès.Mêmeuneopérationdugenoune
la dissuade pas d’assister aux audiences,
malgré l’avis défavorabledesesmédecins.
« Nous étions peu nombreux, et je ne
pouvais pas laisser tomber, raconte-telle.
Je tenais absolument à ce que les
juges aient face à eux des êtres de chair
et d’os. L’une des caractéristiques des
génocidaires, c’est qu’ils nient l’humanité
des victimes avant d’essayer de les faire
disparaître. Je voulaismontrer que nous
étions des humains et que nous étions
toujours là. »
Le 16 octobre 2015, elle n’assiste pourtant
pas aux travaux du Conseil constitutionnel,
qui ne se réunit qu’à huis clos.
Mais on sait quand même que Lionel
Jospin, l’ancien Premier ministre socialiste,
y a siégé. Invoquant l’égalité des
citoyens devant la loi, le Conseil estime
que le texte de loi sur le génocide est
contraire à la Constitution,
et demande au Parlement de
l’amender. Dans sa nouvelle
version, la loi punit « tous ceux
quiauront nié,minoréoubanalisé
de façon outrancière » tout
crime contre l’humanité reconnu par la
justice française.
PourAnnick,Vanessaet Richard, c’est le
soulagement,mais pas la fin de l’histoire.
Gelée pendant toute la durée du
recours devant le Conseil constitutionnel,
la procédure contre Canal+ a repris.
La décision devrait être rendue le 16 juin.
Mais,pour Annick, l’essentiel est d’ores et
déjà acquis. « Le plus important, dit-elle,
c’est d’avoir fait changer la loi, et que ce
changementpuisse êtreutileàd’autres. »
PIERRE BOISSELET