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Notre journaliste, présent sur les lieux du massacre en 1994, dénonce la machination des autorités de Kigali
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Les militaires français n'ont pas découvert Bisesero « par
hasard ». Nous les avons alertés. Nous sommes avec Benoît Gysembergh,
photographe à Paris Match, ce « journaliste étranger » qu'évoque
African Rights. Et nous n'avons pas vu « l'inavouable ». Certes, le
commandement français de Turquoise n'est pas exempt de critiques,
notamment formulées par une commission d'enquête parlementaire, devant
laquelle nous avons nous-même témoigné, en 1998. On connaît les
raisons de ces « erreurs d'évaluation » : proximité de certains
officiers français avec les Forces armées rwandaises (Far), obsession
du complot anglosaxon ... A Bisesero, le capitaine de frégate Marin
Gillier n'a pas échappé à cette vision schizophrénique d'un « ennemi
intérieur ». Ce 30 juin à l'aube, convaincu d'avoir affaire à une
infiltration du Front patriotique rwandais (F.p.r.) dans la zone, il
nous avait interdit de le suivre. Nous l'avions donc précédé.[...]
Nous avons vu des morts, par dizaines. Mais aucun n'avait été tué dans
les heures qui avaient précédé. Je dis bien: pas un seul cadavre qui
puisse avoir été celui d'un des 1000 Tutsis sacrifiés entre le 27 et
le 30 juin, selon Paul Kagamé. Idem avec les blessés, très
nombreux. Un vieil homme est mort dans ma voiture. Mais il a succombé
à des blessures anciennes, purulentes, comme la plupart des plaies des
rescapés. Eux-mêmes, durant ces trois heures où ils n'ont cessé de
raconter, ont mentionné à plusieurs reprises des massacres, perpétrés
notamment les 13 et 14 mai. S'ils m'ont affirmé qu'après le passage de
la patrouille française, ils ont dû continuer à fuir les milices
hutues, comme ils le faisaient depuis quatre-vingt jours, ils n'ont
pas évoqué, ce jour-là de récents carnages.
Alors? Alors, les autorités rwandaises ont à l'évidence décidé de
réécrire certains pans de l'histoire du génocide. Au détriment de la
France. Dans un pays dont le maillage sécuritaire est l'un des plus
serrés au monde, cela passe par un travail constant effectué sur les
témoins. « A chaque anniversaire ou à chaque fois qu'est évoqué le
rapport du juge Bruguière, les gens du F.p.r montent à Bisesero,
raconte un rescapé. Ils nous demandent de mieux nous souvenir des
atrocités
commises par les Français. » C'est ainsi que certains
blessés expliquent aujourd'hui avoir été maltraités par les médecins
français. D'autres affirment que plusieurs rescapés sont morts
étouffés, lors de leur transfert vers la zone F.p.r., dans des camions
français aux aérations obturées.
Le dixième anniversaire du génocide devrait être l'occasion d'une
nouvelle « relecture » des événements de Bisesero. Samedi, quatre
jours avant les cérémonies, une réunion s'est tenue chez le procureur
de Kibuye, la préfecture. Avec cette mission : « découvrir » de
nouveaux témoignages qui accuseraient la France. « C'est un ordre de
Kigali », a insisté le procureur. Ultime tripotage qui n'empêchera pas
sans doute l'Histoire, la vraie, de répondre un jour à cette question
: Paul Kagamé est-il, oui ou non, l'homme qui, au soir du 6 avril
1994, ordonna le tir de deux missiles sur l'avion du président
Habyarimana ? Sans rien ignorer des risques qui pesaient déjà sur ses
frères tutsis.