Fiche du document numéro 3085

Num
3085
Date
Jeudi 7 juillet 1994
Amj
Taille
99090
Titre
« Je ne veux voir ni arc, ni lance, ni machette, surtout pas d'effusion », martèle le colonel
Page
46
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Campé à l'entrée du pont, le colonel Thibaut inspecte la rivière
opposée. Tout cela ne lui plaît décidément guère. Derrière l'officier,
quarante paras commando héberlués contemplent, eux aussi, la
scène. [...]


Au milieu: un pont. Une petit pont d'opérette couvert de simples
traverses en bois, mais qui s'enorguillit d'avoir déjà été le théatre
d'une superproduction. C'était en 1967 et les mercenaires belges de
Kivu, encerclés, avaient fait sauter l'ouvrage pour couvrir leur
retraite. Depuis, les Français ont reconstruit le pont.

L'émissaire dépêché par les autorités rwandaises y voit tout un
symbole. Pas le colonel Thibaut. « Soyez les bienvenus! Vive la
France! Le préfet de Cyangugu vous attend. » Pour un peu, le petit
homme essoufflé embrasserait les Bérets rouges. Didier Thibaut cesse
de mâchonner sa pipe éteinte et tance le malheureux.

«~Dites au préfet que c'est moi qui l'attend! Ici, au Zaïre. Et que
les chefs de secteur de la gendarmerie et de l'armée rwandaises
l'accompagnent! »


Ce qu'aperçoit l'officier français sur l'autre berge n'est pas pour le
réjouir, il est vrai. Là-bas, à une centaine de mètres, massés sur
la place de Cyangugu, petite ville frontalière du rwanda, des
milliers de villageois chantent la gloire de la France au son des
tam-tams. Des milliers de mains, qui, hier encore, armées de
machettes, tranchaient méthodiqueemnt les dernières velléités des
rescapés du génocide tentant de gagner le Zaïre voisin,
applaudissent aujourd'hui le retour imminent des Français au
Rwanda. « Inoubliable Mitterrand! » s'exclame une pancarte qui
promet par ailleurs une mort rapide aux dirigeants du F.p.r.,
l'armée rebelle tutsie. «~C'est dans le besoin que l'on reconnaît
ses vrais amis~», constate une autre.[...]


L'officier ne veut en aucun cas que ses quarante paras commando,
premiers Français à pénétrer au Rwanda, rejoignent les victimes en
étant escortés par les tueurs. «~C'est très simple, martèle-t-il aux
trois dignitaires qu'il a convoqués et qui, maintenant, l'entourent en
silence, je ne veux voir ni machette, ni arc, ni lance et surtout pas
d'effusion! Les civils ne devront pas accompagner mes hommes au-delà
des limites de la ville. Vous m'avez compris? » Ils ont compris. Il
est 15 h 50 lorsque les cinq véhicules blindés légers armés d'une
mitraillette 12.7 des parachutistes français déboulent sur le petit
pont. L'opération Turquoise vient de débuter. Sur un malentendu.[...]
A 16 h 24, la station Fina est « conquise ». « Attention, attention à
ne pas rester bloqués! » hurle le colonel Thibaut à ses hommes cernés
par une nuée de motocyclettes arborant un drapeau
tricolore. Palabres. Les autorités rwandaises, préfet en tête, ne
semblent pas comprendre l'empressement du colonel à rallier le camp
de réfugiés, là-haut, sur les collines. Didier Thibaut obtient
finalement que les civils motorisés fassent demi-tour. Il était temps
: gagnés par la liesse, ses hommes commencent à abandonner leur masque
figé pour dispenser sourires et gestes de victoire.


Le convoi s'ébranle à nouveau. De loin en loin, de jeunes Hutus aux
yeux rougis démantèlent prestement leurs barrages à la vue des
Français en tentant maladroitement de dissimuler machettes et
casse-tête. « Observez bien les barrages et signez-vous, m'a dit
quelques heures plus tôt, un réfugié tutsi : ils sont autant de
cimetières. » Bientôt nous quittons la route bitumée pour une piste
qui serpente entre les bananiers. Et puis soudain, au détour d'un
bosquet, il apparaît. Un patchwork de tentes bleues et vertes, les
couleurs de l'opération Turquoise, dressées à flanc de colline :
Nyarushishi. Il est 17 h 15 quand le colonel Thibaut, descendu de sa
Jeep, s'approche lentement du purgatoire. Le préfet qui lui emboîte le
pas fait discrètement signe aux gendarmes rwandais, qui en assurent la
garde, de s'écarter. L'émotion de l'officier français est
perceptible. [...]


Sa voix résonne bizarrement dans l'épais silence qui enveloppe le
camp.
« Amohoro » crie le colonel Didier Thibaut en kinyarwanda (Que la paix
soit avec vous!) [...]


« Nous sommes venus pour une mission de paix, explique
l'officier. Nous ne voulons pas faire la guerre. A personne. Nous
voulons juste empêcher les massacres. Alors, ce soir, nous resterons
ici.~» Et au préfet qui s'apprête à prendre congé : « Il y a une
chose, Monsieur le Préfet, que nous ne pouvons pas accepter : c'est
que des civils soient attaqués. Les combats entre forces
gouvernementales et F.p.r. ne nous concernent pas. C'est clair?


-- C'est clair, répond le préfet. Mais ces gens étaient en sécurité :
une section de onze gendarmes rwandais les protégeait.


-- C'est vrai? demande le colonel Thibaut au plus vieux de ses
interlocuteurs.


-- Heu... oui, c'est vrai, pas de problème. »


Dans sa tente, à l'abri des regards appuyés des gendarmes, Priscille
Niyonsaba raconte pourtant une tout autre histoire.[...]
« Ceux qui partent pour la corvée du bois, chuchotte-t-elle, là-bas, dans
cette petite bananeraie, ne reviennent pas. Les interahamwe, les
miliciens, les attaquent à coups de machette.

Ce matin encore, une femme a disparu. Hier, trois personnes ont été
tuées. Nous les avons vu sortir du bois, poursuivies par plusieurs
miliciens. Nous étions impuissants. Nous nous sommes mis à crier pour
tenter d'effrayer les interahamwe. Mais c'était inutile... »
Le lendemain [24 juin], à l'aube, sur les indications de Priscille,
nous découvrons, en compagnie d'une patrouille commandée par les
lieutenants-colonels Collin [Hervé Charpentier] et Jacque, douze
soeurs de l'ordre de Saint-François réfugiées dans un couvent, à une
douzaine de kilomètres du camp. Dans l'église voisine, cinq mille
Tutsis ont été exterminés le 29 avril à l'arme à feu par les miliciens
[Shangi ?]. Ils ont tiré pendant plus d'une heure. L'agonie des
malheureux s'inscrit sur les murs maculés de sang séché. « S'il vous
plaît, supplie le père Aimé, arrêtez la guerre! »


La guerre. Elle est là, toute proche, 80 kilomètres tout au plus.
Montant vers le front, nous dépassons des bataillons frais composés de
toutes jeunes recrues qui se dirigent à pied vers la zone des combats.
Butare, la fringante préfecture du Sud, s'est transformée en ville de
garnison. Atmosphère de débâcle. Des soldats épuisés remontent à
contrecoeur vers des positions abandonnées, à bord de Jeeps souillées
de sang et de boue. A la terrasse de l'hôtel Ibis, le colonel
Munyengango commandant le secteur, écluse
quelques bières en compagnie d'officiers désoeuvrés. Le directeur de
la Sûreté extérieure de l'Etat qui se flatte d'avoir rencontré en
novembre dernier à Paris son homologue de la D.g.s.e. ne se fait plus
d'illusions: « Nous perdons du terrain. Je ne peux pas vous le
cacher. Frappés par l'embargo, nous sommes à court de munitions. Nous
ne pouvons pas contre-attaquer. Nous ne cessons de reculer. Mais nous
ne nous battons pas seulement contre le F.p.r, nous sommes en guerre
contre l'Ouganda, et l'armée ougandaise est puissante. » Incorrigible,
le patron des services secrets rwandais n'entrevoit qu'une seule
issue. « Si, par le plus grand hasard, Museweni, le président
ougandais, disparaissait politiquement ou physiquement, alors la
guerre s'éteindrait d'elle-même. »


Au sud, les ressortissants français du Burundi, harcelés par la
communauté tutsie, plient bagage. A l'est, l'opposition au président
zaïrois Mobutu donne de la voix. Au nord, l'Ouganda
s'implique chaque jour davantage dans un conflit dont la seule issue,
aux yeux des forces gouvernementales, est l'élimination pure et
simple, avec l'aide de la France, du président Museweni. L'opération
Turquoise vient à peine de commencer, et déjà tous les clignotants de
la région sont au rouge. Ce n'est pas la moindre de ses ambiguïtés.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024