«Je suis évidemment déçu», soupire d’une voix lente, Eric Nzabihimana, au lendemain de l’annonce du non-lieu prononcé par la justice française dans un des dossiers les plus emblématiques du rôle de la France dans le génocide des Tutsis de 1994. Les parties civiles ont, dès jeudi, décidé de faire appel. Mais Eric Nzabihimana dit
« ne plus avoir beaucoup d’espoir ». Lui qui, depuis longtemps, est l’un des protagonistes les plus connus de cette tragédie.
Le 27 juin 1994, il avait soudain surgi de sa cachette pour implorer des militaires français de venir sauver des milliers de Tutsis, traqués dans la zone montagneuse de Bisesero, à l’ouest du Rwanda. Ils étaient attaqués sans relâche par les miliciens extrémistes hutus. De 60 000 au départ, ils n’étaient déjà plus que quelques milliers.
« Je les ai implorés en vain de nous escorter ! Une heure de marche et nous étions sauvés ! Mais ils nous ont conseillé de patienter », se souvient-il. De loin, les tueurs ne perdent rien de cette scène : ils vont accélérer les massacres. Le sauvetage par les forces françaises prendra finalement trois jours. Trois jours de trop, qui sont au cœur de la procédure judiciaire conclue par un non-lieu, rendu public mercredi soir.
Eric Nzabihimana fait partie des rescapés qui, en 2005, ont déposé plainte pour
« complicité de génocide » contre l’armée française. Une plainte, alors jugée recevable par le tribunal des armées, auquel succéderont les juges du pôle génocide crée en 2012. En cause, l’abandon supposé des militaires français dont la mission au Rwanda, en cette fin juin 1994, était pourtant, officiellement, de porter secours aux victimes des massacres.
Péril urgent
Sur le banc des accusés lors de cette interminable instruction judiciaire, qui aura duré dix-sept ans, on trouve donc l’opération Turquoise, déclenchée par Paris fin juin 1994, alors que l’extermination de la minorité tutsie était en réalité déjà quasiment achevée. Dès le départ, cette intervention
« militaro-humanitaire » avait soulevé bien des questions. Présentée comme un ultime sursaut alors que la communauté internationale avait abandonné la minorité tutsie aux mains des extrémistes hutus, l’arrivée de l’armée française avait été aussitôt soupçonnée de ne constituer que l’ultime manœuvre pour sauver le régime génocidaire. Lequel, longtemps soutenu par Paris, se trouvait désormais en déroute face à la progression inattendue d’une rébellion à dominante tutsie : le Front patriotique rwandais, qui avait repris les armes dès le début des tueries en avril 1994.
Retardé de trois jours, le sauvetage des Tutsis sur les collines de Bisesero n’aurait peut-être jamais eu lieu sans la présence de journalistes occidentaux, et notamment français, qui accompagnaient l’opération Turquoise. Présents lorsqu’une première patrouille tombe par hasard sur Eric et ses compagnons d’infortune dès le 27 juin, ce sont ces journalistes qui vont convaincre une autre patrouille de secourir les fugitifs trois jours plus tard.
En réalité, les militaires français présents n’ont pas non plus manqué à leur devoir : dès le 27 juin, ils informent leur hiérarchie du péril urgent qui menace ces fugitifs. Mais rien ne se passe. Une vidéo accablante, rendue publique en 2018, montre même un sergent-chef tentant, le lendemain, 28 juin, d’avertir le colonel Jacques Rosier, chef des opérations spéciales de l’armée française au Rwanda.
« Des maisons qui flambaient partout, des mecs qui se trimballaient avec des morceaux de chair arrachés », décrit le jeune militaire. Face à lui, son supérieur reste impassible.
Cercle restreint à l’Elysée
« Les juges ont considéré que les trois jours de délai ont servi à acquérir des renseignements sur la situation. Mais cette assertion est contredite par les notes déclassifiées des services secrets français qui, pendant ces trois jours, décrivent clairement la menace qui pèse sur les Tutsis de Bisesero. Et aucun ordre de la hiérarchie militaire, même daté du 30 juin, pour les sauver, n’a jamais été retrouvé», rappelle François Graner, membre de l’association Survie, partie civile dans ce dossier.
Aucun responsable militaire en poste à Paris n’a été auditionné par les juges. Lesquels vont rejeter en 2017, les demandes de Survie pour entendre l’amiral Jacques Lanxade, alors chef d’état-major des armées et son adjoint, le général Raymond Germanos. Les magistrats ont également toujours refusé de mettre en examen les cinq officiers français présents sur le terrain, entendus en tant que simples témoins assistés dans cette procédure.
« On a examiné le rôle des militaires sur le terrain, alors que la véritable responsabilité se trouvait à Paris, comme l’a établi le rapport de la commission Duclert », insiste encore François Graner en faisant référence à la commission présidée par l’historien Vincent Duclert, chargée d’examiner les archives sur le rôle de la France au Rwanda. Documents à l’appui, cette commission avait notamment conclu que la politique française au Rwanda se décidait au sein d’un cercle restreint à l’Elysée, même pendant l’opération Turquoise.
En mai, Eric Nzabihimana se trouvait à Paris pour inaugurer une place baptisée du nom d’un des héros martyrs de Bisesero. Ses avocats avaient alors demandé au juge Vincent Raffray qu’il puisse le rencontrer. Ce fut refusé, et le dernier juge en charge de cet épineux dossier n’aura jamais rencontré les plaignants, rescapés rwandais de cette tragédie.