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La Tunisie s’est dotée d’un ministère de la justice transitionnelle. La Libye prépare la mise en place de commissions « Vérité et réconciliation ». L’Égypte a organisé quelques procès d’anciens dirigeants et réfléchit à d'autres, devant l'insatisfaction engendrée par les premiers…
Les outils de la justice transitionnelle sont devenus des figures imposées des démocraties naissantes parce que « ce que vise la “justice transitionnelle”, c’est l’acte de naissance effectif et symbolique d’un nouveau régime, le moment d’un nouveau contrat social », écrit Kora Andrieu, philosophe, dans un édifiant ouvrage dédié à cette notion. Dans tous les pays qui, après une période de violences liées à des dictatures ou à des guerres civiles, se dirigent vers la démocratie, la mise en place d’une justice transitionnelle, inconnue il y a encore vingt ans, est devenue une norme.
Pourtant, ses formes sont très variables, entre les gacaca rwandaises, le mato oput ougandais, la commission Vérité et réconciliation (CVR) sud-africaine ou le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Et ses réussites sont parfois contestables, quand on regarde les errances et les insuffisances du TPIY, l’amnistie des criminels permis par la CVR sud-africaine, ou les frustrations engendrées par les gacaca au Rwanda.
L’immense mérite du volumineux ouvrage de la chercheuse Kora Andrieu, publié directement au format poche, est de se confronter à l’étendue des pratiques que recouvre le vocable de « justice transitionnelle », pour en proposer une « théorie » à la fois philosophique et pratique. Sa démonstration déconstruit toutes les « formules » proposées par les experts en démocratie dépêchés sur le terrain, tout en refusant de voir, dans cette déclinaison de la pensée des droits de l’homme qu’est la justice transitionnelle, le simple faux nez d’un nouvel impérialisme maquillé en promotion du libéralisme politique.
Chaque cas étudié ouvre des interrogations vertigineuses, sur les dilemmes entre paix et justice, entre punition et réparation, entre justice communautaire et formalisme juridique. La vérité recherchée en Afrique du Sud s’est-elle produite au détriment de la justice ? Peut-on expier des crimes de guerre en marchant sur des œufs, comme en Ouganda ? Pourquoi le passé resurgit-il aujourd’hui en Espagne, qui, en ayant choisi l’amnésie, l’amnistie et l’oubli, a pourtant été un modèle de transition démocratique ? Que retenir des cas russes, tchadiens ou marocains dans lesquels une justice transitionnelle s’est élaborée sans transition ?
Entretien avec Kora Andrieu, qui vient de quitter son laboratoire de Sciences-Po pour s’installer dans les bureaux de l’ONU à Tunis, où elle est chargée, depuis l’été dernier, des questions de justice transitionnelle.
Comment expliquer un tel développement de la justice transitionnelle ?
Historiquement, le concept naît en 1995, lors d’une série de conférences internationales au cours desquelles de nombreux experts se réunissent pour discuter des meilleures manières de promouvoir et d’accélérer les transitions de la « troisième vague » de la démocratie, dans le contexte de l’après-guerre froide. L’Argentine, qui a alors déjà mis en place une première « commission Vérité », fait figure de modèle et de source d’inspiration, notamment pour les pays d’Europe de l’Est.
Le développement de la justice transitionnelle est donc très conjoncturel. Il est lié à un moment constitué par la fin de la guerre froide, et se fonde sur l’idée d’une « fin de l’histoire » : la démocratie libérale apparaît, normativement au moins, comme le meilleur régime. Elle constitue donc l’aboutissement quasi naturel des transitions politiques dans ce monde de l’après-guerre froide. C’est encore le cas aujourd’hui, comme l’ont montré les changements récents du monde arabe : quand un régime tombe, on attend qu’il soit remplacé par un régime ouvert et démocratique. L’inverse serait le signe d’une « transition ratée ». La justice transitionnelle est l’ensemble des mécanismes censés favoriser ce passage vers la démocratie en encourageant la confrontation au passé.
L’idée forte en est que, pour qu’une société puisse parvenir à ce telos, à ce but qu’est la démocratie libérale, elle doit d’abord regarder son passé en face, se confronter aux violations passées, et asseoir, sur cette reconnaissance, sa nouvelle légitimité. On voit bien que, par-là, la justice transitionnelle applique les termes de la psychologie individuelle à des nations : les souffrances tues ou niées reviennent toujours à la charge...
Par ailleurs, on assiste aujourd’hui à la fois à une institutionnalisation et à une « disciplinarisation » de la justice transitionnelle, avec une tendance, qui peut être préjudiciable, à l’accroissement d’une forme d’« expertise » sur la question : des journaux, des manuels et même des centres de recherche sont spécifiquement dédiés à cette notion. Des batteries de « spécialistes » arrivent sur le terrain dès qu’une transition se profile, parfois avec des formules toutes faites et donc peu opératoires.
La nécessité présentée comme absolue de rendre justice pour les victimes, d’une part, et le besoin d’assurer la stabilité d’une démocratie naissante, de l’autre, ne sont-ils pas contradictoires ?
La justice transitionnelle considère qu’une vraie paix est une paix juste, même si elle ne passe pas nécessairement par un procès pénal, mais plutôt par une commission Vérité et réconciliation, donc sans procès, sous la forme d’une justice reconstructive plus que punitive. C’est une conception très plurielle du Juste, mais, dans tous les cas, il s’agit de « faire quelque chose » pour affronter un passé de violations massives des droits de l’homme.
C’est là une rupture avec la guerre froide, où seule la paix, à tout prix, était mise en avant. Le cas du Cambodge est à cet égard révélateur : on a négocié la paix avec les Khmers rouges, sans se soucier au départ de leur possible jugement. Au contraire, l’ONU a même continué de les voir comme des représentants légitimes, même après 1979 ! Leur procès a été très tardif. Aujourd’hui, une paix obtenue au prix d’une amnistie générale serait quasiment impossible à justifier sur la scène internationale.
Cela étant dit, il est vrai que c’est toute la particularité de la justice transitionnelle que de reposer à la fois sur des exigences hautement normatives (rendre justice aux victimes, reconnaître les abus passés), et pragmatiques (renforcer la règle du droit, prévenir les violations futures, démocratiser). L’idée est que les deux se renforcent mutuellement : par exemple, il est attendu que la reconnaissance des responsabilités renforcera la confiance des citoyens envers leurs institutions et donc aussi, à terme, consolidera la démocratie.
Les pratiques de la justice transitionnelle sont difficiles à réunir sous un même vocabulaire. Entre les prémices argentins et chiliens, le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, la commission Vérité et réconciliation sud-africaine, le mato oput ougandais, ou les gacaca rwandaises, quels sont les dénominateurs communs ?
Regarder le passé en face. Et appliquer un principe de justice qui peut être multiforme et qui emprunte principalement trois voies : une justice pénale, ou rétributive, une justice reconstructive, plus communautaire, et une justice davantage socio-économique.
Dans la pratique onusienne, les trois volets doivent être combinés, comme cela a pu être le cas au Sierra Leone, où les principaux acteurs du conflit ont été jugés dans des tribunaux spéciaux, tandis que les victimes étaient entendues au sein d’une commission Vérité et réconciliation qui a elle-même émis des recommandations importantes relatives aux réparations et à la redistribution économique.
Dans la plupart des sociétés en transition, il est matériellement impossible de juger tout le monde : la seule réponse pénale n’est donc pas adéquate, et il faut penser des alternatives qui ne renforcent pas, pour autant, l’impunité, comme les processus « traditionnels » de justice mobilisés en Ouganda ou au Rwanda. Mais, dans le fond, tous ces mécanismes ont en commun d’être à la fois des instruments de justice et de reconnaissance.
Juridiquement aussi, on peut trouver des points communs fondamentaux. Car la justice transitionnelle est une sous-discipline des droits de l’homme, qui repose sur quatre piliers : droit à la justice, droit à la vérité, droit aux réparations et garantie de non-répétition des violations. En théorie, ces quatre droits sont indissociables et il faut promouvoir une approche globale.
Mais en pratique, cela n’a pas été toujours le cas. En Afrique du Sud, il y a eu beaucoup de vérité, mais peu de justice au sens pénal. Au Maroc, il y a eu beaucoup de réparations, mais une vérité limitée et pas (encore) de justice. Je dis « pas encore », car on peut aussi considérer qu’il y a un effet déclencheur : la mise en œuvre d’un programme de réparation, seul, peut susciter la création d’une commission Vérité, ne serait-ce que pour des raisons pratiques (savoir qui sont les victimes bénéficiaires, par exemple). Et cette commission pourrait ensuite recommander la tenue de procès. C’est un cercle vertueux, en théorie en tout cas. Mais il faut aussi savoir être patient.
Quel bilan peut-on tirer de la commission Vérité et réconciliation (CVR) sud-africaine qui est encore considérée comme un emblème de la justice transitionnelle, et que certains détracteurs ont désigné comme un « tribunal-Kleenex », pour dire qu’il s’agissait davantage de mettre en scène les larmes et les souffrances plus que de punir les criminels ?
Tout dépend des objectifs qu’on se fixe. S’il s’agissait de marquer une pause dans la transition sud-africaine, afin de réécrire l’histoire du pays, comme un outil de connaissance et de reconnaissance, alors le bilan est bon. Mais il existe une tendance à l’idéaliser, en dépit de ses failles, nombreuses.
Il faut rappeler que la CVR reposait sur un principe avoué d’amnistie, y compris pour des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Cela ne serait plus toléré aujourd’hui, surtout depuis la création de la Cour pénale internationale. L’originalité de l’Afrique du Sud était que l’amnistie y était conditionnée par la révélation, en public, des crimes de ceux qui la demandaient.
Elle a ainsi permis de connaître une vérité qui serait demeurée cachée si le pays avait choisi plutôt de juger tout le monde. Et comme ces révélations étaient publiques, filmées, et retransmises à la télévision, elle a aussi permis de faire connaître cette vérité à l’ensemble des Sud-africains. Cela a évité le négationnisme.
Mais les amnisties ont déclenché beaucoup de rancœur, surtout après coup. Sur le moment, l’exemple et l’aura de Mandela, qui a lui-même pardonné à ses tortionnaires, ont eu un effet d’entraînement. Mais, ensuite, de nombreuses victimes ont regretté leur pardon, largement mis en scène, d’autant que la situation socio-économique de la majorité des victimes n’a guère évolué.
Certaines ont eu l’impression qu’on leur forçait le pardon. D’autres se sont senties « re-traumatisées » après avoir témoigné en public. D’autres, enfin, ont souhaité voir les tortionnaires jugés, mais comme l’amnistie était inscrite dans la Constitution, les recours n’ont pas eu gain de cause. Cela a eu des conséquences problématiques.
Plusieurs sociologues estiment que si l’Afrique du Sud demeure une des plus violentes sociétés au monde, c’est en raison de cette impunité des crimes passés, qui laisse penser que la violence peut s’exercer sans limites.
En outre, le processus de vérité et de réconciliation sud-africain s’est construit sur un oubli des droits socio-économiques, avec une définition très étroite des victimes, qui se limitait aux seules violences physiques : meurtre, assassinat, torture. Ce sont donc essentiellement des combattants de l’ANC qui se sont vus reconnaître dans leur statut de « victimes ». Mais tous les autres, tous ceux qui vivaient dans des townships, sans eau, sans soin, sans éducation, et qui, de ce fait, étaient aussi des victimes de l’apartheid, n’ont pas pu faire entendre leur voix, et n’ont pas pu obtenir de réparation.
Cette définition étroite des victimes a même eu un impact sur la compréhension de l’apartheid mis en avant dans le rapport final de la CVR, où l’oppression socio-économique a été refoulée au profit d’une lecture strictement politique des violations passées. Cela a encore des conséquences aujourd’hui, où les populations blanches refusent d’admettre que leur situation économique actuelle, encore largement privilégiée, découle d’injustices historiques et peut donc faire l’objet de mesures réparatrices, comme la discrimination positive.
Peut-on mesurer l’efficacité de la justice transitionnelle ? La CVR sud-africaine a montré ses limites. Le TPIY vient d’acquitter en appel Gotovina, qui est sans doute un des pires bouchers des Balkans. Les gacaca rwandaises ne répondent pas aux critères du droit international, ont pu être instrumentalisées par le pouvoir de Kigali et n’ont pas satisfait de nombreuses victimes du génocide…
Il est presque impossible de mesurer l’impact de cette justice transitionnelle. Sur combien d’années est-ce qu’on mesure ? 5 ans, 10 ans, 15 ans ? Considère-t-on que l’Afrique du Sud, par exemple, a fini sa transition ? Et, surtout, même si on estime que la transition démocratique est réussie, comment savoir si c’est seulement grâce au processus de justice transitionnelle, comment repérer des liens de causalité évidents ?
Dans de nombreux cas, rouvrir le dossier du passé peut raviver de vieilles rancœurs, susciter des tensions, et s’avérer contraire, dans l’immédiat en tout cas, à la paix. Pensez à la France d’après la Seconde Guerre mondiale, et le temps qu’il a fallu pour que l’on aborde franchement la question de la collaboration. D’ailleurs, on a longtemps considéré que les nations étaient construites sur l’oubli : c’était l’idée de Nietzsche ou de Renan, notamment. Cela a beaucoup changé.
On le voit dans le contexte des révolutions arabes, où très tôt la demande d’une confrontation au passé a émergé. Les archives, par exemple, sont vite devenues un enjeu politique en Égypte ou en Tunisie. Il y a aujourd’hui une très forte demande de la société civile pour la mise en place d’une justice transitionnelle, et elle est considérée comme un outil vers la démocratie. Dire que la justice transitionnelle n’est qu’une stratégie impérialiste ou une importation occidentale, c’est une paresse intellectuelle. Cette propagation est déjà, en soi, un impact, qu’il faut analyser comme tel.
Pour autant, il ne faut pas trop en attendre. C’est une mauvaise compréhension que d’en faire une recette immédiate pour établir la démocratie. Plus modestement, ce que la justice transitionnelle peut faire, c’est de renforcer la confiance, à la fois des citoyens envers les institutions et des citoyens entre eux, et de permettre la reconnaissance des souffrances et des violences. Dans les deux cas, la dimension rituelle et symbolique est fondamentale.
Si on parvient à la confiance et la reconnaissance, c’est déjà beaucoup. La démocratie et la réconciliation peuvent être des buts de la justice transitionnelle, mais ce sont des buts finaux, qui sont amenés par une multitude d’autres facteurs. Et ils se mesurent en générations plus qu’en années. Cette dimension temporelle est importante, car on a tendance à être impatient aujourd’hui dans ces processus : là encore, l’après-révolution arabe est révélateur.
On a parfois l’impression que la communauté internationale attend que ces sociétés se démocratisent entièrement du jour au lendemain, en oubliant le temps qu’il a fallu à la France et aux États-Unis pour y arriver !
Il est difficile de savoir ce qui se serait passé dans les différents pays qui ont appliqué cette justice transitionnelle si elle n’avait pas existé, mais on a le contre-exemple de l’Espagne qui a choisi une politique d’oubli et d’amnésie et constitue sans doute une des transitions les plus réussies de la dictature vers la démocratie. Que nous enseigne ce pays ?
Il faut d’abord rappeler que, en 1975, la justice transitionnelle n’existe pas en tant que telle. Dans son développement actuel, le poids de la communauté internationale et des exemples passés est très important, et contribue à l’universalisation du recours à ses mécanismes. On s’inspire des « bonnes pratiques » des uns et des autres, on fait référence aux textes fondateurs de l’ONU...
Quand l’Afrique du Sud réfléchissait à savoir que faire des anciens tortionnaires, ce sont les Chiliens et les Argentins qui la conseillent sur la mise en place de la commission Vérité. Aujourd’hui, les Marocains ont une grande influence dans les pays arabes, avec leur expérience de l’instance Équité et réconciliation.
En 1975, ce réseau et cette armature théorique n’existaient pas. Les Espagnols étaient très marqués par la mémoire de la guerre civile, et beaucoup pensaient que rouvrir le dossier du passé allait diviser la nation à nouveau. Le Parlement vota donc un « pacte d’oubli », qui promulgua une amnistie générale et clôtura les débats sur le passé dans l’espace public. Le passé est donc refoulé, mais les institutions démocratiques se construisent.
Il a fallu attendre les années 1990-2000 pour que la mémoire historique réapparaisse dans l’espace public. La société civile initie le mouvement, en demandant l’ouverture des fosses communes et l’identification des disparus, donc en revendiquant son droit à la vérité, qui n’existait pas en 1975.
Le juge Garzon s’empare alors du dossier, mais il remet ainsi en cause le principe d’amnistie entériné dans la constitution, ce qui lui a valu d’être condamné. Les recours sont donc passés par l’ONU, notamment en vertu de la convention internationale sur les disparitions forcées. L’affaire Pinochet a aussi joué, puisque les Espagnols ont alors vu que des poursuites pouvaient être engagées longtemps après les faits, et partout, au nom de la compétence universelle : si les Chiliens y arrivaient, pourquoi pas eux ?
En fin de compte, le cas de l’Espagne renforce le paradigme de la justice transitionnelle, puisqu’il montre que les violences du passé finissent toujours par ressurgir, comme on l’a vu avec les exhumations de victimes de la guerre civile et les revendications de descendants de victimes du franquisme. Mais l’exemple espagnol suggère que ce retour vers le passé doit parfois attendre que la démocratie soit consolidée pour se faire.
Que racontent les cas où les formes et les outils de la justice transitionnelle sont mis en œuvre dans des pays qui ne connaissent pas vraiment de transition démocratique, comme au Maroc ou au Tchad, ou dans des pays déjà démocratiques, comme au Canada ?
C’est vrai que les instruments de la justice internationale se sont internationalisés et les commissions Vérité et réconciliation, en particulier, ont connu un succès incroyable. On en a même créé dans des démocraties qui n’avaient pas besoin de transition, comme au Canada tout récemment, pour établir la vérité sur la manière dont des populations autochtones s’étaient vues déposséder de leurs enfants, confiés à des institutions pour réduire leur part « indigène ».
Mais la rançon du succès, c’est aussi que les commissions Vérité peuvent être instrumentalisées, utilisées comme de simples outils marketing. C’est une des critiques souvent faite à l’instance Équité et réconciliation marocaine, créé pour reconnaître et écouter les victimes des « années de plomb », mais alors que le pays ne connait pas, à proprement parler, de transition démocratique. Du coup, le processus de vérité était limité, puisque les victimes ne pouvaient en aucune manière remettre en cause la monarchie, et n’avaient donc pas le droit de nommer les responsables. En dépit de ces limites, le processus a quand même permis une forme de reconnaissance, et l’octroi de réparations aux victimes.
Aujourd’hui le Maroc fait figure de modèle dans le monde arabe en transition, parce que cet exemple permet de contrecarrer l’idée que la justice transitionnelle serait de nature seulement occidentale ou surtout chrétienne, comme c’était le cas de la CVR sud-africaine, présidée par l’archevêque Desmond Tutu. Il montre que ces mécanismes peuvent trouver un écho dans des sociétés islamiques aussi.
Dans d’autres cas, comme en Russie, l’appellation « commission Vérité » a été abusivement utilisée pour dissimuler, en réalité, une tentative de réécriture du passé favorable au pouvoir en place. Le terme de justice transitionnelle paraît alors abusif, parce qu’il n’y a pas, ou très peu, de transition démocratique.
La dimension de « théâtre moral » est-elle consubstantielle à la justice transitionnelle ? Est-ce que le processus symbolique y compte parfois plus que le procès de droit ?
Oui, c’est toujours une forme de rituel, et cette dimension symbolique est très importante. La justice transitionnelle est le moment d’un nouveau contrat social qui passe aussi par une mise en scène. On avait déjà vu un tel usage de la justice, lors du procès Eichmann, qui avait permis à Israël de se raconter et de se légitimer sur la base de la mémoire partagée de la Shoah.
Dans les commissions Vérité et réconciliation, cette dimension symbolique est très importante, comme on l’a vu en Afrique du Sud, avec les bougies, les chants, les pleurs, ou au Maroc, avec des visites collectives des centres de torture. Les nations se construisent sur des symboles, aussi.
Mais il y a des exceptions, avec par exemple l’Allemagne de l’Est, qui a endossé une autre approche plus froide, plus procédurale, sans entendre les victimes, et sans cette dimension expiatoire. La commission allemande a voulu simplement permettre d’écrire l’histoire et révéler le fonctionnement du régime est-allemand.
L’ambition était moindre qu’en Afrique du Sud, où la frontière entre le privé et le public a souvent été brouillée, avec une « sentimentalisation » évidente de la justice. Un juge ne pleure pas : en revanche, il est fréquent qu’un membre d’une commission Vérité verse des larmes.
La justice transitionnelle doit-elle trouver un équilibre entre une dimension « charnelle », de l’empathie, voire un objectif de « guérison » et la rigueur, voire la froideur, du droit ?
Oui, il faut du charnel, mais en restant dans un cadre politiquement libéral, c’est-à-dire ouvert, pluraliste et tolérant. C’est pour cela que je me sers, dans mon travail, d’auteurs comme Ricœur, ou Arendt, pour réinjecter une conception « épaisse » du lien social, qui ne verse pas dans un cadre seulement communautaire, mais qui ne considère pas non plus les individus comme des isolats. Il m’est apparu nécessaire de dépasser une conception strictement instrumentale du lien social, et de redonner du sens au Politique, dans ces sociétés qui sortent de la violence.
Cela se voit notamment dans le recours à la justice pénale internationale. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, instauré en 1993, était resté dans une approche très procédurale, qui a rendu des verdicts essentiels, mais qui a eu assez peu d’impact sur le terrain, dans le vécu des populations concernées, et pour la réconciliation.
Venu après, le cas de l’Ouganda a dépassé ce procéduralisme en combinant l’approche froide et aseptisée de la CPI et des procédures plus traditionnelles pour la compléter et l’enrichir, comme le mato oput. Comme les gacaca rwandaises, il s’agit là d’un rituel de justice traditionnelle et communautaire, qui vise la réintégration dans la communauté davantage que la punition. Mais on a pu estimer que le mato oput n’était en réalité qu’une procédure d’amnistie déguisée.
Le mato oput en Ouganda ou les gacaca au Rwanda demeurent des aberrations d’un point de vue strictement juridique, puisqu’on ne peut pas juger des crimes de génocide ou des crimes de guerre en marchant sur un œuf ou en s’asseyant ensemble sur le gazon.
La tension entre les deux dimensions de la justice transitionnelle n’est guère réductible, et le juste milieu difficile à trouver. Prétendre que le politique et le juridique peuvent « guérir » les individus, c’est problématique si on le pousse à l’extrême, mais évacuer cette dimension du care, du soin, du souci de l’autre, serait également dangereux.
La forme de la justice transitionnelle dépend-elle des formes de violence qui ont été exercées ?
Oui. Pour ne pas apparaître comme une « formule » ou comme une « expertise », il est essentiel que la justice transitionnelle s’adapte aux contextes auxquels elle s’applique. La justice transitionnelle est née au Chili et en Argentine, dans le but de sortir d’une dictature. Mais on a ensuite transposé ses principes à des situations de guerre civile extrêmement complexes, comme au Sierra Leone ou au Rwanda.
Le sens de la réconciliation est pourtant très différent à chaque fois. Les Tunisiens, longtemps dirigés par une petite élite mafieuse, ont sans doute moins besoin de se réconcilier entre eux, comme les Rwandais, que de se réconcilier avec leurs institutions. Dans le contexte libyen, la dimension « réconciliation » est plus importante, entre Benghazi et Tripoli par exemple, ou entre certaines tribus. Cette dimension se posera aussi clairement en Syrie.
Les violences faites aux femmes appellent également une forme particulière de justice transitionnelle. Au Sierra Leone par exemple, il y avait des audiences de la commission Vérité spécifiquement dédiées aux femmes, pour leur permettre de se confier plus facilement.
Dans le contexte des transitions du monde arabe, l’enjeu sera d’intégrer la dimension socio-économique de la violence, qui fut oubliée en Afrique du Sud, comme d’ailleurs, longtemps, par le mouvement des droits de l’homme en général. C’est essentiel, parce que ces révolutions se sont faites au nom de la dignité, comprise d’abord au sens social et économique. Si la justice transitionnelle se fait au détriment de ces droits-là, elle sera vouée à l’échec.
Il faut donc à la fois reconnaître les victimes des violations des droits civils et politiques, et celles de crimes économiques. La Tunisie a fait un pas en ce sens en nommant sa future institution de justice transitionnelle la « commission Vérité, dignité et réhabilitation », et en instituant une commission d’enquête sur les affaires de corruption.
On a parfois décrit la justice transitionnelle comme une justice d’exception, l’instrument d’une occidentalisation du monde, voire d’un nouvel impérialisme, en soulignant que par exemple la CPI n’a été saisie jusqu’ici que de situations africaines. Cette critique est-elle justifiée ?
Il est vrai que c’est toujours une forme de démocratie libérale qui est visée par les opérations de peacebuilding et par les experts de la transition, ce qui a pu donner lieu à ces soupçons d’impérialisme occidental. Mais je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Il existe certes un réseau d’experts qui prétendent parfois appliquer des recettes, mais la justice transitionnelle est d’abord issu d’un transfert d’expertise sud-sud, puisque c’est l’expérience chilienne qui a été transposée et adaptée en Afrique du Sud.
J’étais récemment au Caire, avec des chefs d’État de tous les pays de la région, et chacun essayait de transmettre à l’autre ses réussites et ses difficultés, même si on voit que le thème est largement débattu en Tunisie, et presque pas en Égypte. L’ONU soutient, mais elle n’impose pas de visions, sauf celle qui respecte les droits humains fondamentaux et les traités internationaux en la matière.
On ne peut pas réduire la reconnaissance des victimes ou la justice pour les crimes du passé à des impulsions occidentales ou à des outils de domination. C’est trop facile.
La question des réparations est partie prenante de la justice transitionnelle, mais on critique aussi le coût de cette justice, notamment dans sa dimension internationale, puisque certaines victimes disent qu’il aurait mieux valu se servir de telles sommes pour les indemniser que pour des grandes messes parfois insatisfaisantes. Et certaines victimes, comme les mères de la place de Mai, en Argentine, refusent aussi cet argent considéré comme sale (« blood money »). Les réparations sont-elles le point faible de la justice transitionnelle ?
Les réparations constituent la question peut-être la plus problématique, parce qu’elle peut engendrer une concurrence des victimes et créer des frustrations, parce qu’il sera toujours impossible de réparer le tort subi (quel prix donner à la mort d’un proche ou à la perte d’un bras ?), ou encore parce qu’il est difficile de savoir si elles doivent être données à un groupe ou à des individus. Il peut aussi être insultant de penser qu’une fois la transaction faite, tout est réglé.
Au Maroc, il y a eu un grand programme de réparations, mais dans la mesure où la révélation de la vérité a été limitée, certains ont dit qu’il avait, en grande partie, servi à acheter le silence des victimes. Il est très fréquent que les victimes refusent les réparations financières qu’on leur offre.
Pourtant, elles demeurent une revendication importante et correspondent à un droit de l’homme fondamental. Les réparations sont la seule dimension concrète et immédiate de la justice transitionnelle, qui peut avoir un impact tangible sur la vie des victimes.
La réconciliation, la démocratie ou la paix se jouent sur des générations : mais que fait-on, tout de suite, pour améliorer le quotidien des victimes ? À plus long terme, les programmes de réparations doivent permettre de créer des « capacités », donc les faire sortir de leur condition de victime pour en faire des agents, des acteurs.
À ce sujet, vous militez pour un rapprochement entre justice transitionnelle et développement : en quel sens ?
Le lien se fait à travers la notion de « capabilité », notion promue par Amartya Sen, par laquelle le terme de « développement » n’est plus compris dans un sens seulement économique, mais comme le fait de donner aux individus les capacités d’exercer leur liberté, ce qui n’est pas seulement une question financière, mais aussi de soin, d’éducation, mais aussi, selon moi, de reconnaissance…
Les objectifs de la justice transitionnelle et du développement se rejoignent ici : tous deux visent à autonomiser les victimes de la violence ou de la pauvreté, à rétablir leurs « capabilités ». Par ailleurs, la plupart des sociétés en transition sont des sociétés en développement, et les facteurs économiques sont bien souvent l’origine des conflits actuels.
Ce lien peut aussi se faire dans des cas où des régions entières, comme celle de Sidi Bouzid ou de Gafsa en Tunisie, ont été défavorisées, et peuvent donc prétendre à des réparations collectives sous forme de programmes d’aide au développement.