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En enquêtant sur l'attentat contre l'avion du président rwandais
Juvénal Habyarimana, le juge parisien Marc Trévidic a peut-être
ressuscité trois fantômes : ceux de trois Français, décédés dans des
circonstances étranges, peu après cet attentat mystérieux. Alain
Didot, gendarme, sa femme Gilda, et René Maier, lui aussi gendarme,
sont retrouvés morts dans la villa des deux premiers à Kigali, les 12
et 13 avril 1994. Leurs corps sont rapatriés en France, via Bangui en
Centrafrique.
Or, Libération est en mesure d'affirmer que le certificat de décès
d'au moins une de ses trois victimes françaises est un faux. Pour
quelle raison rédiger un faux en écriture ? A l'issue d'une audition
qui s'est révélée capitale, le juge l'aurait découvert presque par
hasard. Dans un compte rendu, reprenant l'essentiel du procès-verbal
et que Libération a pu consulter à Kigali, le juge Trévidic aurait
jugé ces faits « gravissimes » et de nature à réorienter sa propre
enquête sur l'attentat, en s'interrogeant sur l'attitude de Paris lors
de ce moment clé de l'histoire du pays, basculant aussitôt après
l'attentat dans un génocide.
Le faux certificat porte la signature du docteur Michel Thomas qui, à
cette époque, était effectivement basé à Bangui, devenue la plaque
tournante des évacuations du Rwanda en avril 1994. Entendu fin mai par
le juge parisien, l'ancien médecin militaire a été catégorique : il
n'a jamais établi ce document qui évoque non pas René, mais «Jean»
Maier. Bien plus, il aurait relevé plusieurs anomalies. Il ne
disposait pas du tampon officiel qui figure sur le certificat et
établissait toujours ses actes de façon manuscrite (contrairement au
faux présenté, tapé à la machine ou à l'ordinateur). Le médecin aurait
également émis des doutes sur la conclusion générale de ce curieux
certificat qui évoque un décès « accidentel», causé par des «balles
d'arme à feu», sans détailler ou localiser le nombre d'impacts.
«Chagrin»
L'audition du docteur Thomas jette ainsi un trouble
singulier sur le rôle joué par la France au moment de l'attentat. Car
il est évident qu'un faux certificat de « genre de mort» concernant
un militaire français n'a pu être établi sans l'aval de certains
responsables à Paris. Or, ce curieux maquillage s'est accompagné à
l'époque d'une volonté de faire taire les familles des victimes.
Gaëtan Lana, le frère de Gilda Didot, s'en souvient encore :«Quelque
temps après l'enterrement, un haut gradé est venu trouver mes parents
et leur a fait signer un papier dans lequel ils s'engageaient à ne
jamais entamer d'enquête sur la mort de ma soeur. A l'époque, mes
parents étaient dévastés par le chagrin, ils ont signé.» Une
injonction au silence qui rappelle la situation vécue par les familles
françaises de l'équipage de l'avion du président Habyarimana. Me
Laurent Curt, avocat de la veuve du pilote, a raconté comment sa
cliente avait été «encouragée à ne pas porter plainte» au lendemain
de l'attentat. Il faudra donc attendre quatre ans, en 1998, pour
qu'une instruction soit ouverte, très opportunément au moment où se
constitue la mission d'information parlementaire sur le rôle de la
France au Rwanda. Pourquoi une telle chape de plomb ? Qu'est-ce que
Paris veut cacher dans ce drame ? Et en quoi Didot et Maier
peuvent-ils être concernés ou impliqués dans la tragédie rwandaise ?
Arrivé au Rwanda en 1992, l'adjudant-chef Alain Didot était conseiller
technique chargé des transmissions radio : il formait l'armée
rwandaise et assurait la maintenance des différents réseaux radio, de
l'ambassade de France, en passant par la mission de coopération
française, jusqu'à l'armée rwandaise. Il avait installé à son domicile
tout un équipement qui lui permettait de suivre un large éventail de
conversations. Aurait-il surpris des discussions qu'il n'aurait pas dû
entendre ? Notamment entre le 6 avril, jour de l'attentat, et le 8,
date de son décès supposé ? Ce n'est qu'une hypothèse. René Maier,
lui, débarque au Rwanda en septembre 1993. Apparemment, il est envoyé
comme conseiller technique de police judiciaire. Mais il semble s'être
beaucoup occupé de transmission radio. C'est ce que laisse entendre le
supérieur des deux hommes, le colonel Bernard Cussac, alors chef de la
mission de coopération militaire, qui désignera Didot et Maier, comme
«des transmetteurs» devant la mission d'information parlementaire.
C'est aussi ce que soutient le capitaine Zacharie Maboyi, rencontré à
Kigali il y a un mois : en 1994, cet officier était incorporé aux
Forces armées rwandaises et suivait des cours de transmissions radio.
Il connaissait bien Didot et Maier, et affirme que les deux hommes
étaient tous deux chargés des transmissions. D'après Maboyi, ils
étaient également en contact régulier avec l'état-major rwandais, et
même avec le colonel Theoneste Bagosora, un officier à la retraite qui
sera par la suite considéré comme «le cerveau du génocide».
Que savaient-ils ? Que soupçonnaient-ils lorsque l'avion du Président
est abattu, le 6 avril au soir ? Didot et sa femme sont alors chez
eux, non loin de l'Assemblée nationale, le CND, où sont cantonnés les
rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) depuis la signature des
accords de paix en 1993. Comme les rebelles sont immédiatement accusés
d'être responsables de l'attentat par la radio officielle, le quartier
est rapidement sous tension. Officiellement, René Maier quitte vite
son domicile, situé dans un camp de gendarmerie tout proche, pour
rejoindre les Didot et assurer «la veille radio». Mais en réalité,
personne n'a certifié avoir vu Maier chez les Didot. A partir de là,
tout est flou. Longtemps a prévalu la thèse d'une «bavure» du FPR, qui
aurait tué les Didot et Maier en les prenant pour des espions. Mais,
dans ce cas, pourquoi Paris aurait-il empêché l'enquête ? Pourquoi
aurait-on établi de faux certificats de décès ? La France n'était pas
l'alliée du FPR, bien au contraire. Deux jours après l'attentat, la
zone est encore sous le contrôle des Forces régulières rwandaise. Tôt
le matin ce 8 avril, Alain Didot appelle les parents de sa femme.
«Ils ont trouvé sa voix bizarre, tendue. Et derrière lui, mes parents
ont clairement entendu une voix d'homme qui répétait : "raccroche,
raccroche"», se souvient Gaëtan Lana, le frère de Gilda. Didot est
donc vivant le 8 au matin. Pourtant, les trois premiers certificats de
décès, dont le faux concernant Maier, sont datés du 6 avril, donc du
jour de l'attentat. Gaëtan Lana se souvient que, quelques mois plus
tard, ses parents ont soudain reçu un nouvel «acte de décès», annoté
de manière manuscrite par le procureur de Nantes, qui mentionnait un
changement de date. En réalité, pendant plusieurs années, des
responsables français vont, eux aussi, donner des dates différentes,
entretenant cette étrange confusion. Officiellement, le décès des
trois Français n'est signalé que le 10 avril, lorsque les Casques
bleus belges de la Mission de l'ONU pour l'assistance au Rwanda, la
Minuar, sont sollicités pour aller récupérer les corps.
«Gêne française».
C'est le major belge Jean Théry, un médecin
militaire, qui est chargé de l'opération. Dans des conditions
difficiles, car la villa des Didot se situe alors sur la ligne de
front entre FPR et armée rwandaise. Il devra se rendre à trois
reprises au domicile des Didot, entre le 11 et le 13 avril, avant de
trouver les corps sommairement enterrés. A chaque fois, il y retourne
«sur l'insistance des Français». «On m'a suggéré de regarder aussi
dans le jardin», se rappelle-t-il. Il y trouvera effectivement les
corps. Mais qui est ce «on» si perspicace ? «Je ne me souviens plus,
ça fait près de vingt ans ! Peut-être ce colonel français avec qui
nous étions en contact ?» suggère Théry. Après tant d'années, il
garde surtout l'impression vague d'une «gêne française» sur «cette
drôle d'affaire, pas très claire».
Une impression partagée par les familles des trois victimes. Hier,
Gaëtan Lana a retrouvé pour Libération le premier certificat de
décès de sa soeur : également signé par le docteur Michel Thomas. Un
faux de plus ? Ce document-là n'a pas été présenté au médecin par le
juge. Dans un dossier qui, depuis l'ouverture de l'instruction en
1998, a vu se multiplier les usages de faux - fausse boîte noire, faux
missiles, faux témoins -, ces certificats de décès ne sont peut-être
qu'une manipulation de plus. Mais aussi certainement un nouvel indice
qui pointe vers Paris pour comprendre ce qui s'est passé dans le ciel
du Rwanda, ce 6 avril 1994, vers 20 h 30. A la veille d'un génocide.