Près de soixante ans après son arrestation et sa mort au Katanga, le 17 janvier 1961, aux mains d’un escadron de policiers belges, Patrice Emery Lumumba, dont le corps a été disloqué et brûlé dans de l’acide, devrait enfin avoir une sépulture au Congo.
Deux de ses dents, conservées comme un trophée de chasse par un commissaire de police belge qui officia longtemps au Congo, sont réclamées par la famille depuis 2011. Et ce, dans le cadre d’un procès intenté en Belgique par les enfants de Lumumba contre dix Belges impliqués dans le meurtre. Les restes de Patrice Lumumba n’ont été saisis par le parquet fédéral qu’en 2016, lequel a « consenti », selon la presse belge, à les restituer le 10 septembre dernier aux « ayants droit » de Patrice Lumumba.
L’histoire de ces restes humains défraie la chronique depuis vingt ans. Tout commence avec la parution en 1999 en flamand du livre sur
La mort de Lumumba, du sociologue belge Ludo de Witte. L’ouvrage suscite un tel tollé sur la responsabilité belge dans l’assassinat qu’une commission d’enquête parlementaire est mise sur pied en 2000. Celle-ci va déboucher en 2002 sur des excuses de la Belgique, et conclure à la « responsabilité morale » de l’ancienne métropole coloniale. « Morale » seulement, pour éviter des poursuites au pénal.
Des dents exhibées à la télévision par un policier belge
Entre-temps, le policier belge Gerard Soete, que Ludo de Witte est allé voir pour son enquête, refait surface. Cet homme a écrit plusieurs romans « coloniaux », dont un récit détaillé en flamand sur la mort de Lumumba, paru en 1978. Interrogé en 2000 par l’AFP, il raconte comment il a fait disparaître le corps de Lumumba et de deux de ses fidèles, avec quatre militaires katangais et un autre « Blanc » (son propre frère, selon la presse belge), sur ordre du ministre de l’Intérieur du Kantaga, une province qui fait sécession avec l’aide de l’armée belge. «
Moi, Petit Gérard Soete de Bruges, je devais me débrouiller seul. Toutes les autorités belges étaient sur place, et elles ne m'ont pas dit de ne rien faire. » Accompagné d’hommes équipés « d'une scie à métaux et d'un fût d'acide sulfurique, on a écartelé le corps. Le plus dur fut de le découper avant de verser l'acide ». Il conclut : «
Je pense que nous avons bien fait, pour sauver des milliers de personnes et maintenir le calme dans une situation explosive ».
Gerard Soete, qui n’a aucun remords, ne s’arrête pas là. Il témoigne pour plusieurs émissions de télévision, et se vante comme dans celle-ci, «
Une mort de style colonial », tirée des archives de l’INA, d’avoir «
arraché » les dents.
Jean Bofane, écrivain congolais installé à Bruxelles, raconte comment, peu après la parution du livre de Ludo De Witte, il est tombé en 2000 sur une émission diffusée par une chaîne flamande. «
À deux heures du matin, pendant que tout le monde dormait, voilà Gerard Soete qui nous explique comment il a tué Lumumba, l’a coupé en petits morceaux. "Patrice, tu m’as donné tellement de travail" », disait-il. La personne qui l’interviewe lui fait remarquer que c’est un crime abominable. Il répond : «
Oui, je sais, Ludo de Witte me l’a dit, et depuis ce jour-là je dors beaucoup moins bien. » Lorsqu’on lui demande pourquoi il a gardé ces deux dents, sa réponse est surréaliste. «
Tout le monde voulait se vanter d’avoir tué Lumumba, et pour prouver que c’était moi, j’ai gardé les dents. »
Tombée aux mains de la justice en 2016
Dans une autre émission, Gerard Soete affirme avoir pris un bateau pour aller jeter les dents dans la mer du Nord, et «
ne plus jamais entendre parler de cette histoire ». Il meurt le 9 juin 2000 à Bruges, à 80 ans, et l’histoire aurait pu finir avec lui. Sauf qu’une seule dent de Lumumba réapparaît en 2016 dans le magazine Humo, qui interviewe la fille de Gerard Soete, prête à exhiber à nouveau cet os. Le sang du sociologue Ludo de Witte ne fait qu’un tour : il porte plainte pour « recel ». Une perquisition permet enfin à la justice de mettre la main sur la relique. Nul ne sait ce qu’il est advenu de la seconde dent.
La restitution, aujourd’hui, fait la joie de Philip Buyck, un activiste anversois qui a monté rue de la Tulipe, dans le quartier africain de Matonge, à Bruxelles, une « Bibliothèque Lumumba » : un amoncellement de livres sur l’Afrique achetés aux puces, qu’il voudrait donner au Congo au même moment que le retour tant attendu de la dent. Philip Buyck a confectionné une statue de la dent, qui trône dans un restaurant congolais de Matonge, avec des tableaux où figure aussi la fameuse dent. Il déclare : «
Cela devait se passer tôt ou tard, grâce aux visites en Belgique des enfants de Lumumba ».
Longue histoire et grande violence
Pour Jean Bofane, la pilule reste dure à avaler : «
Imaginez que les assassins de John Fitzgerald Kennedy ou d’Olof Palme, Premier ministre suédois, viennent raconter à la télévision comment ils ont tué et gardé des dents. Voici le pays dans lequel nous vivons, le pays dont nous sommes les ressortissants. Aujourd’hui, la presse écrit que le "juge consent" à rendre les dents de Lumumba. Il reste le crâne du roi Lusinga, conservé avec les singes et les gorilles à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique ! » Ce crâne est réclamé en vain par des descendants du roi, auxquels les autorités belges refusent des tests ADN, ainsi que par la communauté Tabwa. Le roi Lusinga avait été décapité en 1884 lors d’une expédition commanditée par le général belge Emile Storms, et sa tête rapportée à Bruxelles.
«
Voici le pays dans lequel nous vivons, poursuit Bofane, auteur de Congo INC.
C’est très étrange et cela me dépasse : il n’y a aucune considération pour l’être humain, et pas droit de cité quand il s’agit de Congolais. La justice belge, en traitant la plainte des enfants de Lumumba, a décrété que ce meurtre était un crime de guerre et non un crime contre l’humanité. Voilà pourquoi je n’ai pas fait partie de ceux qui ont réclamé une place Lumumba à Bruxelles. J’étais sûr que jamais le bourreau n’honorerait sa victime, mais au contraire qu’il la ridiculiserait davantage. Histoire de continuer le travail qui a été fait sur son corps le jour de sa mort. »
Le parquet belge a évoqué une restitution «
symbolique », en l’absence de «
certitude absolue » que cette dent soit bien celle de Lumumba. La justice a expliqué qu’il n’était pas possible de faire une analyse ADN sur la dent sans la détruire. Ce qui en laisse beaucoup sur leur faim, dans la quête de justice et de vérité. De son côté, la présidente de l’Assemblée nationale de la République démocratique du Congo (RDC), Jeanine Mabunda, a demandé à son gouvernement d’accompagner le rapatriement de la dent, chargée d’une longue histoire et d’une grande violence, pour accorder à Patrice Lumumba des «
funérailles dignes de son rang ».