Fiche du document numéro 30151

Num
30151
Date
Vendredi 27 mai 2022
Amj
Taille
540698
Titre
Procès du préfet rwandais à Paris : « Quand j’ai vu les corps des enfants, j’ai perdu la raison »
Sous titre
Depuis le début du procès de Laurent Bucyibaruta, ancien préfet rwandais jugé pour crimes contre l’humanité et génocide, les audiences évoquent la mort impitoyable des enfants tués en 1994, uniquement parce qu’ils étaient Tutsis.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Une ancienne fosse commune restée ouverte au mémorial de Murambi à Nyamagabe, dans le sud du Rwanda, le 21 avril. (Simon Wohlfart /AFP)


«Vous avez eu l’occasion d’aller à Murambi depuis le génocide ?», demande doucement le président du tribunal à Hildegarde Kabagwira. «Oui.», répond après un temps d’hésitation cette femme aujourd’hui quinquagénaire qui raconte pour la première fois, en public, ce qu’elle a vécu en 1994. Cheveux cours et grandes lunettes, elle se tient bien droite, ce mercredi, face à la cour d’assises au treizième jour du procès de Laurent Bucyibaruta. L’ex-préfet de Gikongoro, au sud ouest du Rwanda, est accusé d’avoir participé au génocide qui s’est déroulé en 1994 contre la minorité tutsie dans son pays. Près d’un million de morts en trois mois. Plus de 100 000 en seulement quelques jours, rien que dans la préfecture dont il avait la charge.

Le site de l’école technique de Murambi a été le lieu d’un des pires carnages : de 25 000 à 50 000 morts en une seule journée, le 21 avril. Une partie de la famille d’Hildegarde avait cherché refuge sur cet immense campus, alors encore en construction. Incitée à s’y rendre par les autorités, comme le furent tous les Tutsis des environs. Au prétexte d’assurer «leur sécurité». C’était un piège. Une fois regroupés, ils y seront massacrés. Dans la panique de ces jours tragiques, Hildegarde était, elle, ailleurs. Ce n’est qu’un an plus tard, «lors des commémorations du génocide», qu’elle se rendra finalement à Murambi.

Irrépressible sanglot



«Mais quand je suis entrée dans la pièce où se trouvent les corps des enfants, [à Murambi, les corps sont toujours exposés, ndlr] j’ai perdu la raison. Je me suis évanouie», confie-t-elle d’une voix soudain étranglée par un irrépressible sanglot. Dans cette salle de tribunal, au fond d’un couloir qui jouxte la sainte chapelle, le silence s’installe. A Murambi, Hildegarde a perdu toute sa famille, «sauf une belle-sœur». Et notamment ses trois enfants. L’aînée, Yvonne, avait à peine 5 ans.

Depuis le début du procès, le 9 mai, ce n’est pas la première fois que l’évocation des enfants morts fait remonter les larmes. Lundi, une rescapée du massacre de Murambi, Suzanne Nyirasuku, submergée par le chagrin, n’avait même pas pu terminer son audition. Ce 21 avril 1994, quand gendarmes, militaires et miliciens ont lancé l’assaut final, Suzanne a perdu son mari, ses frères, ses sœurs. Mais aussi ses huit enfants.

«Pourquoi a-t-on tué les enfants ?» avait demandé le président du tribunal, le 17 mai, à Théoneste Bicamumpaka, condamné pour génocide et interrogé en visioconférence depuis sa prison. «A cause des mauvaises autorités, des ordres reçus», avait laconiquement répondu ce simple exécutant. Entraîné dans cette orgie sanglante par une propagande efficace qui a su jouer sur la peur de l’autre, au lendemain de la mort du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994.

«Evénements regrettables»



Pendant toutes ces auditions, dans un palais de justice barricadé à cause d’un autre procès, celui des attentats du 13 Novembre à Paris, l’ex-préfet rwandais reste, lui, souvent impassible. Déplore certes «des évènements regrettables», mais le plus souvent sans utiliser le mot «génocide». Réaffirme toujours qu’il n’a rien pu faire. Il n’aurait même rien su des entraînements, avant le début du génocide, de ces miliciens Interahamwe, fidèles soutiens du parti au pouvoir auquel il appartenait, et qui seront le bras armé des chefs d’orchestre des massacres. Quand ils commencent, Bucyibaruta ne demande aucune enquête sur les tueries en cours. Il n’aurait même pas jugé nécessaire de se rendre à Murambi après le massacre du 21 avril. Certains témoins, rescapés comme tueurs, affirment pourtant l’y avoir vu. Hildegarde, elle, révèle l’avoir vu ailleurs, ce que le préfet va également contester.

Le 13 avril, elle se trouve encore dans sa maison, avec sa famille. Les collines environnantes sont déjà en feu, on y brûle les maisons des Tutsis, impitoyablement pourchassés. Au cours de la nuit, la maison d’Hildegarde est attaquée à la grenade. Le matin à l’aube, on décompte encore les blessées lorsque le préfet serait arrivé en voiture avec une escorte. Il aurait alors accusé le mari d’Hildegarde d’avoir lui-même lancé une grenade sur sa propre maison et ordonné que ce dernier soit conduit à la brigade de gendarmerie. Hildegarde ne le reverra plus – elle apprendra qu’on a longtemps entendu ses cris alors qu’il était battu à mort. Elle décide de partir avec les blessés à l’hôpital de Kigeme, confiant ses enfants à ses parents. Tous partiront pour Murambi, elle ne les reverra pas, eux non plus. La suite de son calvaire sera «un long chemin de croix», dit-elle. De cachette en cachette, toujours avec la peur au ventre. Elle est alors enceinte. Cet enfant-là a survécu.

Survivants d’une famille décimée



Aujourd’hui âgée de 27 ans, elle le décrit comme un garçon «très perturbé», posant sans cesse des questions sur la mort de son père, de ses frères et sœurs. Ces fantômes qui hantent encore les deux survivants d’une famille décimée, une parmi tant d’autres. Déjà en 1963, dans cette préfecture, son mari, encore enfant, avait assisté au meurtre de son propre père à la sortie de la messe de Noël. Un massacre qui préfigurait celui de 1994, dans une région où depuis longtemps «on enseignait la haine des Tutsis», rappelle cette mère endeuillée.

Une semaine auparavant, une autre rescapée, Christine Kayitesi, dont toute la famille a également été massacrée, soulignait l’importance de ce procès, le premier en France d’un haut responsable de l’administration rwandaise de l’époque, en affirmant : «Les criminels comparaissent devant la justice pour que ce qui nous est arrivé, n’arrive plus à nos enfants.» Pour ceux d’Hildegarde et de Suzanne, il est hélas trop tard.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024