Citation
Alors que s'ouvre aujourd'hui en France le procès en appel intenté par
 SOS Racisme contre Pierre Péan pour diffamation raciale et incitation
 à la haine raciale pour certains passages de son livre Noires Fureurs,
 blancs menteurs, consacré au Rwanda, nous souhaitons apporter notre
 témoignage.
 
 Nous avons été respectivement co-rapporteur de la Mission
 d'information parlementaire française de 1998 sur la tragédie
 rwandaise, et secrétaire de la Commission spéciale du Sénat belge de
 1997 sur les événements du Rwanda en 1994. Élus, nous sommes
 particulièrement attachés à la séparation des pouvoirs, et ne
 souhaitons évidemment pas nous immiscer dans le débat judiciaire. Nous
 sommes tout autant attachés à la vitalité du débat démocratique, et
 c'est pour cette raison que, forts du travail accompli dans ces
 Commissions parlementaires, il nous apparaît impératif de rappeler
 quelques éléments simples.
 
 Tout d'abord, la logique qui structure Noires fureurs, blancs
 menteurs, qui veut rendre les victimes du génocide, les Tutsis,
 responsables de ce génocide, est non seulement fausse, non seulement
 infâmante pour les victimes, mais également en totale contradiction
 avec toutes les études sérieuses et les conclusions des travaux longs,
 précis, complexes, de la Mission d'information du Parlement français
 et de la Commission d'enquête du Sénat belge.
 
 Ensuite, en reprenant dans son ouvrage des formules présentant les
 Tutsis comme « une race, l'une des plus menteuses qui soit sous le
 soleil », en comparant à plusieurs reprises l'ensemble des Tutsis à «« des menteurs », en affirmant que, « pour revenir `l'an prochain à
 Kigali`, la Diaspora tutsie a pratiqué avec efficacité mensonges et
 manipulations », ou que les associations de Tutsis, « ont infiltré les
 principales organisations internationales et d'aucuns parmi leurs
 membres ont su garder des très belles femmes tutsies vers les lits
 appropriés », Pierre Péan adopte une grille de lecture faite de
 fantasmes et de clichés racistes.
 
 Notre travail au sein des Commissions parlementaires de Belgique et de
 France est formel : ces citations font écho à la grille de lecture
 raciste qui a structuré la pensée et permis le passage à l'acte des
 génocidaires, faisant plus de 800.000 victimes entre avril en juillet
 1994.
 
 Mais comment s'étonner de cet « étrange » parti pris de Pierre Péan
 quand on sait que ce dernier a choisi de s'inspirer de sources
 douteuses s'il en est, à l'instar de Paul Dresse, qu'il présente comme
 un simple « agent territorial » belge, sans préciser qu'il fut un
 écrivain nationaliste admirateur de Maurras, très lié aux rexistes
 belges pronazis ?
 
 Enfin, la méthode de l'autoproclamée « enquête » de Pierre Péan laisse
 perplexe. D'approximations et d'erreurs à répétition en manque
 flagrant de recoupement des sources, son livre fait preuve d'un
 amateurisme coupable. Mais comment s'en étonner quand on sait que
 celui qui se présente comme un enquêteur de terrain, auteur d'un livre
 de plus de 500 pages sur le Rwanda affirmant apporter des révélations
 sulfureuses, assure lui-même ne s'y être jamais rendu de sa vie ?
 
 Un exemple parmi tant d'autres de la légèreté stupéfiante avec
 laquelle Pierre Péan a mené son « enquête » concerne la question des
 missiles utilisés pour perpétrer l'attentat contre l'avion du
 Président rwandais Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, qui fut le
 signal déclencheur du génocide. L'auteur reprend la thèse selon
 laquelle ces missiles seraient des sol-air de type SAM 16 faisant
 partie d'un stock répertorié par l'armée soviétique, qui les aurait
 vendus à l'Ouganda, qui les aurait à son tour rétrocédés au Front
 Patriotique Rwandais tutsi. Il croit ainsi tenir la preuve de la
 culpabilité du FPR dans l'attentat contre l'avion, donc de sa
 responsabilité dans le déclenchement du génocide.
 
 Or, la thèse de Pierre Péan est en contradiction totale avec les
 travaux méthodiques de la Mission d'information du Parlement français,
 qui a établi que ces fameux missiles n'étaient pas ceux qui ont été
 tirés contre l'avion présidentiel. Et pour cause : ils sont
 brusquement apparus, en photos, sur un document officiel le 24 mai,
 soit plus d'un mois et demi après l'attentat. Or, dans ce document
 militaire, « il n'est fait à aucun moment mention de l'auteur de ces
 documents photographiques, ni du lieu de leur prise, ni des conditions
 de leur acheminement vers les administrations centrales françaises, ce
 qui altère singulièrement la portée de ces éléments », rappelle le
 rapport de la Mission du parlement français. Comme le note ce rapport,
 sur les photos, « le tube est en état, les bouchons aux extrémités de
 celui-ci sont à leur place, la poignée de tir, la pile et la batterie
 sont présents. » Conclusion évidente : « il est probable que les
 lanceurs contenant les missiles n'aient pas été tirés », et ne sont
 logiquement pas ceux qui ont détruit l'avion.
 
 On nous a parfois reproché, en tant qu'enquêteurs de Commissions
 parlementaires, d'avoir été trop précautionneux, d'avoir toujours
 cherché à recouper nos informations, d'avoir cherché la vérité des
 faits sans a priori idéologique, d'avoir tenté de comprendre le
 génocide au Rwanda sans les facilités intellectuelles d'une vision
 coloniale, de n'avoir affirmé que ce dont nous étions absolument
 sûrs. Nous revendiquons cette prudence, gage d'honnêteté
 intellectuelle. Elle nous est imposée par l'ampleur de la tragédie,
 par la gravité des responsabilités à établir et par le respect dû aux
 rescapés et aux morts.
 
 Nous nous estimons donc en droit de demander à ceux qui s'expriment
 sur le génocide des Tutsis de faire de même. 
 
 Pierre Brana, Ancien député français, secrétaire de la commission des
 Affaires étrangères de l'Assemblée nationale, co-rapporteur de la
 Mission d'information parlementaire de 1998 sur le Rwanda.
 
 Alain Destexhe, Sénateur, secrétaire de la Commission spéciale du Sénat
 belge de 1997 sur les événements du Rwanda en 1994.