Immenses, dignes, silencieux, les
Hommes debout sont soudain apparus, le 7 avril 2014, dans une vingtaine de villes. De Genève, sur la place des Nations, à Lausanne, dans la cathédrale ; de Luxembourg, devant l’abbaye de Neumünster, à Bruxelles, sur la Grand-Place ; de Ouidah, au Bénin, à Montréal, au Canada… Ces mêmes femmes, ces mêmes enfants, ces mêmes hommes vêtus de noir ou d’ocre. Ces mêmes corps droits, ces mêmes pieds nus et têtes hautes, ces mêmes regards dénués de colère ou de tristesse, mais semblant interpeller le tout-venant, rechercher dans notre humanité un recoin de conscience éveillée. En France, on les vit se déployer à Paris, sur le parvis de Notre-Dame et dans l’enceinte du palais de l’Unesco, à Limoges au sein de la faculté de droit, ou à Bègles, pour l’un d’eux, peint sur le mur extérieur d’une ancienne chapelle. Et encore à Lille, à Ivry-sur-Seine, à Choisy-le-Roi…
Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Les questions font naître un sourire sur le visage de Bruce Clarke, l’artiste qui a créé ces silhouettes humaines. «
Ces images, innocentes en elles-mêmes, interrogent dès lors qu’elles sont exposées dans un espace public, elles font naître l’échange, et c’est précisément ce que je recherche », plaide ce plasticien britannique d’origine sud-africaine, né en 1959 à Londres et installé depuis bientôt trente ans en banlieue de Paris.
Ces personnages de plusieurs mètres de haut, Bruce Clarke les a conçus comme un «
projet artistique et mémorial » pour accompagner le 20
e anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994. En cherchant à peindre «
non pas le génocide lui-même, mais ce que les génocidaires avaient essayé de nier, l’humanité, une humanité plus grande que nature », explique-t-il. Parce qu’au Rwanda, ajoute-t-il, les «
hommes debout », rescapés du génocide ou victimes enfouies à qui l’art permet métaphoriquement de refaire surface, se comptent par millions.
Depuis ses premières tentatives, autour de 1990, l’artiste construit une œuvre engagée, en prise avec l’histoire contemporaine – le colonialisme, l’esclavage, la ségrégation – et la transmission de cette histoire. «
Quand l’art fait écho à l’histoire, comme lorsque Picasso peint Guernica, une sorte de mouvement spontané incite à parler de l’événement historique à travers l’œuvre qui la traite, ce qui m’intéresse depuis toujours, justifie Bruce Clarke.
J’y ajoute la nécessité pour moi de me faire porte-parole de l’œuvre, de chercher à créer des rencontres autour d’elle et de son histoire. »
Pour les
Hommes debout, Bruce Clarke a réalisé – seul ou lors d’ateliers collaboratifs – au moins 27 toiles – seize hommes, neuf femmes et deux enfants – entre 2007 et 2013, à l’aquarelle (pour les petits formats) ou à l’acrylique (pour les plus grands) et collage de papier – en procédant par lavis très fins créant un effet de transparence. Ses compositions intègrent des mots imprimés, comme incrustés, qui leur donnent un titre : «
Voix dissidentes », «
Rumeurs du monde », «
Du sauveur au fossoyeur »… «
Ils proviennent d’une presse que je lis ou pas, explique Bruce Clarke.
Et ils suggèrent qu’il y a du sens, même s’il ne s’y trouve jamais explicitement. Je ne mentionne jamais de noms de personnes ou de lieux. Je m’en sers plus comme de bribes de poésie. » Ces
Hommes debout ne sont donc pas des personnes identifiables. «
Surtout pas, insiste-t-il.
Il ne peut y avoir de connotation ”Hutu”, “Tutsi” ou autre, rattachée à ces personnages dont certains n’ont même pas l’air d’Africains. Seules importaient leur posture et leur expressivité. »
Ce 7 avril 2014, les
Hommes debout sont aussi exposés à Kigali, la capitale du Rwanda, à la bibliothèque nationale. Dans le petit pays reconstruit et relativement apaisé vingt ans après l’horreur, l’œuvre est bien reçue et sa dimension universelle appréciée. Le bel accueil tient aussi à la figure de Bruce Clarke lui-même. Le Rwanda s’est familiarisé avec cet artiste qui avait rejoint un collectif de solidarité avec les Rwandais dès l’apparition des signes avant-coureurs du génocide, et qui fut l’un des premiers témoins extérieurs à s’y rendre, en août 1994, peu après ce qu’on nommait alors, par euphémisme, la «
tragédie rwandaise ».
Quatre mois plus tôt, alors que le «
Hutu Power » met à exécution son plan d’extermination des Tutsis, Bruce Clarke se trouve en Afrique du Sud, pays que ses parents, membres du parti communiste interdit sous l’apartheid, avaient dû fuir dans les années 1950 pour s’exiler en Angleterre. Le pays en pleine renaissance organise, en avril 1994, les premières élections démocratiques de son histoire, qui verront Nelson Mandela accéder à la présidence.
Artiste naissant et militant de longue date contre l’apartheid, Bruce Clarke y assiste en qualité d’observateur, lorsque l’actualité rwandaise le rattrape : «
Des photos du Rwanda ont commencé à circuler parmi les journalistes internationaux présents en Afrique du Sud, ne laissant planer aucun doute sur ce qui s’y déroulait, malgré le silence ou la désinformation de différents journaux », se remémore-t-il.
Après la victoire, à la mi-juillet, du Front patriotique rwandais (FPR) sur le régime génocidaire, il décide de partir au Rwanda, pour «
aller voir et parler de la vraie situation » du pays. Sur place, il photographie, note tout, multiplie les entretiens, se remplit «
à vie » des stigmates d’une horreur vertigineuse. Il s’attache aussi, surtout, à témoigner du défi énorme de la reconstruction, de la difficile remise sur pied des administrations par des personnes jeunes, inexpérimentées et manquant de tout. Il assiste au désarroi des Tutsis de l’extérieur de retour d’exil, il discerne le traumatisme indicible des rescapés et, déjà, ressent profondément une forme de dignité dans ce pays redevenu «
étrangement calme ».
Le Rwanda occupera dès lors une place à part dans sa vie. Les questions sur son positionnement naissent alors, déjà avec acuité. «
Elles portaient sur la pertinence de mon travail – que peut-il apporter aux rescapés ? – aussi bien que sur sa légitimité – rend-il justice aux victimes ? –, explique Bruce Clarke.
Il me fallait inventer une forme d’art médiatrice, dont la vocation était de creuser les questions, de faire entrer les mécanismes du génocide dans les mémoires, pas d’illustrer le génocide ou de compatir avec les victimes. »
En 1996, il a l’idée d’une première œuvre mémorielle cristallisant sa démarche d’artiste et son engagement militant : un «
Jardin de la mémoire », à Kigali, constitué d’un million de pierres, pour honorer les victimes du génocide et offrir aux survivants un lieu de recueillement. «
Il y avait chez moi une volonté de créer quelque chose qui fasse sens, se souvient Bruce Clarke,
mais je ne savais ni si l’idée était bonne, ni si j’avais la légitimité pour la mener à bien. Il fallait que la demande émane des associations de rescapés, des milieux universitaires et politiques rwandais, je me devais de me montrer le plus convaincant et le plus humble possible vis-à-vis de ces institutions… »
La première pierre du Jardin de la mémoire est posée en 2000. D’autres suivront, quatre ans plus tard, pour les dix ans du génocide, et encore lors des anniversaires suivants, jusqu’en 2009, à l’occasion de cérémonies associant intimement les rescapés. «
Qu’il s’agisse du Jardin de la mémoire
ou par la suite des Hommes debout
, l’objet de ma démarche n’a jamais été de créer une œuvre mais de trouver du sens et que ce sens soit partagé avec les Rwandais et, au-delà, avec tous ceux à qui je m’adresse », précise encore l’artiste, qui songe déjà à sa contribution au 25
e anniversaire du génocide, en avril 2019 pour, une fois encore, «
contribuer à l’œuvre de mémoire ». Mais, ajoute-t-il, «
seulement si les Rwandais me le demandent ».