Citation
MEMOIRE DU GENOCIDE
L’arrestation de Mgr Misago remet au centre de l’actualité le rôle et les responsabilités de l’Eglise catholique dans l’évolution du pays. Il est évident que pour la justice rwandaise, Mgr Misago répondra des accusations portées contre lui et que son statut pourra donner lieu à des circonstances aggravantes ou atténuantes. Que la justice s’intéresse uniquement aux responsabilités du citoyen Misago, cela va de soi. Mais compte tenu des responsabilités qu’il exerce au sein de l’Église catholique du Rwanda - il est évêque de Gikongoro - l’opinion publique qui, elle, n’est pas tenue par ce carcan juridique, ne peut manquer de s’interroger sur les responsabilités de l’Eglise dans la sélection, le choix et le comportement des pasteurs qu’elle donne au Rwanda et, par delà le Rwanda, aux autres églises d’Afrique.
Les années sont marquées au Rwanda par des conversions massives. Les missionnaires et leurs assistants indigènes (le clergé indigène avait à l’époque un statut inférieur à celui des missionnaires) baptisaient alors à tour de bras. Dans la littérature triomphaliste, on traduisait ce phénomène en disant que “l’Esprit soufflait en tornade”.
Une mission jugera plus tard avec amertume ces conversions massives: “au lieu de christianiser, nous avons baptisé”. Cette réflexion est à ranger dans la catégorie de fausses idées reçues qui ne résistent pas à une simple analyse. La traite négrière et l’esclavage des noirs que l’Assemblée Nationale Française vient de déclarer crimes contre l’humanité sont l’œuvre de peuples de vieille chrétienté. Le nazisme a germé et s’est épanoui dans un pays qu’on ne peut pas identifier avec une terre de missions. Bien d’autres exemples sont là pour réfuter ce refus d’examiner avec lucidité les raisons d’un échec.
Rome a eu la main heureuse en choisissant Mgr Bigirumwami, personnalité de haute stature qui, par l’exemple, a clairement montré qu’on peut être à la fois profondément rwandais et chrétien. Il avait rassemblé au tour de lui des Rwandais de toutes origines, prêtres et laïcs ainsi que des missionnaires, religieux et laïcs, avec lesquels il avait formé des équipes solides qui ont longtemps opposé au couple contre nature du colon et du missionnaire. L’union de ce couple diabolique, représenté au tournant des années 1960 par André Perraudin et le tandem Harroy-Logiest donnera un fruit maudit qui depuis lors n’a cessé d’empoisonner les Rwandais et leurs voisins et divisé le monde en Hutu et Tutsi, considérés, pour les besoins de la cause comme ennemis. Les succès de cette alliance a porté un coup sévère non seulement à la Nation rwandaise mais également à l’Eglise catholique du Rwanda qu’elle a engagée dans une zone de tempêtes. L’Eglise évitera de répéter l’erreur commise en recrutant une personnalité aussi incontrôlable que Mgr. Bigirumwami: on recrutera désormais des personnages essentiellement ternes, médiocres, dociles et parfaitement à l’aise dans le PARMEHUTU de Kayibanda et l’équilibre ethnique et régional de Habyarimana. Théories et pratiques racistes et donc en contradiction avec les préceptes de l’évangile que l’Eglise prêche publiquement: on n’y verra aucune contradiction!
En 1972, un groupe de prêtres hutu, devançant de quelques mois - ou préparant - les massacres de 1973 et la doctrine de l’équilibre ethnique et régional chère à Habyarimana, a adressé une lettre ouverte et un mémorandum à leurs évêques, documents qui ne connaîtront pas le retentissement qu’ils auraient mérité.
Pour ce groupe de prêtres hutu, les Hutu représentent plus de 80% de la population rwandaise tandis que les Tutsi sont moins de 20%. Or, constate ce groupe, ces proportions sont inversées quant aux personnes consacrées. Il faut dès lors rétablir l’équilibre! Normalement, les personnes consacrées sont “appelées”, “élues” individuellement par Dieu. Dieu est donc responsable de cette situation anormale: il n’a pas respecté l’équilibre ethnique dans le recrutement. Quelle a été la réponse des évêques interpellés et de l’Eglise universelle à cette revendication peu chrétienne? Quelle suite pratique a été donnée à cette requête? Quelles responsabilités ont assumées dans la suite des prêtres aussi peu orthodoxes? Quel rôle ont-ils joué dans la préparation immédiate du pogrom anti-Tutsi de 1973 et lointaine du génocide de 1994? Alexis Kagame a interpellé à ce sujet son évêque qui, apparemment, n’a pas jugé utile de lui répondre. Si, conformément aux préceptes de l’évangile qu’elle prêche, l’Eglise avait, à cette époque précise, ramené dans le droit chemin ces brebis égarées, l’évolution du Rwanda aurait pris une tournure plus chrétienne. Occasion ratée qui sera suivie de bien d’autres. Mgr Joseph Sibomana était évêque de Ruhengeri mais il avait tort d’être originaire du sud du Rwanda! Qu’à cela ne tienne, on va le muter à Kibungo et le remplacer par un confrère du cru. L’archevêque de Kigali a été pendant de nombreuses années membre du Comité Central du parti unique qui a érigé la discrimination en système de gouvernement. Non seulement il a souvent troqué sa soutane contre des chemises colorées à l’effigie du président - signes extérieurs - mais il proclame publiquement son adhésion à l’idéologie et aux pratiques du régime dont il couvre toutes les dérives. L’Eglise ne trouve rien à redire à cette collusion entre l’Eglise et l’Etat. A la fin des années 1980, la presse nationale et internationale dénonce les crimes du régime et commence même à parler d’atmosphère de fin de règne. C’est curieusement cette période que choisit l’épiscopat rwandais pour adresser un message de carême lu dans toutes les églises et qui n’est rien d’autre qu’une proclamation officielle de l’allégeance de l’Eglise du Rwanda au régime du Rwanda et à la personne de son Président. “… vous n’ignorez pas que la politique de l’équilibre ethnique sur les lieux de travail et dans les écoles est destinée à corriger cette inégalité qui a pu favoriser les uns au détriment des autres…” Des prêtres, dont le regretté Augustin Ntagara adressent à leurs évêques une lettre, qui, comme bien d’autres lettres restera sans suite, sauf celle d’être inscrits à la liste des ennemis du régime, crime qu’ils paieront de leur vie. “Si l’Eglise ne s’était pas engagée à soutenir à la lettre la politique du pays, mais s’était appliquée à oser suggérer fermement à l’Etat les vrais principes d’une justice sociale, alors elle aurait bien assumé sa mission prophétique… Que de grâce pour confier des charges ou pour recruter des futurs consacrés, l’on se garde de tenir compte des ethnies et des régions (cfr. les fiches d’admissions)…”
Pendant la guerre civile, le Rwanda avait besoin d’une voix forte, claire et unanime de l’Eglise. Certains ont souvent parlé de l’Eglise du silence, ce qui n’est pas du tout vrai car l’Eglise officielle se rangera sagement derrière le régime. On entendra ça et là des voix faibles et isolées parmi lesquelles on peut remarquer le “Convertissons-nous” du presbyterium de Kabgayi. Dans un document du 26 décembre 1990 et destiné à une très large diffusion, le Régional - des Pères blancs au Rwanda n’hésite pas à parler d’ennemis pour désigner les combattants du FPR et surtout dans sa conclusion, il utilise les termes que Habyarimana et les siens affectionnent: “Militairement sans issue pour eux, elles (NDLR les attaques des Inkotanyi) ne font qu’attiser le feu de l’opposition ethnique à l’intérieur du pays. Au profit de qui? Ces attaques ne peuvent que renforcer la ligne hutu dure. Même des hutu modérés finissent par dire que pendant toutes ces années de paix on a trop bien intégré les Tutsi et que ces derniers en ont profité pour préparer la guerre…” Au début de la guerre civile, des expatriés parmi lesquels, les missionnaires constituent une très grande majorité, apportent publiquement leur soutien au régime de Habyarimana. Mgr Misago fera deux sorties remarquées. Avec les grands séminaristes de Nyakibanda, il enterrera dans l’allégresse Fred Rwigema, geste peu chrétien, acte indigne d’un éducateur! Qu’en dit l’Eglise du Rwanda et surtout l’Eglise universelle qui aujourd’hui prend sa défense? Mystère. D’après un confrère à Misago qui rapporte les propos tenus devant le Cardinal Etchegaray, Le Vatican aurait été invité à trouver un endroit où mettre les prêtres et religieux tutsi car la population majoritaire n’en voulait plus. On ne connaît pas la réaction de l’envoyé spécial du Pape à ces propos inattendus dans la bouche d’un prélat, mais faute d’une réponse rapide de la part de Rome, les ouailles de Mgr Misago tout comme les chrétiens d’autres diocèses appliqueront la solution finale.
Quand on parle du nombre d’évêques, de prêtres, de religieux et de religieuses massacrés en 1994, on évite soigneusement de signaler que la grande majorité d’entre eux était tutsi. Le Cardinal a violemment protesté aux “Vive la France” qui lui étaient adressés par la population majoritaire. Il tenait, à juste titre à rappeler qu’il était au Rwanda comme envoyé du Pape et non comme représentant de la France. On ne connaît malheureusement pas sa réaction à la lettre ouverte que lui a adressée le 6 mai 1993, la Jeunesse Estudiantine Catholique de Gisenyi et Ruhengeri. Cette missive aurait mérité de la part du représentant de l’Eglise universelle une réponse sans ambiguïté car son contenu montre clairement que l’on ne peut pas à la fois se proclamer catholique et tenir des propos aussi éloignés des préceptes de l’Evangile. C’est, à notre avis, une autre occasion ratée par l’Eglise.
Au cours d’une émission radio télévisée organisée après l’arrestation de Mgr Misago, un prêtre rwandais, agacé, a fait une réflexion de simple bon sens que les responsables de l’Eglise ont tout simplement ignorée. Je le cite de mémoire. “Si un loup décime votre troupeau de moutons et que celui qui en a la garde s’en tire sans même une égratignure qui montrerait qu’il a lutté contre ce loup, oserez-vous confier à ce pasteur un nouveau troupeau de moutons que vous auriez réussi à reconstituer?”. Ici, il est clair que ce n’est pas le pasteur qui a décimé le troupeau mais le propriétaire des moutons aura au moins perdu confiance dans ce pasteur qui ne produit aucune preuve d’avoir lutté pour protéger les moutons qui lui avaient été confiés.
Après le génocide et les massacres de 1994, prêtres et séminaristes réfugiés dans le diocèse de Goma ont adressé au Pape, deux lettres qui sont le modèle même de missives peu chrétiennes: non seulement l’idéologie du génocide est clairement exprimée mais également le négationisme [sic] est officiellement professée. Qu’a répondu le Vatican? Mystère encore. Quelles responsabilités exercent aujourd’hui au sein de l’Eglise des personnages qui ont ainsi publiquement montré une conception aussi peu chrétienne de leur mission?
Deux tendances semblaient émerger chez les chrétiens du Rwanda et surtout dans l’Eglise. Un courant entendait insister sur la réconciliation des chrétiens en évitant tout examen de conscience de la part des responsables de l’Eglise. Un deuxième courant, estimant qu’un examen de conscience de la part des responsables de l’église était incontournable avait lancé des pistes de réflexion. C’est ainsi que le diocèse de Butare avait lancé des cahiers d’allure fort modeste mais au contenu d’une très grande profondeur. Ces cahiers ne paraissent plus et on se demande pourquoi. Un groupe de prêtres et de laïcs avait lancé une série de publications qui visaient également à réfléchir sans complaisance sur les origines, les causes, les responsabilités dans la tragédie du Rwanda. Ces publications semblent également s’être évanouies sans qu’on sache pourquoi.
L’arrestation de Mgr Misago aurait pu relancer ce travail de réflexion de la part des chrétiens du Rwanda et de tous ceux qui ont pris partie dans le conflit rwandais. La polémique engagée par l’Observatore Romano du 19 mai 1999 commenté par la Croix dans son édition du même jour noua éloigne d’une réflexion sereine et constructive. Comme tout citoyen, un évêque est responsable de ses actes et peut être donc poursuivi par la justice. Mgr. Misago a été arrêté mais pas encore jugé: pourquoi ne pas attendre son procès et, le cas échéant, organiser sa défense conformément aux lois du pays? Pourquoi identifier son emprisonnement avec une persécution de l’Eglise? L’article de l’Obsservatore Romano, non signé, contient une série de contre-vérités. Les chefs d’accusations sont manifestement erronés: “L’évêque est accusé d’avoir participé au massacre de 150.000 Tutsi dans le diocèse…” L’auteur de l’article a oublié de signaler que des démentis sont venus condamner la prise de position faite au nom de la conférence épiscopale burundaise. L’auteur de l’article considère toute la presse rwandaise qui a publié des articles accusant Mgr Misago et l’archevêque de Kigali, Mgr Ntihinyurwa, comme étant “tous contrôlés par le gouvernement”, information qui est erronné. Il aurait fallu produire des preuves plus solides pour la défense de Mgr Perraudin. Il aurait eu intérêt à lire ce que dit de lui le Colonel Logiest qui, lui, a eu le courage de publier le récit de son aventure rwandaise. A notre connaissance, Privat Rutazibwa est toujours prêtre et l’Agence Rwandaise d’Information qu’il dirige n’est pas du tout gouvernementale. On se serait attendu à une position plus mesurée de la part de l’Eglise sur la façon de gérer les églises que les criminels ont transformées en abattoirs d’une population innocente. Ce manque de sensibilité à l’égard des victimes qui avaient cru trouver refuge dans l’église ainsi que la thèse du double génocide et les références aux thèses de Hutu majoritaires et de Tutsi minoritaires ou même de révolution hutu de 1959, du million de Hutu massacrés dans les forêts du Zaïre trahissent l’origine de l’article à savoir les milieux ecclésiastiques proches du Hutu power. Les auteurs de l’article ont été mal inspirés en reprenant l’idéologie qui a détruit la Nation rwandaise que le MDR vient de rejeter et de condamner publiquement après un examen qui, de par son courage, sa rigueur et ta générosité aurait pu servir d’exemple aux responsables de l’Eglise.
Dans cette prise de position faite au nom de l’Eglise universelle, on sent une réaction corporatiste à courte vue et aux abois qui n’avance aucune preuve pour réfuter les accusations auxquelles elle fait référence: Exemple: [l’]Eglise a-t-elle effectivement pris part à la “révolution hutu?” Si oui, comment? Les accusations portées contre Mgr Perraudin sont-elles fondées ou non? Dire qu’en s’attaquant à la personne de Mgr. Misago, on s’attaque à l’Eglise et que surtout on cherche à s’attaquer à tout ce qu’il y a de sacré aurait mérité une argumentation plus solide car, peut-être que le comportement de certains représentants de l’Eglise a précisément fait perdre à l’Eglise son caractère de référence morale. Une lecture attentive du “Convertissons-nous” de Kabgayi apporterait des réponses que les auteurs de l’article de l’Osservatore Romano semblent ignorer.
MWANIWABO(ARI)