Fiche du document numéro 29231

Num
29231
Date
Dimanche 19 décembre 2021
Amj
Taille
133998
Titre
Vincent Duclert : « Une autre étape dans l’ouverture des archives sera à inventer »
Sous titre
Il a dirigé pendant deux ans les travaux de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis. L’historien Vincent Duclert s’est longuement confié à Mediapart.
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MIP
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le 26 mars dernier, la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis rendait son rapport au président Emmanuel Macron. Le texte concluait, s’agissant du rôle de la France face au dernier génocide du XXe siècle, à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes ».

Huit mois plus tard, Mediapart s’est longuement entretenu avec son président, l’historien Vincent Duclert, pour évoquer notamment l’intérêt de poursuivre la recherche sur le sujet, les difficultés d’accès aux archives qui persistent et l’avancée des recommandations faites par la commission sur la question des archives.

Pourquoi est-il important, selon vous, de poursuivre la recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis ?

La poursuite de la recherche est effectivement très importante. Elle doit s’exercer en direction du génocide des Tutsis prioritairement, maintenant qu’un socle de vérité a été établi, et accepté très largement, sur la France au Rwanda au cours de la période pré-génocidaire et pendant le génocide des Tutsis lui-même. Beaucoup d’informations ressortent de notre recherche, y compris lorsque le silence ou le déni se font sur des événements constitutifs d’un processus génocidaire entre 1990 et 1993. Notre travail se veut une contribution à cette connaissance du génocide des Tutsis qui appelle bien sûr à être poursuivie.

Vincent Duclert. © Capture d'écran TV5 Monde

Concernant le sujet de l’engagement de la France au Rwanda et de l’implication de ses autorités dans le processus génocidaire, il s’agit maintenant de mieux comprendre pourquoi les structures et les agents de l’État, les responsables et les institutions politiques, qui possédaient une réelle connaissance des dossiers, et qui avaient développé une forte lucidité sur les dangers d’un alignement sur le régime raciste, violent et corrompu du président Habyarimana, n’ont pu faire prévaloir leurs vues et comment l’aveuglement des autorités françaises, essentiellement l’échelon présidentiel, s’est transformé en un engrenage implacable.

Le retrait des forces françaises en décembre 1993 était trop tardif, le processus génocidaire était déjà très avancé. Il a été favorisé objectivement par le soutien de la France à un régime se muant progressivement en un pouvoir génocidaire, amenant à ce qu’il soit possible d’établir précisément, comme nous l’avons fixé unanimement, des « responsabilités, lourdes et accablantes » des autorités françaises dans ce processus. Elles sont d’autant plus sérieuses que la France est, de 1990 à 1993, la nation la plus impliquée au Rwanda et qu’elle est engagée, de par la volonté de l’Élysée, dans un combat quasi existentiel contre des menaces anglo-saxonnes sur les pays « du champ » en Afrique. Le Rwanda devient une base avancée d’une riposte de la francophonie face à de telles menaces dont il faut préciser qu’elles sont largement imaginaires : les États-Unis n’ont pas de politique sur le continent africain, et le désastre en Somalie a renforcé cette distance américaine[1].

Il faut maintenant comprendre la série des failles qui ont mené la France à cet échec terrible. La réponse à cette interrogation, la résolution de cette énigme, elle est due en particulier aux Français et aux Rwandais. Ils ne comprennent pas pourquoi ce génocide, dont le processus était observé et dont la phase paroxysmique à partir du 7 avril 1994 était prévisible, n’a pas pu être arrêté, pourquoi les génocidaires ont tant profité de la présence française pour s’organiser et se préparer.

À ce titre, poursuivre la recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis appelle trois démarches :

— d’abord, s’appliquer à comprendre où sont les archives des autorités politiques et des administrations de l’État en charge de la décision et de l’exécution des politiques françaises pour le Rwanda. Si elles ont été conservées par les services producteurs ? Si elles ont fait l’objet de destructions sauvages ou autorisées ? Comment ont-elles été recueillies, classées, inventoriées ? De quel statut, de quel délai de communicabilité relèvent-elles ?

Ces questionnements sont essentiels, à la fois pour connaître le rapport de la puissance publique avec les archives produites – éléments essentiels, bien que méconnus du lien civique, de la confiance nécessaire du citoyen avec l’État rappelée notamment dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et pour fonder des recherches scientifiques crédibles, celles qui maîtrisent leurs sources et en développent la connaissance. La Commission de recherche s’est donné à elle-même ces exigences comme en témoignent son « exposé méthodologique » portant largement sur le traitement des sources archivistiques et un « État des sources dans les fonds d’archives français pour la recherche sur la France au Rwanda et le génocide des Tutsis » réalisé par la commission sur la base de son enquête dans tous les fonds et les relevés très nombreux communiqués par les archivistes de tous les centres et services d’archives. Ces deux instruments de travail sont accessibles à tous sur le site vie-publique.fr à la page de publication du rapport.

— ensuite, mesurer que ce sont les sources archivistiques du politique et de l’État. D’une part, elles présentent une valeur probatoire, d’attestation de faits résultant de décisions, d’ordres, d’instructions, qui ont des émetteurs, des destinataires, des objets, des contenus, etc. Lorsque l’adjoint au chef d’état-major particulier du président François Mitterrand adresse depuis l’Élysée des fax – dont certains doivent être « détruits après lecture[2] » - à l’attaché militaire à Kigali dont il n’est pas le supérieur hiérarchique, prescrivant par exemple de rechercher des « “preuves” », il y a là des données objectives qui se rapprochent d’autres situations sur lesquelles il devient possible de produire des analyses. D’autre part, ces archives se présentent en série, restituant le cheminement de la prise de décision et de l’application de cette dernière. C’est une erreur méthodologique que de sortir un document unique de son contexte administratif, historique et archivistique. La prise en compte de ces trois contextes de l’archive valide sa bonne utilisation par la recherche.

— enfin, connaître l’état des sources, et en l’occurrence ici les décisions de dérogation générale obtenues à l’issue du rapport de la Commission de recherche. Deux décisions, du 6 avril et du 6 juillet 2021, ont abouti à la communication de milliers de documents d’archives non accessibles par application de la loi sur les archives de 2008 (transcrite dans le code du patrimoine) qui fixe un délai de 50 ans pour ces fonds. De plus, une partie importante des archives ouvertes étaient classifiées au titre du secret de la défense nationale. Leur déclassification a donc été réalisée par les services producteurs en un temps record afin que tous les documents cités et référencés dans le rapport soient immédiatement consultables aux Archives nationales dans des « cartons sources ». C’est l’objet en particulier de la décision de dérogation générale du 6 avril 2021.

Je tiens à rendre hommage aux agents et responsables des services producteurs, notamment à l’état-major des armées et à la DGSE, deux institutions qui classifient beaucoup, pour avoir accompli cette tâche en temps et en heure. Le rôle de l’archiviste de l’Élysée venu en coordination de toutes les chaînes de déclassification/reproduction a été très important. Pour la réalisation des arrêtés de dérogation générale, l’action du SIAF n’en a pas moins été centrale aussi.

Les archivistes au contact des fonds ont été indispensables, en réunissant les ensembles pertinents pour la recherche et en répondant à nos nombreuses demandes complémentaires. Confronté à un monde archivistique français somme tout assez fragmenté, nous avons éprouvé la richesse de ces cultures archivistiques plurielles et le grand scrupule professionnel des personnels. Ce monde doit être mieux connu et mieux valorisé. Il garantit la possibilité de la recherche comme la pérennité d’un contrôle démocratique de l’État.

En cela, la législation sur les archives revêt un enjeu majeur.

Le travail de la commission de recherche que vous avez présidée a abouti à un rapport, mais aussi, à l’ouverture d’une grande partie des archives françaises sur le Rwanda.

Aujourd’hui, pour la France au Rwanda et le génocide des Tutsis, les chercheurs disposent d’un corpus très important d’archives accessibles, que je vais détailler, mais qu’il importe de consulter et d’organiser en relation avec sa propre documentation, ou celle que des sites, comme francegenocidetutsi animé par Jacques Morel, mettent à disposition du public et des chercheurs. Et il n’y a pas que les archives des « cartons sources » qui sont disponibles mais aussi des fonds constitués très stratégiques.

Je vais me permettre ici une remarque, qui n’est pas polémique mais qui vise à rationaliser le débat sur les archives françaises du Rwanda et du génocide des Tutsis. Commençons par maîtriser et exploiter tout ce qui a été rendu accessible par décision de l’exécutif et à la demande de la commission.

Les appels à une ouverture totale seraient plus crédibles s’ils témoignaient d’une bonne maîtrise de l’existant et s’ils ne s’inscrivaient dans une forme de surenchère idéologique faisant fi, tout de même, de la législation sur les archives, le législateur ayant décidé de délais de communicabilité. Il est très clair, de mon point de vue en tout cas mais les faits sont têtus, qu’il s’est passé un tournant des archives avec les dérogations du 6 avril et du 6 juillet 2021, fondement d’un tournant de connaissance qui appelle à être poursuivi par toutes et tous. Les chercheurs qui s’étaient opposés à la commission à sa création ont reconnu la qualité scientifique du rapport rendu[3] et sont tout à fait conscients du tournant de connaissance qui s’engage au lendemain du rapport. Toutes les contributions de chercheurs, de jeunes chercheuses et chercheurs, seront au rendez-vous, j’en suis certain.

Les appels à une ouverture totale seraient plus crédibles s’ils témoignaient d’une bonne maîtrise de l’existant

L’ouverture des archives a pu inquiéter dans le passé des services et des agents dont l’activité est transcrite par et dans les archives, compte tenu du climat extrêmement tendu existant sur le sujet de la France et du Rwanda depuis 1994 – et je dirai même de 1990 à 1994, comme la commission l’a constaté dans le cours de ses travaux. On est passés aujourd’hui, avec la remise du rapport, son impact sur la connaissance et sa réception publique, à une situation qui n’a plus aucune mesure avec ce temps désormais révolu.

La traduction politique des conclusions de notre recherche est intervenue deux mois après la remise du rapport, avec le discours d’Emmanuel Macron au mémorial de Gisozi à Kigali, le 27 mai 2021. L’État, les autorités politiques, ont accepté ces conclusions, comme la société et les anciens acteurs (à quelques exceptions près), dont plusieurs ont souhaité témoigner publiquement dans le sillage de la publication du rapport. Ces témoignages sont venus conforter la restitution et l’analyse des archives par la commission, ouvrant sur des projets de campagnes d’archives orales –comme celle que lance la direction des Archives diplomatiques avec la contribution d’une membre de la commission, l’historienne Chantal Morelle.

Les archives, qui suscitaient hier de la crainte, produisent aujourd’hui de la confiance et ouvrent sur une connaissance accrue. C’est très important à souligner. Cette évolution est forte, elle me paraît inéluctable. Un changement de paradigme est réalisé dans le rapport aux archives sur le Rwanda. Il peut concerner les archives du Rwanda. Les sources d’archives produites dans le rapport Muse – rapport que le gouvernement rwandais a commandé à un cabinet d’avocats américain- ont vocation, par exemple, à être communiquées. Des coopérations fructueuses entre chercheurs, entre archivistes, de France et du Rwanda, sont amenées ainsi à se construire.

Pouvez-vous détailler les archives désormais accessibles aux chercheurs et aux citoyens ?

Voici le contenu des deux dérogations générales obtenues à la suite de la remise de notre rapport. Il faut souligner l’acte démocratique fort que constituent des dérogations générales, notamment sur le Rwanda qui était, jusqu’à ces derniers mois, un objet incendiaire qui tétanisait toute initiative ou rendait vaines celles qui étaient tentées, je pense notamment à l’annonce de l’ouverture des archives par François Hollande[4].

— Dérogation générale du 6 avril 2021[5] :

Tous les documents cités ou référencés par le Rapport sont librement et intégralement accessibles aux Archives nationales (« Cartons sources »), tous rendus communicables et pour une large part déclassifiés parce qu’originellement classifiés, soit 8 000 documents intégrant ceux du fonds présidentiel et Premier ministre Édouard Balladur. Car une pleine et totale ouverture des fonds présidentiels François Mitterrand et Premier ministre Édouard Balladur relatifs au Rwanda (1990-1994) est également réalisée.

— Dérogation générale du 6 juillet 2021[6] :

Ouverture à tous publics, par anticipation des délais et par déclassification de deux mille documents d’archives militaires identifiés par la Commission de recherche mais non cités ou référencés dans le rapport, ainsi que l’intégralité des télégrammes diplomatiques de l’ambassade de France au Rwanda sur cinq années (1990-1994). Des documents rwandais retrouvés par la Commission dans les fonds diplomatiques sont par ailleurs édités et mis en ligne sur le site des Archives diplomatiques[7].

Pour apprécier ces ouvertures et les situer dans le paysage des archives sur le sujet, ont été conçus et mis à disposition du public un « Exposé méthodologique »[8] et l’« État des sources dans les fonds d’archives français pour la recherche sur la France au Rwanda et le génocide des Tutsis » qui se présente comme l’inventaire le plus à jour aujourd’hui[9]. Si cet instrument de travail a été réalisé par la Commission, il a bénéficié de l’apport majeur du travail des archivistes pour faciliter le repérage des fonds nécessaires à la recherche.

Néanmoins, des blocages persistent. Des chercheurs et journalistes qui aimeraient pouvoir accéder aux cartons d’archives militaires françaises sur le Rwanda conservés au sein du Service historique de la Défense (SHD) voient leurs demandes refusées alors que certains cartons contiennent pourtant des documents cités dans votre rapport et qui sont donc désormais accessibles sous forme de copies versées aux Archives nationales. Quelle est votre réaction face à ces refus ?

Je n’ai pas été informé précisément de ces refus. Donc, je ne peux pas les commenter. Je peux suggérer quelques pistes.

Il est important de reconnaître ce changement de paradigme sur les archives du Rwanda et les bénéfices qu’il représente pour les chercheurs exploitant le matériau archivistique. L’impulsion en faveur de l’ouverture des archives doit être poursuivie, impliquant de procéder fonds par fonds, série par série, dans une démarche archivistique de demande de documents, avec un argumentaire rationnel sur la nécessité d’y accéder, argumentaire qui peut s’appuyer sur les données déjà établies par le rapport.

Il est nécessaire aussi, pour ces chercheurs, de tirer le maximum de profit des collections et fonds d’archives désormais totalement ouverts, à savoir connaître l’information archivistique qu’ils apportent, l’information historique brute qu’ils livrent, et l’analyse qu’en propose le rapport de notre Commission, en attendant d’autres travaux sur le corpus d’archives pour le moins très important, mis à disposition de tous.

Les demandes d’accès à d’autres archives sur le Rwanda et le génocide des Tutsis qui n’auraient pas été rendues communicables (et, pour de nombreuses, déclassifiées) peuvent donc profiter, de mon point de vue, de ces nouveaux contextes de recherche qu’il ne faut pas hésiter à exposer.

Des militaires français montent la garde dans le camp de réfugiés Tutsis de Nyarushishi, le 30 avril 1994. © Photo Pascal Guyot / AFP

Selon vous, la France ne devrait-elle pas ouvrir l’intégralité de ses archives militaires sur le Rwanda aux chercheurs, historiens et journalistes comme elle vient de le faire pour les archives du président de la République François Mitterrand et du Premier ministre Édouard Balladur relatives au Rwanda ? Comme vous le rappeliez justement dans un entretien donné à Sciences Po en octobre dernier : « Pour les historiens, l’accès aux archives demeure essentiel afin de réaliser leurs recherches surtout dans les domaines d’État et du politique où il ne s’agit pas seulement d’interroger des représentations mais aussi de documenter des opérations, des décisions. »

Bien sûr, sur des sujets comme l’engagement de la France au Rwanda, les archives produites par les autorités politiques et les agents administratifs sont essentielles. J’ai aussi rappelé dans cet entretien donné à Sciences Po l’importance du respect de la loi. En vertu de cette dernière, les archives en question ne sont pas communicables, sauf par dérogation individuelle ou parce que le premier ministre déciderait d’une nouvelle dérogation générale. Il arrive peut-être un moment où le Parlement pourrait être saisi si la législation dont il est à l’origine est infirmée.

Une réflexion doit être conduite sur le sujet, et nous l’appelons de nos vœux dans nos recommandations en fin de rapport, en lien avec la proposition d’une grande loi sur les archives afin de ne pas persister dans une législation de niches qui montre ses limites.

C’est important, la recherche collective, et je trouve qu’elle n’est pas aussi développée qu’on pourrait le souhaiter.

Comme je l’ai dit au début de cet entretien, il convient d’épuiser les ressources archivistiques nouvelles générées par le travail de la commission de recherche. S’y plonger est un moyen de les maîtriser. Une fois cette maîtrise réalisée, il devient possible de solliciter de nouveaux accès aux archives. Sur les domaines de l’État, beaucoup a été fait déjà par le rapport. De toute manière, toutes les archives citées sont communicables. Le rapport a montré et prouvé qu’effectivement, « pour les historiens, l’accès aux archives demeure essentiel ». Et puisqu’elles le sont, toutes celles qui ont été exploitées dans la recherche sont désormais accessibles.

Une autre étape dans l’ouverture des archives sera à inventer, peut-être dans le cadre d’une nouvelle recherche collective. C’est important, la recherche collective, et je trouve qu’elle n’est pas aussi développée qu’on pourrait le souhaiter. Je ne me borne pas à le regretter mais à agir avec d’autres pour qu’elle devienne possible. Elle dispose même du soutien du président Macron qui a souhaité son développement dans son discours de Kigali du 27 mai 2021[10].

Il faut rappeler tout de même que le communiqué de la présidence française annonçant la création de la commission informait également de la « création d’une chaire d’excellence dédiée à l’histoire du génocide des Tutsis et [du] lancement d’un appel à projets de l’Agence nationale de la recherche sur les génocides, consacrant pour la première fois un accent particulier au génocide des Tutsis[11] ». Comme pour la commission, les engagements ont été tenus. La chercheuse Hélène Dumas a obtenu la chaire d’excellence, tandis que l’appel à projets de l’ANR a débouché sur une importante dotation financière d’un programme co-dirigé par cette dernière et sa collègue Anouche Kunth, spécialiste du génocide des Arméniens.

Aux côtés du SHD, l’autre grand point de blocage demeure l’accès aux archives de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda datant de 1998 et dont l’accès a été refusé à votre commission par le Bureau de l’Assemblée nationale. Comment y remédier selon vous ? Existe-t-il une solution ?

Si l’on reprend la raison invoquée par le Bureau de l’Assemblée, par sa lettre du 3 juillet 2020[12], pour refuser à la commission l’accès aux archives de la Mission d’information parlementaire (MIP), il s’agirait du cas des auditions recueillies à huis clos comme l’ont autorisé les parlementaires. Nous l’avons tout à fait entendu même s’il aurait été judicieux, pour le Bureau de l’Assemblée, de présenter le protocole de recueil de ces auditions. Car il existe forcément. Sans pour autant dissiper toutes les interrogations. Qui a décidé de ce huis clos ? Les demandes de déposition publique formulées par les personnalités auditionnées ont-elles été toutes acceptées ? Ont-elles été autorisées à s’exprimer sur tous les sujets[13] ?

Pour autant, les auditions à huis clos, et leurs transcriptions, ne représentent qu’une part minime du volume des archives de la MIP dont on peut estimer qu’elles renferment logiquement les PV et comptes rendus des réunions de la mission (incluant le rôle important et méconnu des administrateurs de l’Assemblée assistant les parlementaires, et notamment les rapporteurs et le président), les correspondances interne et externe de la mission et en son sein celles du président et de rapporteurs, les courriers sortants et les courriers entrants – notamment pour ces derniers les informations communiquées spontanément aux parlementaires et qui peuvent se révéler d’un intérêt historique crucial, les relations des rapporteurs et du président de la MIP avec les « bureaux de liaison » (ou « cellules Rwanda ») installés dans les trois ministères principalement concernés (affaires étrangères, coopération, défense), ou encore les documents remis lors des auditions à huis clos ou non.

Un entretien avec la direction de la Bibliothèque et des Archives nous a confirmé le fait que le refus d’accès aux archives de la MIP portait sur l’ensemble des archives, y compris celles du président que Paul Quilès a scellées personnellement. On nous autorisait simplement à accéder aux archives publiées de la MIP, c’est-à-dire à cliquer sur le site de l’Assemblée pour obtenir les fichiers numériques des documents disponibles à tous dans les annexes choisies par les responsables de la Mission.

La notion d’ « archives publiques » que les services de l’Assemblée ont avancée à cette occasion est apparue très restrictive, et contestable du point de vue archivistique. Aucun échange sur le fond n’a été possible avec les services. Notre demande de communication de l’inventaire des archives a été également rejetée, et le courrier par lequel nous avons souhaité avoir confirmation de ces décisions est resté sans réponse. Je dois préciser encore qu’il s’est écoulé plus d’un an entre ma demande initiale d’accès aux archives de la MIP et la décision du Bureau.

La conséquence en a été pour nous l’impossibilité d’exploiter, comme on l’avait espéré le travail de la MIP, notamment dans sa relation et son exploitation des mêmes archives que celles sur lesquelles nous avons été mandatés, à la différence près qu’en 1998, ces archives politiques et administratives n’avaient pas été versées définitivement dans les centres d’archives. Elles se trouvaient encore dans les services producteurs sous le statut d’archives courantes. Ce refus d’accès ainsi formulé ne peut résulter d’une riposte formelle d’un pouvoir parlementaire étonné que la mention d’un fonds d’archives, sur lequel il exerce une totale souveraineté, puisse apparaître dans une lettre de mission émanant du pouvoir exécutif sans les mentions d’appartenance. On ne peut l’imaginer !

On ignore donc les raisons exactes de ce refus puisque le motif invoqué par la lettre du Bureau ne concerne qu’une partie très limitée des archives de la MIP. Trois éventuelles raisons peuvent être avancées, l’une se rapportant aux raisons de l’étonnante inadéquation entre une série de graves défaillances relevées par le rapport de la MIP dans la politique conduite au Rwanda, et la teneur des conclusions comme des déclarations finales.

La deuxième porte sur le fonctionnement interne de la mission traversée, semble-t-il, par des dissensions fortes ? Des courriers obtenus de l’un des deux rapporteurs, Pierre Brana, et publiés dans le cadre des recherches que j’ai poursuivies à titre personnel sur l’action de Michel Rocard dans l’affaire rwandaise (il était Premier ministre lorsque le président de la République décida de l’opération Noroît en octobre 1990), montre une marginalisation de ce rapporteur suspect de rocardisme, notamment dans la répartition du travail[14].

La très forte hostilité de la garde rapprochée de François Mitterrand pour les rocardiens est de notoriété publique. Dans un article de 2014, Pierre Brana a insisté sur « le nombre de questions [restées] sans réponse », de « points importants [demeurés] étrangement obscurs[15] », sur lesquels la MIP n’a pu avancer comme lui-même l’aurait souhaité[16]. La teneur de l’article est en désaccord avec les conclusions du rapport qui ne reprennent pas ces éléments controversés.

L’un des vice-présidents de la MIP, le député communiste Jean-Claude Lefort, avait rendu public, le 16 décembre 1998, un communiqué par lequel il affirmait ne pas pouvoir s’associer aux votes favorables au rapport présenté en raison « des points majeurs [qui] ne sont pas éclaircis. Or, par définition, ces points majeurs sont décisifs », ajoute-t-il. La veille, le président Paul Quilès avait déclaré en conférence de presse : « Nous avons pu rétablir les faits dans leur vérité[17]. » La décision a-t-elle été prise de ne pas éclairer ces tensions en donnant accès aux archives de la MIP ?

Des crânes de victimes du génocide des Tutsis pris en photo en avril 2021 au Mémorial de Kigali.

Les archives privées de Michel Rocard attestent de l’éventuelle troisième raison du refus, liée cette fois au dispositif d’audition par la MIP comme le révèle le cas, précisément, de Michel Rocard (ou du général Varret). Empêché par le président Quilès de procéder à la lecture de sa déposition, il décide d’en remettre le tapuscrit à la MIP. Mais ce document ne figure pas dans le volume documents des annexes du rapport, si bien que cette déposition aurait échappé aux chercheurs si Michel Rocard n’en avait pas conservé un double dans ses archives privées – auxquelles j’ai accédé aux Archives nationales. Y a-t-il d’autres dépositions écrites ou d’importants documents remis lors d’auditions qui justifieraient la décision du Bureau ? Nous ne le savons pas non plus.

Ce refus d’accès aux archives de la MIP est regrettable, d’autant que la décision n’est pas des plus limpides et qu’elle émane de ce qu’il est convenu de nommer « le temple de la démocratie ». L’exemple donné n’est pas en faveur de l’Assemblée et nourrit des interrogations légitimes sur les raisons de son refus. Lors de mon audition devant les commissions des affaires étrangères et de la défense, plusieurs députés se sont vigoureusement élevés contre cette décision, dont le président de la première, Jean-Louis Bourlanges. Il faut le souligner.

La loi sur les archives prévoit la possibilité à l’usager de requérir une dérogation individuelle qui fait l’objet d’une instruction des services recueillant l’avis du service producteur. Cette possibilité ne nous a pas été offerte. Circonstance aggravante, l’inventaire qui est indispensable pour formuler ce type de demande ne nous a pas été communiqué par le service de la Bibliothèque et des Archives. La lettre par laquelle j’ai demandé au président de l’Assemblée de bien vouloir accéder à cet inventaire est demeurée sans réponse[18].

Ce fut donc sans solution ?

Oui, et le silence persistant de la présidence de l’Assemblée a de quoi étonner. Il restera dans les annales. Nous n’avons pas été totalement démunis cependant, car les archives des affaires étrangères, de la coopération et de la défense conservent les fonds des trois « cellules Rwanda ». Nous en avons tiré des données importantes, notamment les analyses du colonel Le Port attaché à la cellule Défense et qui a élaboré des analyses de grande précision, notamment exploitées dans le chapitre 7 de notre rapport.

Le silence persistant de la présidence de l’Assemblée a de quoi étonner

Cette situation faite aux archives de la Mission d’information parlementaire contraste très fortement avec l’accueil et la bénévolence dont nous ont fait bénéficier les institutions appartenant au champ de l’exécutif. Y compris face à des cas critiques comme les archives du conseiller aux affaires africaines Jean-Christophe Mitterrand et celles de l’état-major particulier du président de la République (EMP).

Les premières ont totalement disparu bien que des documents en émanant aient été reproduits dans le rapport de la MIP. Quant aux secondes, elles sont totalement lacunaires, se limitant aux notes de l’EMP ou aux notes conjointes de l’EMP et du successeur de Jean-Christophe Mitterrand [Bruno Delaye] adressées au chef de l’État sous couvert du secrétaire général de la présidence. Or l’activité de l’EMP sur le Rwanda a laissé des traces écrites – des fax et courriers sortants –, dont nous avons retrouvé certaines pièces dans les archives de l’attaché de défense René Galinié et dans celles de la direction des Affaires africaines et malgaches. Où sont les autres ?

Comment avez-vous agi face à ces archives introuvables ?

Nous avons sollicité les centres et services d’archives, ceux qui ont la responsabilité de la collecte des archives publiques en France, aux fins de lancer des enquêtes devant permettre de comprendre ces lacunes et tenter de localiser ces archives si elles existent encore ; pour le cas où elles auraient disparu, de vérifier si les destructions ont été réglementairement et légalement autorisées. Les enquêtes n’ont pas abouti alors même qu’elles ont été conduites par des archivistes chevronnés.

Il faudrait pousser plus en avant les investigations. Je rappelle quand même que le détournement, la soustraction ou la destruction des archives publiques sont punis par la loi[19]. Il ne s’agit pas de faire porter une suspicion indue sur tel ou tel producteur d’archives publiques mais de commencer à connaître le destin des fonds introuvables et lacunaires. À l’époque des faits entraînant la production d’archives, soit entre 1990 et 1994, il existait une grande loi sur les archives, celle du 3 janvier 1979, qui pénalisait de la même manière les mêmes délits[20]. Nul n’était donc censé ignorer la loi, à cette époque ou dans les années qui suivirent ces événements.

Dans un cas, ces recherches ont débouché sur des avancées lorsque l’institut François-Mitterrand a retrouvé dans ses fonds d’archives, exclusivement privés, deux cartons d’archives publiques de la présidence de François Mitterrand relatifs au dossier rwandais. Ces cartons ont été réunis au fonds présidentiel totalement ouvert par dérogation générale.

Au cours du travail de la commission que vous avez présidée, est-ce qu’il y a des documents que vous avez pu voir mais dont vous n’avez pu parler ?

S’il s’agit de documents essentiels à la révélation de la vérité des faits, tous ont fait l’objet d’un traitement dans le rapport et sont donc aujourd’hui accessibles en totalité. Les seules limites à leur déclassification et à leur diffusion portaient, à la demande des services producteurs, sur la protection des personnes et des renseignements émanant de services étrangers. Ces clauses ne nous sont pas apparues comme entravant la recherche de la vérité sur le sujet soumis à notre commission. Notre travail portait sur les autorités françaises. Une recherche sur le mercenariat au Rwanda ou sur les contrats d’armement passés entre le régime rwandais et des sociétés échappant au contrôle des exportations d’armes aurait amené la communication de fonds supplémentaires, s’ils existent.

En octobre 2019, plusieurs association et ONG (Survie, FIDH, LDH) vous ont transmis par courrier une liste de cotes d’archives militaires dont la déclassification avait été refusée à la justice dans le cadre de l’enquête sur l’opération Turquoise à Bisesero, où il est reproché à l’armée française son inaction lors de massacres de Tutsis (le parquet de Paris a requis un non-lieu dans cette affaire le 3 mai 2021). La commission a-t-elle pris en compte cette liste dans ses recherches comme ces associations vous le demandaient ? On retrouve certains de ces documents refusés à la justice dans les documents désormais accessibles sous forme de copies aux Archives nationales, mais tous n’y figurent pas. Pourquoi ?

J’ai bien reçu ce courrier. Nous respectons pleinement les combats de ces associations et ONG qui témoignent des engagements de la société civile essentiels au cadre démocratique. Mais nous n’avons pas été chargés de faire des recherches pour leur compte. Nous travaillons comme des chercheurs, ce qui signifie que nos recherches n’ont pas pour finalité de monter des dossiers de plainte en justice comme dans leur cas, ce qui ne veut pas dire bien entendu que nous portons un jugement sur l’action de la justice ou le bien-fondé de ces prérogatives. Nous nous efforçons simplement de demeurer chercheurs et historiens.

Et, de fait, confrontés à une liste de cotes de documents provenant de fonds différents, nous estimons devoir en premier lieu connaître ces fonds et traiter l’ensemble des documents relatifs à l’activité d’une institution publique, d’un agent de l’État, d’une autorité politique, pour établir précisément leurs décisions, leurs actions, leurs représentations. On ne va pas extraire un document sans maîtriser la série à laquelle il appartient. Le traitement de ces séries a permis en conséquence de faire émerger des documents listés dans la lettre des associations et ONG, par application de la méthode des historiens.

Je voudrais rappeler ce qu’est cette méthode. La recherche en histoire travaille à établir les faits, et pour le sujet sur lequel nous sommes intervenus, les faits résultant de décisions politiques, administratives, juridiques, réglementaires, etc., que les archives documentent précisément, appelant bien sûr à être croisées pour les vérifier. Une fois ces faits établis avec les preuves documentaires qui s’y attachent, l’analyse peut se déployer, elle est légitime et solide, car elle repose sur des réalités démontrées. Par exemple, que l’EMP s’est arrogé des pouvoirs qui n’étaient pas les siens et s’est transformé en état-major opérationnel pour le Rwanda. L’autorité politique n’est pas intervenue pour mettre fin à ces irrégularités. Des ordres à la voix ont été généralement donnés, les responsables de l’EMP ont obéi au président François Mitterrand et au numéro deux de la présidence, le secrétaire général. Ce sont des faits que les archives prouvent. Leur valeur probatoire est décisive.

À partir de ces faits de vérité, acquis à l’histoire, il est possible d’analyser, pour le Rwanda un système autorisant l’aventure personnelle et s’affranchissant des règles de fonctionnement républicain, notamment pour la décision militaire à la présidence de la République. C’est ce à quoi le ministre de la défense Pierre Joxe tente de mettre fin en 1992 et début 1993, mais il échoue face à la détermination de l’Élysée. Lorsque nous n’avons pas pu trancher, nous l’avons dit aussi, nous contentant de mentionner, par exemple pour les auteurs de l’attentat du 6 avril contre le Falcon français du président Habyarimana, vers où allaient les analyses, dont celles communiquées par une institution très performante dans le recueil d’information, à savoir la DGSE dont les archives nous ont été ouvertes.

Ces faits établis par les archives ont montré la solidité intellectuelle d’institutions comme le Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, la délégation aux Affaires stratégiques de la Défense, dont les responsables et les agents (ainsi que des chercheurs qui leur étaient rattachés) ont travaillé sur du recueil d’information et sur la production de la recherche, refusant des formes de désinformation ou d’intimidation. La liberté dans le jugement des personnels sur le terrain, tant militaires, diplomates ou coopérants, a été relevée. L’ensemble de ces données a permis de traiter de la question du gouvernement de l’État républicain dans la crise rwandaise, un chapitre de synthèse appuyé sur de nouvelles archives inédites, chapitre final qui représente une part substantielle du rapport.

Je pense que la clarté et l’efficacité de cette méthode ont convaincu les Français, à commencer par le président de la République, que le rapport était solide et qu’avec lui il était possible de voir la réalité bien en face, sans diversion ni minimisation, et qu’un tel examen de conscience, sans passion ni déraison, était nécessaire pour l’honneur de notre pays. Les députés ont été convaincus de la démarche comme en a témoigné l’audition de la Commission par les membres des commissions des Affaires étrangères et de la Défense, à l’invitation de leurs président et présidente respectifs. Il est maintenant possible d’aller de l’avant, d’assumer l’avenir, ce que le déni sur le sujet interdisait jusque-là.

Insistons encore sur les vertus de la méthode en histoire. Elle permet de produire des faits de vérité qui entrent dans la connaissance fondamentale comme ils ouvrent la voie à une histoire publique. Cette articulation est capitale. Le rejet de ces faits de vérité scrupuleusement documentés et démontrés est d’abord une atteinte fondamentale à la méthode, et de plus ramène les thèses qui s’en nourrissent à de la propagande idéologique. Cette exigence de vérité à la base des lectures du passé caractérise les sociétés démocratiques, c’est notamment la garantie pour chaque citoyen, pour chaque personne, de ne pas voir son histoire individuelle être piétinée par des idéologues.

Vous venez d’affirmer que vous vous efforcez « simplement de demeurer chercheurs et historiens ». Mais pourquoi alors la commission est-elle venue sur le terrain judiciaire en statuant sur la non-complicité de la France dans le génocide des Tutsis ? Ce qu’on vous a reproché.

En écrivant, dans les conclusions du rapport, au sujet de la question de la complicité des autorités françaises dans le génocide des Tutsis : « Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer », nous estimons ne pas être allés sur le terrain judiciaire et être restés sur le plan historique.

Pour plus de clarté, je reprends ce que je déclarais dans l’entretien accordé au site de Sciences Po le 26 octobre dernier : « La commission, comprenant d’éminents juristes, n’ignorait pas la dimension judiciaire de la notion de complicité de crime de génocide. Elle a souhaité l’envisager du point de vue de sa recherche, en considérant très logiquement ce qui ressort des sources archivistiques et en définissant ce qu’elle entend par “complicité de génocide”. La réponse, qui suit, doit s’apprécier au regard de cette double démarche qui relève précisément de celle des chercheurs : Il n’y a rien là qui puisse démontrer que la commission intervienne sur le terrain judiciaire. Toute latitude est laissée aux juristes, aux magistrats, pour se saisir du rapport au-delà de considérations générales. Mais les historiens ont acté de leurs constats. […] L’historien n’instruit pas de procès. Il analyse la genèse, l’enchaînement et les conséquences d’événements – dont il s’applique à restaurer la matérialité pour commencer. L’établissement du niveau de responsabilités d’autorités en capacité de décision, conduit au regard des logiques collectives et des ressources de connaissance, est attendu de la recherche en histoire. La commission a pris ses responsabilités à cet égard, en caractérisant ses constats, en exposant sa méthode et en livrant tout le matériau qui valide de telles conclusions. »

Parmi les trois recommandations de la commission proposées à la fin de votre rapport, la deuxième concernait la question des archives. Où en est-on aujourd’hui de la « création d’un poste d’archiviste de la République (sur le modèle du Défenseur des droits) », du « dépôt d’une grande loi sur les archives » et de « nouveaux moyens pour les personnels et les centres d’archives » ?

Cette deuxième recommandation a été soumise comme les deux autres au commanditaire du rapport, le président de la République. Nos propositions sont le fruit de l’expérience unique réalisée dans une grande partie de périmètre archives de la République. Elles visent à soutenir l’organisation, la valorisation et la reconnaissance de ce patrimoine de la nation que sont les archives publiques, garant des progrès de la connaissance comme de la confiance des citoyens pour leur État et la République.

Ces propositions sont considérées par l’exécutif qui les a reçues, elles rejaillissent à la fois sur la nécessaire réflexion relative à l’avenir de l’institution et de la législation des archives en France, et sur des actions spécifiques qui ne concernent pas seulement le Rwanda et l’Afrique, mais aussi l’Algérie et la Seconde Guerre mondiale. Maintenant, et c’est l’un des enseignements de la réception de notre rapport, si la société ne s’approprie pas une question et la réflexion qu’elle appelle, l’initiative publique ne peut pas tout. Les cours souveraines comme le Conseil d’État, ainsi que le Parlement, s’y emploient aussi même si, comme on l’a vu, la question des archives du Rwanda pose problème au Palais-Bourbon.

L’intérêt général pour les archives, à partir de l’exemple de la commission de recherche, est réel, en témoignent les exposés que j’ai pu présenter devant le Cycle des hautes études de la culture et devant la Commission des archives diplomatiques à l’invitation de sa présidence, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, que je remercie pour le soutien qu’elle a manifesté pour l’expérience de la commission – expérience pouvant servir pour d’autres cas critiques de passés refusés ou pour d’autres nations ayant le courage de les affronter. Cela élève les sociétés.

Votre commission a été dissoute le 14 juillet 2021, à l’issue de l’achèvement de ses recherches. Que faites-vous désormais, vous et ses membres ?

Certains des chercheurs de la commission ont souhaité poursuivre à titre personnel des travaux, sur d’autres réalités du génocide des Tutsis maintenant que les responsabilités de la France sont solidement établies. D’importants corpus d’archives sont disponibles à cette fin, d’autres peuvent être recherchés notamment vers des gisements privés (comprenant des archives strictement privées ou de nature publique).

Une équipe s’est constituée entre nous, et celle-ci travaille avec plusieurs des chercheurs sur le génocide des Tutsis, dont Jean-Pierre Chrétien, Hélène Dumas, Marcel Kabanda, Stéphane Audoin-Rouzeau, et des collègues du continent africain, particulièrement au Rwanda. Des projets, associant particulièrement la jeune recherche française et internationale, sont en voie d’être montés avec eux. C’est un effet heureux de la fin de la commission, et pour tout dire, je l’escomptais. Nous sommes maintenant dans le temps de l’apaisement entre collègues, de la co-construction des savoirs et de la reconnaissance des histoires niées. Cela valait la peine d’y contribuer durant ces deux années pleines de périls. Les difficultés rencontrées, et désormais dépassées, nous ont convaincus que la voie choisie était celle qu’il fallait suivre, face à ces blocages si nombreux figeant un génocide, et ses victimes, dans le déni.

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NOTES :

[1] Voir notamment l’audition par la MIP de Herman Cohen, conseiller pour les Affaires africaines du secrétaire d’État américain aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993) : « M. Herman Cohen a estimé que, si l’on mettait à part le problème du Soudan, il n’y avait pas de réelle stratégie géopolitique des États-Unis dans cette région, du fait notamment de l’absence de ressources naturelles. Ils considéraient toutefois l’Ouganda comme un pays ayant de grandes chances de se développer, avec une bonne politique économique. »

[2] La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Paris, Armand Colin, 2021, p. 752.

[3] Voir par exemple le dossier de la revue Esprit, « Leçons rwandaises », d’octobre 2021, ou bien les tables rondes organisées par le centre d’histoire de Sciences Po (30 novembre 2021) et par le CESPRA à l’EHESS (2 décembre 2021).

[4] « L’ouverture promise en 2015 […] avait tourné court. » (Joël Hubrecht, « La difficile introspection de la France au Rwanda », Esprit, 2019/7-8 (juillet-août).

[5] Voir ici.

[6] Voir ici.

[7] Collection de documents des fonds diplomatiques français portant sur le Rwanda (1990-1994).

[8] La Note intermédiaire du 5 avril 2020, également sur le site vie-publique.fr, fournit les éléments de base de la méthode suivie par la Commission de recherche ; voir en complément les données communiquées dans l’entretien de Vincent Duclert pour le site de Sciences Po, 22 octobre 2021

[9] Il intègre en particulier l’« État des archives du ministère de la Défense conservées par le SHD au 1er février 2007 » conçu par le Service historique de la Défense, 53 p. (Classifié « confidentiel défense » puis déclassifié par décision du ministre de la défense du 27 mars 2007.)

[10] « Poursuivre l’œuvre de connaissance et de vérité que seule permet la rigueur du travail de la recherche et des historiens. En soutenant une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses, qui ont courageusement ouvert un nouvel espace de savoir. En souhaitant, qu’aux côtés de la France, toutes les parties prenantes à cette période de l’histoire rwandaise ouvrent à leur tour toutes leurs archives » (27 mai 2021, voir ici).

[11] « L’objectif de cet appel est à la fois d’approfondir la connaissance scientifique de ce génocide, et de consolider la recherche existante en favorisant l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs spécialistes de cette question » (communiqué du 5 avril 2019).

[12] Cité in extenso en annexe de l’Exposé méthodologique ainsi que toutes les pièces de correspondance entre la commission et l’Assemblée.

[13] « Lorsque j’ai témoigné [devant la MIP], j’ai été surpris qu’on ne me propose pas, comme au général Huchon [adjoint au chef d’état-major particulier], la possibilité que mon audition soit confidentielle ou pas. Ensuite, Bernard Cazeneuve [alors député PS de la Manche et l’un des rapporteurs], dans cette mission, posait des questions très pertinentes. Mais Paul Quilès m’a fait comprendre, du regard, qu’il ne fallait pas que je poursuive mes explications. J’ai obtempéré, par devoir de réserve. » (« Pour le général Jean Varret, le rapport Duclert sur le Rwanda permet de “sortir de vingt-six ans de débats stériles” », entretien recueilli par Piotr Smolar, Le Monde, 29 mars 2021.)

[14]Voir ici et là l’analyse de ces archives Rocard sir le site de l’association des Amis de Michel Rocard.

[15] Pierre Brana, « Rwanda : Enquête sur les responsabilités de la France », L’Histoire, février 2014, p. 61.

[16] Sur les « principaux points noirs mis en évidence par les investigations de la Mission parlementaire, « il est clair cependant que tout ne lui a pas été dit lors des auditions. La Mission a parfois été confrontée à des témoignages contradictoires sans qu’elle ait disposé ni de temps ni de moyens pour démêler le vrai du faux » (ibid.).

[17] Cité par Stephen Smith, « Les conclusions de la mission parlementaire sur le génocide de 1994 », Libération, 16 décembre 1998.

[18] Lettre au président de l’Assemblée nationale, 11 août 2020, citée in extenso in Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, « Exposé méthodologique », 7 avril 2021, p. 70.

[19] Voir la fiche récapitulative, publiée par le site France Archives, sur « Le délit de destruction d’archives sans l’accord préalable de l’administration des archives ».

[20] Titre V, articles 28, 29, 30 et 31 (voir ici le texte complet de la loi).

Marc Bouchage

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