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LA DÉCISION POLITIQUE
DANS LES ENGAGEMENTS
MILITAIRES DE LA FRANCE
Patrice SARTRE
Le rapport de Vincent Duclert sur le Rwanda, remis le 26 mars
2021, montre un dysfonctionnement des instances politiques et
militaires qui rend nécessaire une analyse de leurs procédures
de décision. Pour cela, il faut reprendre l’histoire des relations
complexes entre ces protagonistes, aux points de vue parfois
divergents. Pour limiter les risques que se reproduise un scénario comme celui de 1994, il convient de renforcer le rôle du
Parlement et d’ouvrir plus largement le champ du débat démocratique à propos des engagements militaires de la France.
E
n juin 1990, dans l’esprit de son fameux « discours de la Baule »,
François Mitterrand prétend ouvrir une ère nouvelle de la politique africaine de la France, qui échangerait aide contre démocratisation. Il aura quelques mois plus tard l’occasion de l’expérimenter à
travers ce « laboratoire » que constituera le Rwanda en matière d’aide
militaire. Quatre ans après, notre pays était considéré, dans le monde
entier, comme complice du dernier génocide du siècle1 et, vingt-cinq
ans plus tard, cette accusation pèse toujours sur lui, notamment sur
les agents les plus visibles de cette politique, les militaires.
Bien des explications à ce désastre ont été envisagées, et le rapport
Duclert2 en a approfondi la principale : un dysfonctionnement politico-militaire de la décision et de la conduite de nos interventions militaires, hypothèse qui sera étudiée ici, notamment en vue de mesurer
si de telles faillites sont toujours à craindre.
1. Le massacre de Srebrenica en juillet 1995, est également considéré comme génocidaire.
2. Le rapport « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) » (disponible sur www.
vie-publique.fr) a été analysé par François Robinet dans « Rwanda 1994 : un rapport pour l’Histoire ? », Études, n°4284, juillet-août 2021, pp. 7-18.
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Purement technique, hors de toute considération politique ou
polémique sur les causes et la réalité du génocide, hors de toute appréciation sur les gestionnaires de cette crise, la vision se focalisera ici sur
les structures et les procédures de décision, ainsi que sur leurs conséquences. Vision d’un militaire, acteur de la dernière phase de ce
drame, l’opération Turquoise3, et ancien des structures de la décision
nationale mais aussi internationale.
Une action de terrain équivoque
Les acteurs militaires de la politique de la France ont été couverts
d’immondices par le rapport Mucyo4, puis passionnément critiqués
par nombre d’ONG puisant sans recul dans ce rapport. Pour ce qui
concerne l’opération Turquoise, ces critiques avaient été démenties
par avance par la centaine de journalistes qui avaient suivi l’opération.
Sans se priver de mettre en évidence les erreurs des forces françaises,
ils avaient été quasi unanimes à saluer leur rigueur, leur efficacité et
leur dévouement aux populations rwandaises, notamment aux victimes du génocide.
En revanche, les informations de presse manquent pour soutenir
ou contredire les critiques formulées contre les militaires qui avaient
servi au Rwanda avant l’opération Turquoise. Aussi, ce premier paragraphe sur les actions de terrain se concentrera sur cette opération et
ne portera que marginalement sur la période antérieure.
La première des erreurs reprochées aux militaires français de
l’opération Turquoise sera leurs contacts inappropriés avec des autorités locales dont, faute d’information sincère provenant de leur échelon supérieur, ces militaires ne comprirent que trop tard – et en
grande partie grâce aux journalistes – qu’elles avaient conduit le génocide. Un autre reproche, visant spécifiquement les forces spéciales,
sera leur hostilité envers le Front patriotique rwandais (FPR5) et leur
méfiance à l’égard des Tutsi en général. Cette obsession leur aurait fait
3. L’opération Turquoise a été conduite par la France de juin à août 1994, sous le couvert de la
résolution 929 du Conseil de sécurité des Nations unies.
4. Rapport de la « Commission nationale indépendante chargée de rassembler les éléments de
preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 », présidée par Jean de Dieu Mucyo, ancien procureur général et ancien
ministre de la Justice rwandais.
5. Mouvement d’exilés tutsi des années 1950 et 1960, qui reviennent par la force au Rwanda à
partir de 1990.
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voir, dans les collines de Bisesero, des « maquis tutsi » soutenus par
des éléments du FPR « infiltrés », alors qu’elles se révéleront, mais trop
tard, n’être qu’un réduit de civils tutsi massacrés par des milices hutu
soutenues par des militaires gouvernementaux.
Une troisième critique de l’opération Turquoise, chargée de protéger les victimes du génocide, principalement tutsi, sera la mise en
place, face au FPR, d’une Zone humanitaire sûre (ZHS) n’abritant à
peu près plus que des Hutu, incluant les acteurs du génocide et certains de leurs dirigeants. Au contraire des moyens de combat importants dédiés à cette protection, l’opération manquera des outils de
l’action humanitaire qui était le cœur du mandat reçu des Nations
unies.
La plupart des officiers déployés dans l’opération Turquoise
avaient rapidement pris conscience de l’incohérence de ces situations
avec les informations et les ordres reçus, l’avaient fait observer à leurs
supérieurs6 et en avaient tiré des conclusions pratiques. Ainsi, c’est en
l’absence d’ordres adaptés que certains commandants de groupement
prendront l’initiative de comités locaux d’administration7 ou décideront d’immerger dans le lac Kivu les armes saisies aux Forces armées
rwandaises (FAR), craignant de recevoir l’ordre de les leur rendre.
Ces ambiguïtés de l’opération Turquoise ont conforté dans leurs
critiques les détracteurs des militaires français ayant agi au Rwanda
avant cette opération. À ces officiers, ils reprochaient leur préjugé
anti-FPR, leur méfiance envers la population tutsi soupçonnée de
constituer des « maquis » et ils accusaient d’avoir formé certains des
militaires rwandais qui allaient encadrer le génocide.
Commandement professionnel et instructions
ambiguës
À partir de 1992, et sans lien avec la crise rwandaise, la « réforme
Joxe » avait entrepris de refondre la direction des opérations extérieures de la France, à la lumière des lacunes révélées par la première
guerre du Golfe.
6. Voir notamment le dialogue difficile entre un des commandants de groupement de l’opération
Turquoise et le chef d’état-major des armées en inspection, transcrit par le rapport Duclert.
7. Vincent Hugeux, « Les désarrois des soldats de l’opération Turquoise », L’Express, 4 août 1994, et
Roland Marchal, Une lecture de l’opération Turquoise, Centre d’analyse et de prospective du ministère des Affaires étrangères, 1994.
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À la fin de 1990, les opérations au Rwanda avaient cependant
débuté sous l’organisation « pré-Joxe » où le « commandement de
théâtre8 » se limitait au seul attaché de défense français à Kigali, qui ne
disposait d’aucun moyen matériel ni humain pour exercer ses responsabilités. Il rendait compte à la fois à la Mission militaire de coopération (MMC) du ministère de même nom, et à l’état-major des armées
(EMA). Il mettait en œuvre leurs directives voire celles reçues de
l’Élysée, qui les adressait parfois directement à ses « subordonnés ». La
propension de l’EMA à faire prévaloir les exigences de l’Élysée face à
l’analyse plus lucide – du moins jusqu’en avril 1993 – de la MMC mettait cet officier dans une situation dont l’inconfort ne cessera de s’accroître, conduisant à son dessaisissement progressif au profit de
l’EMA.
Quatre ans plus tard, en juin 1994, l’opération Turquoise sera
commandée à partir de Goma9 d’une manière techniquement irréprochable, par un poste de commandement interarmées de théâtre
(PCIAT), issu de la réforme en cours. Quelques-uns des officiers qui
l’armaient étaient des anciens du Rwanda, apportant leur connaissance du pays, mais souvent aussi leurs préjugés pro-Hutu et antiTutsi. En résulteront des frictions avec certains groupements sur le
terrain, lorsque ces derniers devront gérer une réalité éloignée des
évaluations et des ordres qu’ils recevaient du PCIAT.
Une des difficultés de l’échelon de théâtre de l’opération Turquoise sera sans doute l’attitude de l’élément des forces spéciales. Lors
de l’épisode de Bisesero, alors que le général commandant l’opération
Turquoise avait compris la situation tragique dans ces collines et en
avait rendu compte à l’EMA, c’est le point de vue des forces spéciales
de l’opération qui avait prévalu et conduit à une réaction trop tardive.
Ce préjugé anti-Tutsi conférera à l’ensemble de l’opération une image
d’agressivité décalée du mandat de l’ONU. Or, cette dichotomie au
niveau du théâtre des opérations n’était que le prolongement d’une
cohérence hésitante au niveau stratégique.
Une direction stratégique hésitante
8. C’est-à-dire l’échelon de commandement sur le terrain des opérations ou à proximité immédiate.
9. Ville zaïroise mitoyenne de la frontière rwandaise.
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Le niveau stratégique peut être désigné comme celui où la décision politique est déclinée en stratégie militaire. C’est théoriquement
le niveau de la réflexion militaire sur la longue durée, prérogative dont
la présidence de la République le privera, cherchant plutôt à résoudre,
au jour le jour, les difficultés rencontrées par la présidence rwandaise.
C’est aussi ce niveau qui a été le plus bouleversé par la réforme Joxe, et
la crise rwandaise a dû en grande partie être gérée au cours de ce bouleversement, qui sera exploité par l’Élysée pour mettre en œuvre des
procédures « dérogatoires ».
La réforme Joxe avait principalement débouché sur trois créations
au sein du ministère de la Défense : le Commandement des opérations
spéciales (COS), la Direction du renseignement militaire (DRM) et la
Délégation aux affaires stratégiques (DAS). Soutenue par le cabinet du
ministre, la DAS sera un des rares contrepoids, quoique infructueux,
à la politique rwandaise de l’Élysée. La mise en place de la DRM déstabilisera momentanément la crédibilité de la Direction générale de la
sécurité extérieure (DGSE), qui aurait pourtant elle aussi pu constituer un contrepoids, grâce à l’indépendance de ses sources et au professionnalisme de leur traitement. Le COS, en partie constitué d’opérateurs et d’unités ayant servi au Rwanda antérieurement, en outre
sous influence directe de l’Élysée par des liens personnels, constituera
un puissant canal de la politique présidentielle, notamment en équilibre de la politique du Premier ministre durant la cohabitation, à partir d’avril 1993.
Jusqu’à cette cohabitation, due à l’échec de la gauche aux législatives, la gestion de la crise rwandaise – opérations comme assistance
militaire technique et livraisons d’armes – s’était resserrée autour de
la seule voix présidentielle. Cette unanimité stratégique avait été renforcée, en avril 1991, par l’arrivée à la tête de l’EMA du chef de
l’état-major particulier du Président (EMP) puis, en avril 1993, par la
mise en place de l’adjoint de l’EMP à tête de la Mission militaire de
coopération (MMC), en remplacement d’un général indocile.
Après le changement de majorité parlementaire, ce sont donc les
forces spéciales qui resteront porteuses de la ligne présidentielle dans
le compromis de cohabitation que tentait de gérer l’EMA entre un
Élysée va-t-en-guerre et un Matignon humanitaire. L’opération Turquoise sera sur le terrain le reflet de cette bicéphalie stratégique hésitante. Outre la cruelle bévue de Bisesero, cette incertitude institutionnelle conférera à l’opération une image médiatique de « double
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opération », l’une généreuse soupçonnée de dissimuler la vraie, belliqueuse. Elle conduira à des ordres initiaux insincères, décrivant des
« violences interethniques » symétriques, qui gommaient leur caractère génocidaire, et incitant l’opération Turquoise à aider les autorités
locales (celles qui avaient conduit les massacres) à rétablir leur autorité. Surtout, par la création de la Zone humanitaire sûre (ZHS), cet
échelon stratégique conduira les forces françaises à s’opposer au FPR,
pourtant supposé être allié des victimes, et à abriter au contraire les
dirigeants comme les exécutants du génocide.
D’une direction politique autocratique…
La direction politique de la crise fut elle aussi bouleversée, sinon
par la réforme Joxe, du moins par le passage, en mars 1993, d’une
majorité présidentielle soumise à une cohabitation hésitante.
Dès 1984, à l’occasion de son voyage à Kigali, le Président français
avait clairement indiqué qu’il gérerait personnellement ce dossier à
travers sa relation personnelle avec le chef de l’État rwandais. Jusqu’à
la cohabitation, il en tiendra son gouvernement pratiquement écarté :
le chef de son état-major particulier en gérait les aspects de défense,
son conseiller pour les affaires africaines les aspects diplomatiques et
de coopération, tandis que le secrétaire général de l’Élysée, presque
effacé par le rapport Duclert, coordonnait cette gestion. Les vrais
ministres, y compris le Premier ministre et son ministre de la Défense,
étaient contraints d’obéir. Cette direction politique centralisée était
renforcée par une pression directe de l’Élysée sur certaines unités des
forces spéciales, court-circuitant les niveaux stratégiques et de théâtre,
et ce jusqu’à l’opération Turquoise, maintenant ces unités dans une
défiance envers les Tutsi qui sera une des causes de la faillite de Bisesero.
Le rapport documente combien, malgré la tenue régulière d’une
cellule de crise au Quai d’Orsay, toute remontée d’information lucide
et sincère était découragée, combien toute réflexion autonome était
écartée, rendant la politique française au Rwanda sourde, aveugle et
décérébrée, aux dépens de la carrière des fonctionnaires trop lucides
et sincères. Ce biais cognitif volontaire rendra les décideurs français
inconscients du risque génocidaire puis les maintiendra, jusqu’à
aujourd’hui, incapables d’intégrer les critiques de l’après-génocide,
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certains qu’ils demeurent, contre toute réalité, d’avoir tenu la voie
juste et raisonnable. Cet autisme vaudra à notre pays, particulièrement à ses militaires, le discrédit national et mondial.
À une cohabitation négociée
La donne sera brutalement modifiée en avril 1993, la défaite électorale socialiste amenant Édouard Balladur à Matignon et François
Léotard à l’hôtel de Brienne. Cependant, quelques semaines avant son
départ, Pierre Joxe avait proposé à François Mitterrand de remettre en
place les « conseils restreints de défense » qui avaient permis la
conduite de la (première) guerre du Golfe, susceptibles de préserver,
en cas d’échec aux législatives, la présence du Président dans la direction des opérations. Immédiatement mis en place, ces « conseils restreints » seront acceptés par Édouard Balladur comme un outil de
partage du pouvoir entre un Président et un Premier ministre aux
politiques divergentes.
Ce consensus deviendra précaire dès le déclenchement du génocide. Après l’évacuation des ressortissants et des coopérants militaires, les positions s’écartent entre l’Élysée, d’une part, qui s’obstine
dans sa position anti-FPR et dans son soutien aux Hutu, et le gouvernement, d’autre part, qui s’efforce de ne pas assumer une politique qui
n’a jamais été la sienne. La nouvelle majorité est elle-même partagée
entre ceux qui ne veulent aucune compromission dans les affaires
rwandaises et ceux qui craignent qu’une inaction de la France ne soit
mise au débit du presque candidat présidentiel, Édouard Balladur. Se
dégagera alors le compromis de l’opération Turquoise, une « force
humanitaire armée jusqu’aux dents », permettant au gouvernement
de se réfugier sous le parapluie des Nations unies et à l’Élysée d’espérer pouvoir la détourner contre le FPR.
Au-delà de cette ambiguïté de projets qui générera des difficultés
opérationnelles et d’image, la cohabitation aura eu le mérite de préserver la France de céder à la tentation d’une guerre contre le FPR,
mais ne lui épargnera pas une violente campagne contre la « double
opération Turquoise ». En 1998, une mission parlementaire tentera
d’éteindre l’incendie. Les efforts de l’entourage du Président, décédé
entretemps, pour « préserver sa mémoire », ne feront qu’aggraver les
attaques de la société civile contre les militaires, discrètement rappe-
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lés à la « loyauté » par cet entourage épargné par le rapport parlementaire.
Un enseignement étrange de cette situation est qu’une politique
simplement fautive, ne générant que des ordres légaux conduisant à
des actions de terrain légales, peut conduire à un résultat d’ensemble
jugé comme un crime de guerre par l’opinion nationale comme internationale. Les officiers qui avaient reçu de 1990 à 1993 l’ordre de
conseiller leurs homologues rwandais, devenus par la suite génocidaires, seront estimés complices. Les troupes qui ont assuré la sécurité
de la ZHS seront jugées avoir protégé les génocidaires et barré la route
des secours à leurs victimes. À un échelon politique qui formulait,
sans contre-pouvoir, des directives imprudentes, aucun échelon de la
chaîne opérationnelle, du politique au théâtre des opérations, n’a su
en faire valoir les risques et éviter de les faire peser sur les exécutants.
Sommes-nous encore soumis à une telle menace ?
Aujourd’hui, une conduite des opérations rigoureuse
L’outil de décision – politique, diplomatique comme militaire, qui
dirige aujourd’hui les opérations extérieures de la France – conserve
une structure proche de celle que lui a donnée Pierre Joxe : en Afghanistan, en Libye, en Iraq ou au Mali. Nous a-t-elle fait ou nous fait-elle
risquer une mise au ban de la communauté internationale et une campagne contre nos militaires, même restés dans l’obéissance aux lois
nationales et internationales ?
Le niveau du théâtre des opérations n’a cessé, depuis l’opération
Turquoise, de se perfectionner. Son interarmisation, les armes nouvelles comme les drones et les moyens numériques de commandement appellent à encore plus de rigueur dans la formulation des renseignements comme des ordres. La place croissante des forces spéciales
fait parfois de celles-ci l’élément le plus actif du théâtre des opérations. Cette situation impose des procédures plus rigoureuses qu’à la
fin du siècle précédent, procédures que l’explosion des moyens de
communication a souvent remontées au niveau stratégique.
À ce niveau stratégique, ces procédures se sont perfectionnées et
standardisées à un point qui laisse peu de place aux irrégularités que
pratiquait l’état-major particulier du Président (EMP) dans les années
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1990. La DGSE a repris sa place et son autorité sur le renseignement
extérieur aux côtés de la Direction du renseignement militaire (DRM).
La Mission militaire de coopération (MMC) a disparu et ses attributions opérationnelles sont désormais, comme celles des Forces spéciales, dans la seule main de l’état-major des armées (EMA). Les
tâtonnements qu’a connus Turquoise sur le terrain, ses hésitations du
niveau du théâtre des opérations et son aveuglement stratégique sont
désormais des risques presque entièrement confinés au niveau politique.
Car le risque d’une dérive de l’analyse politique n’a pas disparu.
On peut en outre penser que le caractère désormais très formalisé et
technique de la conduite contemporaine des opérations rendrait plus
difficile encore la rectification, au niveau du théâtre des opérations
comme a pu le faire le commandant de l’opération à Goma, d’une
politique erronée à Paris. C’est donc au niveau de la décision politique
que doit, plus que jamais, se pratiquer une rigueur et une loyauté dans
la conduite des opérations qui servent véritablement le pays. Au niveau
politique, la rigueur se nomme discipline républicaine et la loyauté
démocratie, celle que la cohabitation a contraint François Mitterrand
à tolérer dans son domaine réservé.
Mais est-elle démocratiquement contrôlée ?
Avant la cohabitation de 1993, sur le dossier rwandais, le Président
décidait et quelques hauts fonctionnaires faisaient exécuter ses volontés par des ministres qui en rendaient à peine compte au chef du gouvernement. Comment la cohabitation a-t-elle réussi, en quelques
jours, un partage des pouvoirs dans lequel le Premier ministre a eu le
dernier mot ?
La Constitution stipule que le Premier ministre « détermine et
conduit la politique de la nation10 ». La politique de défense n’y fait pas
exception puisque « le Premier ministre […] est responsable de la
Défense nationale11 ». Certes le président de la République est qualifié
10. Article 20.
11. Article 21.
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de « chef des armées12 » mais il s’agit là d’un titre constitutionnel sans
pouvoir puisque, toujours selon la Constitution, c’est le Premier
ministre qui « dispose […] de la force armée13 ». C’est l’élection du
président de la République au suffrage universel qui a consacré la pratique, en matière de politique étrangère et de défense, d’un domaine
réservé non constitutionnel, déjà commencé en 1959. Mais elle n’a pas
modifié le texte qui, en cohabitation, reprend ses droits. Texte que le
juriste Mitterrand a eu l’habileté d’utiliser pour faire partager à son
opposition la logique dans laquelle le tenait enfermé son entourage et
sa relation personnelle avec le Président rwandais.
Certes, le Parlement contrôle le gouvernement14 mais, hors cohabitation, la majorité à la Chambre est celle du Président, qui obtient
toujours qu’elle soutienne sa politique, que met en œuvre sans broncher son gouvernement15. Comme nous montre le cas du Rwanda
jusqu’en 1993, il n’y a donc pas, hors cohabitation, de contrôle parlementaire réel. En dehors de quelques protestations communistes, plus
rares et polies quelques inquiétudes de droite, le Parlement s’est tu et
les réponses de l’exécutif à ses rares questions ont été vides de substance. Cette absence du Parlement peut être étendue à toutes les opérations de la France jusqu’à la réforme constitutionnelle de 2008, dont
les parlementaires n’ont pour le moment pas semblé souhaiter utiliser
les « nouvelles16 » prérogatives qui leur sont offertes.
On ne niera pas la réactivité et l’efficacité militaires que confère à
notre système de décision son entière maîtrise par l’exécutif. Réactivité amplifiée – pour le meilleur comme pour le pire – par l’excellence
de notre outil militaire et diplomatique. Réactivité enviée par les
autres militaires européens, au contraire redoutée par leurs politiques.
Mais les égarements du Rwanda nous contraignent à réfléchir à ses
12. Article 15. L’attribut de « chef des armées » était déjà celui du Président dans la Constitution de
1946 (article 33), qui n’eut pourtant qu’un rôle d’influence en matière militaire. Au contraire, sous
la Troisième République, l’article 3 de la loi du 25 février 1875 précisait que le Président « dispose
de la force armée », ce qui aurait pu être un vrai pouvoir mais fut, là aussi, considéré comme symbolique. À l’égal du droit de grâce, le titre de « chef des armées » n’est qu’une trace de la nostalgie
monarchique de la République.
13. Article 20.
14. Article 24.
15. Le seul refus de la confiance du Parlement de la Cinquième République a été celui du 5 octobre
1962, où la majorité parlementaire (qui n’était pas encore une « majorité présidentielle »), a marqué
sa désapprobation envers la réforme introduisant l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Le Président passera outre et obtiendra ainsi une modification constitutionnelle … par une voie inconstitutionnelle.
16. On peut douter de la nouveauté de ces prérogatives, implicites dans l’article 24, mais désormais
explicites.
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risques. Un seul homme, certes choisi par le peuple, peut en France,
hors de tout équilibre des pouvoirs, de tout contrôle parlementaire et
même de tout contrôle populaire s’il est en second mandat, même
affaibli par la maladie, prendre des décisions d’une extraordinaire
gravité pour le pays, pouvant lui valoir le blâme international et, à ses
soldats, outre la mort, le déshonneur public.
Au bout de la réforme de 2008
Il est discutable de tirer des enseignements un quart de siècle
après des événements dont tous les acteurs ne font pas la même analyse. Il n’est en outre pas du domaine des militaires de contester les
institutions, ni dans leurs premiers réflexes d’en suggérer la démocratisation. On jugera enfin peut-être cynique de se préoccuper de l’honneur du pays et de ses soldats en présence de centaines de milliers de
victimes innocentes. Pourtant, l’enjeu est commun.
La réforme constitutionnelle de 200817 a prévu l’information du
Parlement dans les trois jours de l’engagement de forces armées françaises à l’étranger et exige son accord au-delà de quatre mois.
Bien entendu, les parlements peuvent se tromper, notamment
lorsque leur exécutif travestit une réalité qu’ils n’ont pas les moyens de
vérifier. Ce fut le cas à Londres et à Washington en 2003 et, à cette
occasion, c’est l’exécutif qui, par sa lucidité, préserva la France d’un
engagement absurde en Irak. Pourtant, d’une manière générale, la
démocratie élargit les points de vue, offre une meilleure compréhension et permet une décision mieux adaptée ; elle confronte des intérêts
contradictoires, pour approcher au plus près l’intérêt général ; surtout, elle réunit un maximum de citoyens autour d’une décision qui
sera reconnue comme commune, et dont les conséquences ne seront
reprochées à ses acteurs qu’en cas de faute personnelle. La démocratie,
c’est surtout notre choix de civilisation, qui doit prévaloir toujours,
mais particulièrement dans nos décisions les plus difficiles et les plus
risquées.
La réforme de 2008 a soumis explicitement à la démocratie ce
point essentiel de nos actions extérieures qu’est l’engagement de nos
troupes. Le pays comme ses soldats ont le plus grand intérêt à ce que
17. Article 35.
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le Parlement exerce effectivement ce contrôle et prenne ainsi sa part
de responsabilité des actions extérieures où se jouent l’image de notre
pays, comme la vie et l’honneur de ses soldats.
Patrice SARTRE
Retrouvez le dossier « Mondialisation culturelle »
sur www.revue-etudes.com
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