Citation
Quelle est la responsabilité des Africains dans le génocide des Tutsi rwandais ? Le grand romancier sénégalais, Boubacar Boris Diop, a le courage d’aborder ce sujet sensible dans Le Monde diplomatique (mai 2021) et de proposer une réponse.
Avec éclat, l’écrivain dénonce, aussitôt, les deux Africains, à la tête de l’Organisation des Nations unies, responsables d’avoir livré « les victimes aux bourreaux ». C’est exact, mais l’écrivain n’examine pas le rôle ambigu qui fut le leur ni celui qu’on leur a fait jouer. D’abord, à l’annonce, en janvier 1994, de massacres programmés, le Ghanéen Kofi Annan, directeur du Département des opérations de maintien de la paix, refusa d’envoyer le moindre soldat au chef de la Minuar (mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) affirmant que « la sécurité publique était de la responsabilité des autorités rwandaises et qu’elle devait le rester, même si la sécurité du Rwanda ne signifiait plus rien ». Convaincu, dit la journaliste Linda Melvern, que seule une solution politique était de nature à endiguer la violence, il reconnaîtra plus tard s’être cramponné à tort aux principes d’impartialité et de non-violence de l’ONU.
La responsabilité du secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, qui devait sa fonction à la France, est écrasante, mais totalement manœuvrée par les autorités françaises. Il est absent de New York pendant les premières semaines où se commettent les massacres massifs de Tutsi, laissant passer la période où une intervention pouvait être efficace. Constamment, il favorise les points de vue rwandais et français. La résolution 912 du Conseil de sécurité du 21 avril 1994, dont il est, en partie, responsable, réduisit la Minuar à 120 observateurs et à 150 soldats, et elle enleva à l’ONU toute résistance militaire aux forces génocidaires, qui eurent ainsi le champ libre. Le lendemain, 22 avril, dit Linda Melvern, l’enclave de Goradze tomba aux mains des Serbes. Le 27 avril, le Conseil de sécurité autorisa, poursuit-elle, une augmentation des effectifs de la Forpronu : 6 600 soldats sont envoyés en renfort, ce qui fit dire à la journaliste, « les violations des droits de l’homme en Bosnie sont considérées comme la pire des humiliations » (1). Derrière l’Égyptien, Boutros Boutros-Ghali, marionnette entre les mains de Paris, se dissimule le néocolonialisme français, décidé à considérer le Rwanda comme sa zone d’influence, à la place de la Belgique. Le silence qui nous surprend est plutôt celui de l’écrivain sénégalais, muet sur la manière dont les décideurs militaires et les diplomates français manipulaient les représentants de l’ONU.
L’organisation de l’unité africaine (l’OUA) serait-elle responsable du « silence africain » ? Il a fallu attendre, début juin, pour que 14 chefs d’État africains, seulement, condamnent le génocide. Et on peut relever toute une série de graves lacunes commises par l’OUA et son secrétariat : pas de condamnation ferme et précise des tueries, en avril 1994 ; au Sommet de Tunis, effectivement, le Rwanda n’est pas inscrit à l’ordre du jour, et le génocide n’est pas appelé par son nom. La suite est, à juste titre, jugée par l’écrivain sénégalais, plus scandaleuse encore : sous l’influence de la France, les responsables de l’OUA traitent la délégation rwandaise du GIR (Gouvernement intérimaire rwandais) comme un membre de l’organisation, à part entière, ne donnant au FPR qu’un rôle d’observateur, pour, enfin, laisser le maréchal Mobutu arracher un cessez-le-feu que Paris jugeait indispensable afin d’ empêcher le FPR de remporter une victoire totale. Vaine tentative. Sur le terrain, les « rebelles » et l’opposition au Hutu Power ne négocieront pas avec le gouvernement rwandais génocidaire.
Il faut dire qu’à ce moment-là, la pression des États de l’Afrique francophone devenait très forte : « La plupart des opposants d’Afrique francophone, dit François Soudan, assimilent le combat du FPR à leur propre lutte et le gouvernement rwandais, soutenu par la France, au pouvoir qu’ils rejettent. Cette guerre par procuration est réelle, profonde » (2). Aussi, la réaction de l’Afrique francophone a été très vive. D’après Olivier Lanotte, « d’autres pressions, venues du pré-carré, appellent les autorités françaises à ne plus rester les bras croisés. La progression rapide des troupes rebelles inquiète de plus en plus les chefs d’État africains qui voient d’un mauvais œil la perspective de voir la France laisser une rébellion, de surcroît anglophone, accéder au pouvoir par les armes » (3).
François Soudan observe la même crainte chez ces dirigeants d’Afrique francophone. « Ils redoutent comme un précédent une victoire des opposants du Front patriotique rwandais. […] "La France nous a imposé la dévaluation, qu’elle empêche au moins la déstabilisation" s’est écrié un ambassadeur. Les accords de défense « sont vécus comme une assurance tous risques politiques par des dictatures crispées sur leur base clanique » (4).
S’il est bien vrai que, souvent, par leur manque de courage, de lucidité et par leur passivité, les responsables de l’OUA ont apporté un soutien aux assassins, c’est en suivant la stratégie française, engagée à empêcher une victoire du FPR, même si cela devait signifier de continuer de collaborer avec les tueurs en train de commettre une extermination d’une partie du peuple rwandais, comme l’a souligné l’historienne Alison Des Forges (5). C’est une réalité que Boubacar Boris Diop ne met pas en évidence. L’impuissance et la responsabilité des Africains n’en sont pas moins considérables. Certes, le seul africain, membre non permanent du Conseil de sécurité, le Nigérian Ibrahim Gambari n’est pas resté passif. Il a désapprouvé les différentes options proposées par le secrétaire général. Pour lui, la seule réponse adéquate consistait à renforcer la Minuar. Il n’en demeure pas moins que les chefs d’État de l’Afrique occidentale et de l’Afrique orientale, divisés, indifférents ou effrayés par la stratégie conquérante du FPR, se rallièrent, en définitive, sauf Yoweri Museveni de l’Ouganda, à la ligne de conduite des grandes puissances du Conseil de sécurité.
L’échec de l’Organisation de l’unité africaine face au génocide perpétré contre les Tutsi rwandais est donc patent. Néanmoins, on ne peut pas partager l’opinion du romancier sénégalais, soulignant que, « sur le Rwanda, la faillite morale et politique des États africains fut totale ». En observant avec attention la crise rwandaise depuis 1990, on s’aperçoit que la dépendance de l’OUA et de plusieurs chefs d’État africains à l’égard de la stratégie meurtrière de François Mitterrand n’a point été permanente. L’Organisation de l’unité africaine et les chefs d’État des pays des Grands Lacs s’impliquèrent dans la crise rwandaise, dès le premier jour de l’attaque du FPR. C’est le secrétaire de l’OUA qui obtint un premier cessez-le-feu, en mars 1991. Le rapport du GIEP (Groupe international d’éminentes personnalités) le rappelle : « La paix au Rwanda demeurait une priorité pour les gouvernements africains ». L’accord définitif de paix fut officiellement signé, le 4 août 1993, après treize mois de discussion, avec la participation active de l’OUA et des cinq pays voisins. Ali Hassan Mwinyi de Tanzanie a été le grand facilitateur des pourparlers d’Arusha.
L’accord prévoyait l’intervention d’une force d’interposition pour garantir sa mise en œuvre. L’OUA qui avait contribué au développement abouti du traité d’Arusha était prête à se charger du maintien de la paix et de l’installation des nouvelles institutions, à condition qu’on lui fournisse les équipements et les moyens. Le FPR le souhaitait vivement. Boutros Boutros-Ghali rétorqua que c’était impossible. Pour représenter le Rwanda au Conseil de sécurité, il fit nommer un partisan du Hutu Power, Jean-Damascène Bizimana, hostile aux accords d’Arusha. La France, aussi, s’opposa catégoriquement à l’OUA. À l’Onu, elle pouvait compter de solides appuis et exercer une influence décisive en faveur de son allié. Ce qu’elle réussit à réaliser pleinement avec l’opération Turquoise. L’OUA aurait voulu intervenir en juin, et de nombreuses troupes africaines s’étaient engagées pour constituer la Minuar 2, vite écartée par le Conseil de sécurité, au profit de l’intervention militaro-humanitaire française.
La déclaration du Ghanéen Henry Anyidoho, bras droit de Roméo Dallaire, est tout à fait révélatrice : « Il n’y avait aucun désir, dit ce cadre africain de la Minuar, de prendre sérieusement en compte la position des Africains. Jamais, nous n’aurions abandonné le Rwanda, c’était inacceptable. Pourquoi les Africains ne furent-ils pas consultés ? Parce qu’ils ne comptaient pas » (6). Il est très étonnant que Boubacar Boris Diop ne tire pas les leçons de la tragédie rwandaise, après la lecture de la conclusion du rapport du GIEP : « Il semble y avoir une politique de deux poids deux mesures lorsqu’il s’agit de l’Afrique » (7). Et le groupe s’appuie sur les paroles d’un acteur-témoin, Roméo Dallaire : « La vie de huit cent mille Tutsi, dit-il, ne valait pas celle de dizaines d’Américains ». Dans un entretien en novembre 1994 avec Linda Melvern, on perçoit sa colère : « Qu’on nous ait ainsi laissés nous débrouiller tout seuls, sans aucun mandat ni aucun ravitaillement – moyens défensifs, munitions, matériel médical, eau, […] cela montre bien l’inexcusable apathie des États souverains qui composent l’Onu, et cela dépasse de très loin notre capacité de compréhension et d’acceptation morale ». L’énigme, soulignée dans le titre de l’article, ne nous paraît pas correspondre à l’attitude des Africains, mis à l’écart des grandes décisions qui touchaient le Rwanda et qui ne disposaient pas de forces efficaces de maintien de la paix. Il y a plutôt un mystère de l’acte meurtrier des génocidaires. Comment comprendre qu’au Rwanda, un voisin, un chrétien, ou un enseignant abatte un des ses proches. De même, comment comprendre qu’en Allemagne des nazis exterminent des Juifs dans des chambres à gaz ?
Notes
(1) Linda Melvern, journaliste d’investigation et écrivaine, auteure de A People Betrayed, Complicités de génocide. Comment le monde a trahi le Rwanda, éd. Karthala, traduit de l’anglais par Mehdi Ba, 2010, p. 289.
(2) François Soudan, « Objectifs limités, risques illimités », Jeune Afrique, 17 juin 1994.
(3) Olivier Lanotte, La France au Rwanda entre abstention impossible et engagement ambivalent, éd. P.I.E. Peter Lang, Bruxelles. « [Les chefs d’État africains] font pression sur l’Élysée et le Quai d’Orsay pour que la France respecte ses principes et ses "engagements de sécurité", autrement dit pour que l’armée française intervienne, comme en octobre 1990 et février 1993, pour ramener le calme et empêcher le FPR de prendre le pouvoir ».
(4) François Soudan, Jeune Afrique, 2 juin 1994 : « Qu’ils représentent des régimes vieillissants ou de jeunes démocraties, les excellences se sont montrés unanimes : pas question d’apporter aux rebelles du Front la moindre caution ».
(5) Alison Des Forges a rédigé « le meilleur compte rendu du génocide », Aucun témoin ne doit survivre, éd. Karthala, 1999. « Certains responsables politiques français menés par François Mitterrand, dit-elle, étaient déterminés à empêcher une victoire du FPR, même si cela devait signifier de continuer à collaborer avec des tueurs en train de commettre un génocide ».
(6) Billets d’Afrique, n° 11.
(7) Rapport du GIEP (groupe international d’éminentes personnalités), Un génocide qu’on pouvait éviter, 2000, p. § 21.15.