Fiche du document numéro 29067

Num
29067
Date
Vendredi Octobre 2021
Amj
Taille
249496
Titre
Massacres du 17 octobre 1961 : De la connaissance à la reconnaissance ? Brèves remarques [Synchronisation : à Paris les Algériens jetés à la Seine, au Rwanda les Tutsi jetés à la Nyabarongo, le plus court chemin pour les renvoyer au pays d'où la légende raciste les fait venir]
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
MASSACRES DU 17 OCTOBRE 1961 :
DE LA CONNAISSANCE
À LA RECONNAISSANCE ? BRÈVES REMARQUES
Olivier-Lecour Grandmaison1*

Soixante ans après les massacres du 17 octobre 1961, il est a
priori singulier d’avoir à en rappeler les causes et les conséquences,
les responsables et les diverses raisons qui ont longtemps favorisé
l’occultation et l’oubli de ce crime d’Etat. Une telle situation éclaire
d’un jour singulier la façon dont ce dernier a tout d’abord été oblitéré
par le déni et le mensonge immédiatement forgé par les pouvoirs
publics pour répondre aux accusations dévastatrices formulées par
certains contemporains, puis minimisé ensuite par diverses stratégies discursives caractérisées par l’euphémisation et la pusillanimité
des autorités françaises et des principales formations politiques.
Assez classique situation, en vérité, lorsque l’Etat commet ce
type de crimes où se conjoignent des dispositions et des pratiques
racistes, et des « méthodes de terreur de masse » ; toutes violant de
façon radicale les principes démocratiques dont cet Etat se réclame.
D’abord « instaurées à Alger par le général Massu et les colonels
Godard et Trinquier », ces méthodes « ont été transplantées à Paris »
par « les tortionnaires de M. Papon. » « La Seine » en témoigne,
puisqu’elle « charrie des noyés qui évoquent les noyés de la baie
d’Alger, les “crevettes du colonel Bigeard”. » Quant aux rafles réali*. O. Le Cour Grandmaison, universitaire. Derniers ouvrages parus : « Ennemis mortels ».
Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La
Découverte, 2019 et, avec O. Slaouti, (dir.), Racismes de France, La Découverte, 2020.

Le 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire

sées par les forces de l’ordre et au « Palais des sports », où des milliers
de manifestants ont été retenus dans des conditions atroces et tués
parfois à « coups de crosse », ils rappellent le « “Vel d’hiv” de 1942.
Les Algériens ont été traqués comme des bêtes, et la chasse au faciès
a remplacé la recherche de la circoncision. » De même au Parc des
Expositions où les interpellés ont été “accueillis” par les policiers à
« coups de matraque » et « de nerf de bœuf », puis longtemps laissés
sans soin ni nourriture. Identifiés comme des « meneurs », parce
qu’ils ont cherché à « faire des discours », certains ont été exécutés
sommairement, reconnaissent des fonctionnaires de police.
Analyses et jugements rétrospectifs que grèvent une indigne
indignation, des approximations, des termes excessifs et une comparaison que certains jugeront scandaleuse ? Nullement. Ces différentes
citations sont extraites du numéro de Vérité. Liberté paru au mois de
novembre 1961 Assez brève, – huit pages –, cette publication n’en
est pas moins un document toujours exceptionnel par la diversité,
la densité et la précision des informations qu’elle contient. On y
apprend beaucoup sur ces massacres, sur les connaissances qu’en
avaient celles et ceux qui ont participé d’une façon ou d’une autre à
la rédaction des contributions réunies, et sur les analyses qu’ils ont
élaborées pour rendre compte de ce qu’ils savaient être des événements particulièrement meurtriers.
A la suite de témoignages nombreux, détaillés et circonstanciés,
et d’articles très documentés sur ce qu’il s’est passé en divers lieux
de la capitale, on découvre aussi dans ce numéro des « Remarques
finales » rédigées par l’historien Pierre Vidal-Naquet. Membre du
comité de rédaction, il constate que si les violences commises par
la police en ce mois d’octobre ne sont pas nouvelles, elles se caractérisent néanmoins par leur « ampleur ». Aussi n’hésite-t-il pas à
les qualifier de « massacre » en rappelant que depuis « l’été 1961 »,
il « est à peu près certains que plusieurs centaines d’Algériens ont
disparu dans la région parisienne. » De son côté, la revue Les Temps
modernes, saisie pour avoir publié un article mettant en cause les
« procédés de M. Papon », note : « Pogrom : le mot, jusqu’ici, ne
se traduisait pas en français. Par la grâce du préfet Papon, sous
la Cinquième République, cette lacune est comblée : née à Alger,
22

Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ?...

la “ratonnade” s’installe » dans la capitale. Intitulé « La Bataille de
Paris », le même article dénonce les « raids de harkis », le « lynchage
organisé » des Algériens et, le 17 octobre, les « flics » lâchés comme
des « chiens pour la curée » par « le préfet qui ordonne, le ministre
qui autorise » et le « gouvernement qui couvre l’ignoble déchaînement du racisme.1 »
Ce racisme que stigmatise aussi l’« Appel au peuple français »
rédigé par la Fédération de France du FLN, en date du 18 octobre.
A preuve, le « couvre-feu spécial » imposé depuis le 5 octobre aux
seuls Algériens par Maurice Papon, qui « se prépare à une nouvelle
bataille d’Alger », les « ratissages monstres » et « l’effusion du
sang2 » des manifestants. Enfin, pour souligner plus encore le
caractère scandaleux des massacres, Paul Thibaud note : « sur les
manifestations, sur le caractère massif, sur le calme, la dignité, la
“non-violence” des participants, on a tout dit. » Point de vue minoritaire et partisan ? Il n’en est rien. Pour beaucoup, c’est une évidence
étayée sur des faits observés par de nombreux journalistes travaillant
pour des quotidiens très divers. En attestent les lignes suivantes :
« De L’Humanité au Figaro, du Monde à France-Soir, » tous le
« confirment : les manifestants étaient disciplinés, pacifiques, ils se
laissaient arrêter sans résistance ; (…) aucune arme ne fut trouvée
sur les Algériens.3 »
Relativement au mensonge d’Etat très vite élaboré par les autorités
publiques, n’oublions pas la très docile majorité du conseil municipal
de Paris. Elle apporte une contribution remarquable et significative à
1. Vérité. Liberté, n° 13, novembre 61, p.1 et 7. L’article des Temps modernes a été reproduit
dans ce même numéro. Il comprend également une déclaration très importante d’un « groupe
de policiers républicains » communiquée « à l’ensemble de la presse parisienne. » En dépit
d’inexactitudes manifestes relevées par la rédaction de Vérité-Liberté, celle-ci a néanmoins
estimé nécessaire de publier cette déclaration qui documente et dénonce des violences, des
tortures, des exécutions sommaires et des disparitions forcées commises par les forces de
l’ordre, et corroborées par d’autres sources dignes de foi. Avec Robert Barrat, Jacques Panijel
et Pierre Vidal-Naquet, Paul Thibaud fait partie du comité de rédaction de Vérité. Liberté. Un
an avant, le 6 septembre 1960, ce même journal a publié le Manifeste des 121 sur « le droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie. »
2. « Appel au peuple français », Front de Libération Nationale. Fédération de France, p.1.
(Archives personnelles.) Reproduit avec d’autres documents importants – dont des extraits du
numéro précité de Vérité. Liberté – in O. Le Cour Grandmaison (dir.), Le 17 octobre 1961. Un
crime d’Etat à Paris, Paris, La Dispute, 2001, p.208 et suiv.
3. Vérité. Liberté, op. cit. , p.7.

23

Le 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire

cette opération en votant « une motion de félicitations à la police. »
Soutenir et absoudre les forces de l’ordre, et participer ainsi à la
négation des crimes commis pour mieux défendre Maurice Papon,
le pouvoir en place et les moyens mis en œuvre pour combattre
les nationalistes algériens et les nombreux « immigré-e-s » qui ont
manifesté, tels sont les objectifs de ce texte. Il est également une
fin de non-recevoir adressée à celles et ceux qui exigent que toute
la lumière soit faite. Rappelons aussi la suggestion et les propos de
l’un des membres de ce conseil municipal, Alex Moscovitch4, qui
se déclare favorable au « rembarquement de tous les Algériens. »
Après les rafles, les exécutions sommaires et les noyades, les expulsions collectives doivent permettre de poursuivre la lutte contre les
militants du FLN et ceux qui les soutiennent. Le 27 octobre, alors
que Claude Bourdet, directeur de France Observateur, demande aux
élus de la capitale la mise en place d’une commission d’enquête, le
même fait cette réponse publique: « Quant au problème de couler
les bateaux, ce n’est pas du ressort du conseil municipal. » Voilà qui
en dit long sur l’état d’esprit pogromiste de certains et sur l’impunité remarquable dont ils jouissent dans le champ politique puisque
l’auteur de cette répartie a tranquillement poursuivi sa carrière dans
l’institution parisienne comme au sein de son organisation, l’Union
pour la nouvelle République (UNR) fondée en octobre 1958 pour
soutenir l’action du général de Gaulle.
Longuement cités à dessein pour ne pas laisser croire qu’il s’agit
de textes mineurs rédigés par des auteurs marginaux et obscurs, les
différents articles mentionnés permettent d’établir ceci : en dépit de
la censure, des intimidations et des menaces, les contemporains, qui
souhaitaient s’informer sur les agissements des fonctionnaires de
police, le rôle de Maurice Papon et l’ampleur des violences extrêmes
employées avant, pendant et parfois après les rassemblements du
17 octobre 1961, ont réussi à obtenir des informations nombreuses
et fiables leur permettant de brosser un tableau déjà fort précis de
la situation. Grâce à des « témoignages », des « dossiers » et des
4. Membre des Forces Françaises Libres, pendant la Seconde Guerre mondiale, A. Moscovitch
(1911-1998) fut notamment conseiller municipal à Paris de 1947 à 1966. Entre 1958 et 1959,
le secrétaire général de l’Union pour la nouvelle République (UNR) n’est autre que Roger
Frey qui fut, par la suite, ministre de l’Information puis ministre de l’Intérieur (1961-1967)
au moment des massacres du 17 octobre. Il termine sa carrière comme président du Conseil
constitutionnel (1974-1983).

24

Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ?...

« photos, atroces et accablants », ils ont pris la mesure du « terrorisme
policier » à l’œuvre – l’expression est de Pierre Vidal-Naquet – et de
ses conséquences catastrophiques pour les Algériens. Aussi, après
avoir vérifiés nombre de faits portés à leur connaissances, n’ont-ils
pas hésité à les qualifier de « crime » et de « massacre », et souhaité,
en vain, que leurs auteurs, le préfet et le ministre de l’Intérieur, Roger
Frey, soient jugés. Le premier par une « cour d’assises », le second
par la « haute cour.5 »
A cela s’ajoutent d’autres témoignages, multiples, précis et
circonstanciés rassemblés par Paulette Péju dans ses ouvrages
publiés la même année grâce au courage et à l’engagement de
François Maspero. Les Harkis à Paris et Ratonnades à Paris6
permettent d’établir eux aussi que la torture fut communément pratiquée à l’encontre des « Français Musulmans d’Algérie » arrêtés et
suspectés d’appartenir au FLN. De même le recours aux exécutions
sommaires et aux disparitions forcées. Pratiques et crimes racistes,
assurément, car à l’époque, « l’Algérien », qu’il réside dans l’Hexagone ou de l’autre côté de la Méditerranée, est plus que jamais le
« raton » ou le « bicot » jugé particulièrement menaçant puisqu’il
est désormais réputé « terroriste » et incarner ce faisant une menace
existentielle pour l’intégrité et la stabilité du pays. « Felouze » donc,
disent avec mépris les militaires, notamment, ce qui justifie à leurs
yeux, comme à ceux de nombreux contemporains d’alors, les traitements et les dispositions d’exception que l’on sait. Crime et racisme
d’Etat aussi eu égard aux différents responsables sous l’autorité
desquels ce crime fut commis et au fonctionnement particulier des
institutions de la Cinquième République en de telles circonstances.
Crime contre l’humanité enfin, précise l’avocate et regrettée Nicole
Dreyfus, puisque les actes perpétrés dans la capitale en ce mois
d’octobre 1961 ont été préparés puis mis en œuvre par la préfecture
de police avec l’aval du gouvernement. Conformément à la lettre et à
l’esprit de l’article 212-1 du Code pénal, qui définit ce type de crime,
il s’agit bien d’un plan concerté exécuté pour des motifs politiques
5. Vérité. Liberté, op. cit. , p.1.
6. P. Péju, Les Harkis à Paris et Ratonnades à Paris, François Maspero, 1961, réédités en
octobre 2000 aux éditions La Découverte.

25

Le 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire

et raciaux à l’encontre de civils, victimes de tortures, d’exécutions
sommaires et de disparitions forcées7.
Pour celles et ceux que nous avons cités, il ne fait aucun doute
que Maurice Papon a été, au cours de cette période, constamment
couvert et qu’il a conduit sa « bataille de Paris » avec le soutien du
gouvernement puisque sa mission n’était pas seulement de « tenir
la capitale ». Au-delà de cet objectif majeur, il s’agissait aussi de
« frapper fort et juste » pour « ébranle[r] sérieusement l’organisation rebelle » et « la démanteler8 » peu à peu, affirmait le ministre
de l’Intérieur, Roger Frey, le vendredi 13 octobre 1961 lors d’un
débat à l’Assemblée nationale. De là le recours, à Paris et dans la
région parisienne considérés comme un second front essentiel, aux
méthodes de la guerre contre-révolutionnaire développées et mises
en œuvre en Algérie par des officiers supérieurs bien connus. Sur
un point important, le confirme également une note du 5 septembre
1961 signée par Maurice Papon puis adressée au directeur du service
de coordination des affaires algériennes et au directeur de la police
municipale. On y découvre un ordre formulé d’autant plus explicitement que cette note devait rester confidentielle. « Les membres
des groupes de choc [du FLN], est-il écrit, surpris en flagrant crime
devront être abattus sur place par les forces de l’ordre.9 » Lumineux
et terrible, assurément. En ces circonstances donc, pas de prisonniers. Conseiller d’Etat, chargé par Jean-Pierre Chevènement d’un
rapport publié en 1998 sur les archives de la Préfecture de police et
les “événements” du 17 octobre 1961, Dieudonné Mandelkern, qui
reproduit cette note, ne fait aucun commentaire sur son caractère
pour le moins exorbitant et contraire aux dispositions en vigueur.
7. Rappelons que grâce à l’obstination du magistrat Louis Joinet, une convention internationale,
ratifiée par la France puis entrée en vigueur le 23 décembre 2010, fait de la disparition forcée
un crime contre l’humanité. Trois ans plus tard, le code pénal reprend cette qualification – art.
211-1- et définit ladite disparition dans l’article 221-12.
8. « M. Roger Frey s’affirme décidé à “appliquer une véritable politique de défense de l’ordre
public”. », par André Ballet, Le Monde, 16 octobre 1961. Cette citation est reprise par la
Fédération de France du FLN, dans sa « Déclaration sur la répression et les mesures policières
dans la région parisienne » en date du 17 octobre 1961. (Archives personnelles.)
9. Rapport sur les archives de la Préfecture de police relatives à la manifestation organisée par
le FLN le 17 octobre 1961, Paris, Ministère de l’intérieur (La documentation française), 1998.

26

Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ?...

Pour les rédacteurs de Vérité-Liberté et des Temps modernes,
entre autres, l’importation en métropole des techniques de la guerre
conduite en Algérie est d’évidence en raison des nombreux éléments
factuels en leur possession. Tous soulignent à plusieurs reprises
que, des deux côtés de la Méditerranée, des moyens non conventionnels, constitutifs d’un terrorisme d’Etat, ont été employés pour
briser le FLN, atteindre ses militants et les Algériens qui, d’une
façon ou d’une autre, soutenaient l’organisation nationaliste. Dans
ce contexte marqué par une extrême violence politique, verbale et
physique, et par la stigmatisation des Français-e-s qui, en métropole
et parfois au péril de leur liberté, militaient pour l’indépendance de
l’Algérie, s’opposaient à la guerre et au récit officiel des pouvoirs
publics relayé par une Radiodiffusion-télévision française (RTF)
aux ordres10, l’ensemble témoigne d’une remarquable « volonté de
savoir » que soutient le « courage de la vérité » (Michel Foucault).
Recherchée avec obstination, cette vérité fut rapportée puis
analysée sans fard dans diverses publications et ouvrages importants
rapidement publiés. A l’adresse de certains, qui prétendent détenir
aujourd’hui le monopole de la scientificité en raison de leur neutralité politique supposée, ajoutons que ces engagements militants
ne s’opposaient ni à cette volonté, ni à ce courage sans lequel la
première n’aurait pu persévérer. Mieux, l’une et l’autre, comme
« l’éthique de la conviction » et la fidélité à un certain nombre de
principes, démocratiques notamment, ont été au fondement de cette
quête. « Volonté de savoir », assurément, et volonté de faire savoir,
autant que faire se peut, compte tenu des circonstances et de la
censure. De cela témoigne aussi l’inscription, réalisée à la peinture
sur le muret d’un quai de Seine à proximité de la Préfecture de police
par Jean-Michel Mension11 (Alexis Violet) et Jean-Marie Binoche :
« Ici on noie les Algériens », destinée à informer les Parisiens des
méthodes employées par les forces de l’ordre.
10. En octobre 1961, le secrétaire d’Etat chargé de l’Information est Christian de la Malène qui
occupe cette fonction sous l’autorité du Premier ministre Michel Debré.
11. Jean-Michel Mension, Le Temps Gage, Paris, Agnès Viénot Editions, 2001.

27

Le 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire

Soixante ans après, plusieurs livres12 ont considérablement
enrichi notre connaissance des massacres d’octobre 1961 et confirmé
l’essentiel des faits mis au jour par les personnes mobilisées alors.
En attestent, par exemple, l’ampleur des arrestations estimées par
certain-e-s historien-ne-s et une publication officielle - plus de 14000
soit presque une personne sur deux, selon le rapport de Dieudonné
Mandelkern publié en janvier 1998. Le terme de rafles employé à
l’époque est donc parfaitement adéquat. Confirmation aussi du
nombre des morts, plusieurs centaines13. Cela n’empêche nullement des contemporains, des responsables politiques de gauche, un
président de la République, François Hollande, certains historiens
et conseillers, et historiens devenus conseillers de plusieurs chefs
d’Etat, d’user encore de formules controuvées pour ne pas employer
les termes précités de « massacres », de « crime » et de « terreur
d’Etat ».
Tous pensent, sans doute, et cherchent à faire croire en tout cas
qu’ils sont amis de la modération et de l’objectivité lors même
qu’ils se plient à la doxa mémorielle aujourd’hui dominante et qu’ils
infirment les analyses de ceux – Pierre Vidal-Naquet en particulier –
dont ils prétendent s’inspirer. Les références appuyées à cet historien ne sont que parades académiques trompeuses car les premières
n’engagent à rien. Fidélités superficielles, reniements essentiels.
Au courage de certain-e-s hier a succédé ce que souvent les mêmes
nomment désormais prudence ; elle n’est que le masque politiquement présentable de leur commune couardise et, parfois, de leur
trahison de la parole donnée ou de publications passées. Obnubilés
12. Voir l’ouvrage pionnier de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris : 17 octobre 1961, Paris,
Seuil, 1991 puis Octobre 1961 : un massacre à Paris, Paris, Fayard, 2001 et notamment Linda
Amiri, La Bataille de France : la guerre d’Algérie en métropole, Paris, R. Laffont, 2004, Jim House
Neil MacMaster, Paris 1961 : les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008
et Fabrice Riceputi, Ici on noya des Algériens, Paris, Le Passager clandestin, 2021.
13. En ce qui concerne le nombre de victimes, on peut lire, dans le numéro précité de VéritéLiberté, le passage suivant : « Les services de l’inspection générale de la police estiment à
cent quarante le nombre de morts à la suite de la manifestation du 17 octobre. » op. cit. , p.7.
(Souligné par nous.) La version officielle, présentée par le ministre de l’Intérieur au Sénat le
31 octobre 1961, est : 6 morts et cent trente-six blessés. Quant à D. Mandelkern, il s’en tient dans
son rapport à quelques dizaines. De même, l’historien Jean-Paul Brunet, Police contre FLN. Le
drame d’octobre 1961, Paris, Flammarion, 1999. Comme le rappelle P. Vidal-Naquet, ce livre
repose sur la consultation exclusive des archives de police, de la Justice et de l’Assistance
publique. « Aucun témoin algérien n’a été interrogé. » Curieuse méthode, pour le moins.

28

Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ?...

par la gestion de leur capital électoral et/ou social, et parfois fort
soucieux de ne pas compromettre leurs entrées en haut lieu, ils
se plient à l’opinion publique et plus encore à aux desiderata des
majorités et des présidents en place.
Quant au très consensuel « devoir de mémoire », que tous
défendent, il est depuis longtemps au service du renoncement
puisqu’il permet d’éviter de se prononcer de façon précise sur la
qualification juridique et politique des faits. Commémorer a minima
pour se soustraire à une reconnaissance pleine et entière, telle est la
position de cette cohorte hétéroclite, pusillanime et cauteleuse qui
réunit des amoureux prétendus de Clio, de nombreux représentants
de diverses gauches politiques et de l’actuelle majorité présidentielle. Classique tactique politique qui consiste à accorder un peu
pour ne rien concéder sur le fond. De cela témoignent les cérémonies
officielles, entre autres, organisées chaque année par la Mairie de
Paris au Pont Saint-Michel, et les discours convenus des personnalités présentes. A grand renfort de formules rebattues et de mots
fourre-tout : « tragédie, drame, pages sombres de notre histoire,
etc…, » toutes prennent garde à ne pas mettre en cause l’Etat et la
République devenus criminels. Puissance de la mythologie nationale-républicaine et du conformisme veule qu’elle favorise.
Relativement à l’extrême-droite et à la droite de gouvernement,
toutes persévèrent dans la dénégation ; nul ne saurait s’en étonner.
Sinistrement fidèles à leur mythologie partisane et nationale, elles
entretiennent toujours les représentations convenues forgées sous
la Troisième République selon lesquelles la colonisation française
n’aurait eu d’autres fins que d’apporter la civilisation aux peuples et
aux « races » qui jusque-là en ignoraient les bienfaits. A preuve, le
vote de la loi 23 février 200514. Au mépris des principes démocratiques élémentaires, qui devraient interdire toute incursion des
autorités publiques dans l’écriture de l’histoire afin d’en fixer le
sens, cette législation officialise une interprétation apologétique
14. Confère l’article premier de cette loi qui est ainsi rédigé : « La Nation exprime sa
reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France
dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi
que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » Rappelons que
ce texte législatif n’a jamais été abrogé et qu’il fait donc toujours partie du droit positif français.

29

Le 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire

de « l’aventure coloniale », en Algérie notamment. Double exception, en vérité, puisque la France est également la seule ancienne
puissance coloniale à s’être engagée dans cette voie par la « grâce »
d’une majorité revancharde et toujours plus complaisante à l’endroit
du Front national hier et de son successeur aujourd’hui. De facto,
sur ces sujets, notamment, l’une et l’autre défendent désormais des
positions similaires avec la caution d’un chœur nombreux et bruyant
où se retrouvent d’importantes personnalités de la droite gouvernementale, quelques académiciens comme Max Gallo, des historiens,
des philo-idéologues, et des bateleurs médiatiques influents et
vociférants 15.
De là aussi, leur critique systématique de toute reconnaissance.
A chaque fois que cette question surgit dans l’actualité politique,
tous s’y opposent en mobilisant des arguments démagogiques
et trompeurs destinés à vanter ce qu’ils osent encore nommer
« l’œuvre » et la « grandeur » de la France, et les « aspects positifs »
de la colonisation. Banale mais efficace écholalie. Au mieux, elle
prospère sur l’euphémisation des faits, au pire sur leur dénégation
pour mieux courtiser l’électorat que l’extrême-droite et la droite
se disputent toujours plus âprement. S’y ajoutent la dénonciation
pavlovienne d’une prétendue « repentance », forgée pour les besoins
de leur mauvaise cause, la critique du « communautarisme », dont
15. Cf. M. Gallo, FIER d’être Français, Paris, Fayard, 2006. Auteur de Pour en finir avec
la repentance coloniale (2006), l’historien Daniel Lefeuvre condamne tous ceux qui disent
qu’en Algérie « la France s’est mal conduite. » Réforme, n° 3194, 12-18 octobre 2006. Le 18
novembre 2005, Alain Finkielkraut déclare au journal israélien Haaretz : « Actuellement on
enseigne l’histoire coloniale comme une histoire uniquement négative. On n’enseigne plus que
l’entreprise coloniale avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter la civilisation aux sauvages.
On n’en parle que comme une tentative d’exploitation, de domination, de pillage. » (Souligné
par nous.) Depuis, il a été rejoint dans ce combat pour le moins douteux par le chroniqueur
Eric Zemmour qui a publiquement défendu le général Bugeaud et les massacres perpétrés par
l’Armée d’Afrique qu’il commandait lors de la conquête de l’Algérie dans les années 1840.
Deux fois condamné pour propos racistes et incitation à la haine raciale, E. Zemmour affirmait,
le 23 octobre 2019 sur la chaîne CNews : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il
commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Eh bien moi, je suis aujourd’hui
du côté du général Bugeaud. C’est ça être Français !» Quelques semaines plus tard, réagissant
à cette péroraison, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a estimé qu’elle pouvait être perçue
comme la « légitimation de violences commises par le passé à l’encontre de personnes de
confession musulmane mais aussi comme une incitation à la haine ou à la violence à l’égard de
cette même catégorie. » Délicate formulation. Soyons plus précis : cette saillie obscène relève
de l’apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

30

Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ?...

sont accusés les premiers concernés qui militent pour la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961, et la stigmatisation
de la « surenchère victimaire » imputée aux mêmes. Eu égard aux
commémorations qui s’annoncent en 2021 comme en 2022, lors du
soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, nul doute
que les représentant-e-s de ces organisations vont, dans un contexte
politique particulièrement important en raison de la proximité des
élections présidentielles, donner de la voix et s’opposer plus que
jamais à tout changement.
De son côté, le parti socialiste et François Hollande, élu chef de
l’Etat en 2012, s’en tiennent à une formule très en-deçà des termes
requis pour nommer de façon précise ce qui a été perpétré en ce
mois d’octobre 1961. En atteste ce communiqué de l’Elysée du
17 octobre 2012. Après avoir qualifié les événements de « sanglante
répression », il est précisé que « la République » les « reconnaît
avec lucidité ». Bricolage politique et rédactionnel, et tour de passepasse rhétorique élaborés par des communicants soucieux, comme
leur maître, de ménager les droites parlementaires tout en feignant
de satisfaire celles et ceux qui, depuis fort longtemps, sont mobilisés
pour exiger la reconnaissance claire et précise de ces massacres.
S’y ajoute une formule remarquablement contradictoire. En effet,
la « lucidité », revendiquée de façon abusive pour faire croire à
une décision courageuse conforme aux promesses électorales faites
antérieurement, aurait dû conduire à identifier les auteurs : Maurice
Papon, et, au-delà de ce fonctionnaire, l’Etat qui est à la fois responsable et coupable de ces faits. Ceux-là mêmes qui échappent toujours
à la seule qualification adéquate : celle de crime.
Une fois encore, ce communiqué élyséen témoigne de tergiversations et d’une couardise politico-langagières parées des atours de la
raison et de la modération. Et bénéfice ultime de ces circonvolutions
discursives destinées à préserver aussi le mythe d’une République
immaculée parce que toujours fidèle à ses principes16 : présenter
16. Le 13 juin 2000, le socialiste Jean-Jacques Queyranne, alors secrétaire d’Etat à l’Outre-mer
dans le gouvernement de Lionel Jospin, répondait ainsi à la sénatrice D. Bidard-Reydet, qui
venait de l’interpeller sur les massacres d’octobre 1961 : « un travail important de recherche
a été effectué ; il a permis de progresser dans la révélation de la vérité. » Après avoir cité les
rapports Mandelkern et Géronimi, le même conclut par cette affirmation péremptoire conforme

31

Le 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire

implicitement les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale qui continuent de manifester, et ceux qui soutiennent leurs
revendications, comme des « radicaux » irresponsables à l’origine
d’une « guerre des mémoires » susceptible de porter gravement
atteinte à l’unité nationale. Pour plusieurs autres organisations des
gauches politiques, syndicales et associatives, à quelques exceptions
près, la question de la reconnaissance des massacres du 17 octobre
1961 est rarement mise à l’agenda politique national et, trop souvent
hélas, ces organisations se mobilisent fort peu pour faire progresser
le dossier, selon l’expression consacrée.
Que fera l’actuel président, Emmanuel Macron, qui, plus souvent
qu’à son tour, a flatté et continue de flatter les électeurs du centre, de
droite voire d’extrême-droite en tressant hier les louanges de Philippe
de Villiers, qui préside aux destinées du barnum pseudo-historique
du Puy-du-Fou, puis en mobilisant son obligé, le très réactionnaire
et très opportuniste ministre de l’Intérieur ? Difficile de le prédire
quand bien même un « geste fort » est attendu aux dires de certains
qui prétendent avoir l’oreille du chef de l’Etat. Soit. Mais en dépit
de cette formule communément employée, l’expérience prouve trop
souvent que les actes effectivement réalisés ne sont « forts » que dans
la rhétorique officielle des communicants au service du pouvoir et
des béni-oui-oui de la majorité en place.
Parfois mobilisés depuis plus de trente ans, les héritiers de
l’immigration coloniale et postcoloniale, certains partis politiques,
syndicats et associations exigent que les crimes d’Etat du 17 octobre
1961 soient enfin reconnus, les archives relatives à ces derniers
ouvertes au plus grand nombre et un véritable lieu de mémoire érigé
dans la capitale afin que nul n’ignore les torts insignes subis par
celles et ceux qui, au péril de leur vie et de leur liberté, ont courageusement manifesté pour défendre le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes. Monsieur le président, vous prétendez incarner une
politique « disruptive », prouvez-le ! Faites droit à ces revendications et mettez fin à soixante ans de discriminations mémorielles et
commémorielles inacceptables, et de tergiversations indignes.
à la doxa républicaine adoptée par le Parti socialiste : « En revanche, il n’est pas juste de
demander à la République de reconnaître dans ces événements la responsabilité d’un crime
qu’elle aurait perpétré. Cela reviendrait à admettre que la république a voulu les tragédies qui
ont accompagné ces manifestations. Ce serait absurde. »

32

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024