Citation
« Cobalt Blues » donne le tournis. Trop de chiffres, de dates, de noms, de citations. Trop de pages bien tassées, de considérations implacables. Malgré cela, l’ouvrage d’Eric Bruyland se lit comme un roman. Car l’auteur, rédacteur en chef à l’hebdomadaire Trends et fils d’un colon ayant fondé une entreprise à Kolwezi, sait de quoi il parle lorsqu’il évoque l’histoire du Congo d’après l’indépendance : il y était. Dans les coulisses de l’histoire, près des gisements du Katanga, proche de ces colons durement secoués par les évènements des années 60, proche aussi des Congolais avec lesquels il avait grandi. Il fut aussi un interlocuteur des milieux d’affaires belges et des ministres successifs qui, à la tête de la Coopération ou des Affaires étrangères, eurent à gérer les relations avec l’ancienne colonie. Et enfin, last but not least, il semble avoir disposé d’une source critique mais inépuisable, les confidences de Robert Crem, ancien PDG de la Gecamines, qui s’opposa autant à Mobutu qu’aux décideurs belges.
Autant le dire, Bruyland n’est pas un tendre : journaliste économique, il s’est montré plus attentif aux chiffres qu’aux belles paroles et les déclarations d’ « amour-haine » qui ont si souvent marqué les relations belgo congolaises le laissent de marbre. Pour lui, ce qui importe, c’est le constat des faits. Implacables : au moment de l’indépendance, Kolwezi offre les plus riches gisements de cuivre et de cobalt de la Copperbelt, l’Union Minière du Haut Katanga extrait le cuivre, le cobalt et autres minerais à l’aide de technologies et de machines modernes, gère les stocks, mène des prospections systématiques. La pureté des cathodes de cuivre atteint les 99,9% et le raffinage ultérieur, permettant d’obtenir du cuivre pur, s’effectue en Belgique dans les usines métallurgiques MHO (Métallurgie Hoboken Overpelt), qui appartiennent au groupe de la Société Générale. Un groupe intégré, cohérent, qui réalise des profits considérables et qui, soucieux d’éviter les remous sociaux, finit par se transformer en Etat Providence. Dans ce « meilleur des mondes », il y a cependant un bémol, et il est d’importance : au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le développement du Congo était bien réel, mais il se faisait sans les Congolais et les Alliés, tout comme l’ONU, interpellaient les Belges : « où sont les fonctionnaires, les électeurs noirs, les universités pour les Noirs » ?
Dans un pays aussi peu préparé à l’indépendance, l’appareil gouvernemental était appelé à s’effondrer. Ce qu’il ne manqua pas de faire, comme on le sait.
Si l’auteur rappelle l’inexpérience et, très vite, la corruption des dirigeants congolais, (alors qu’ils exécraient Lumumba, les négociateurs belges de la Table ronde de 1960 privilégièrent les interlocuteurs « malléables », qualifiés de « modérés »), c’est à l’égard des Belges qu’il se montre le plus incisif : il n’omet pas de rappeler que l’Union minière elle aussi trichait en minimisant la valeur des stocks, qu’à la veille de l’indépendance les capitaux des sociétés coloniales furent rapatriés en Belgique laissant exsangue le jeune Etat. Et s’il dénonce les éléphants blancs, ces projets pharaoniques et mal calibrés qui allaient se multiplier sous l’ère Mobutu, Bruyland souligne aussi que malgré tout cela, l’Union minière, devenue Gecamines, est longtemps restée une entreprise intégrée, principale contributrice au budget du pays, qui formait avec le pouvoir mobutiste un étrange couple, se disputant pour la galerie tout en se partageant prébendes, bénéfices et petits services rendus entre amis.
L’auteur relate les diverses causes de l’effondrement de la Gecamines : l’effondrement, faute d’entretien, de la mine de Kamoto est la plus fréquemment citée, les ponctions opérées par le régime Mobutu furent une réalité. Mais d’autres facteurs sont entrés en jeu : dès le milieu des années 80, l’heure est à la privatisation, les sociétés d’Etat n’ont plus la cote. Le Zaïre de Mobutu devient alors le premier laboratoire et la première victime de l’ajustement structurel, qui l’oblige à raboter le budget de l’Etat, entre autres dans les secteurs sociaux et de l’enseignement. Robert Crem, connu pour son efficience, est placé à la tête de la Gecamines qu’il entend bien redresser, mais il est sapé de toutes parts : vomi par les profiteurs du régime, exécré par certains milieux belges qui n’apprécient pas sa rigueur. Sans oublier les pressions internationales en faveur de la vente par appartements du géant katangais, auxquelles Mobutu tente de résister malgré tout. La « grande loterie » aura lieu dans la foulée de la première guerre du Congo, où les troupes de l’AFDL menées par les Rwandais et les Ougandais chasseront Mobutu en 1997 et placeront à la tête du pays un Laurent Désiré Kabila. Ce dernier, à Lubumbashi et à la veille de gagner Kinshasa signera de juteux contrats avec des sociétés américaines et canadiennes qui avaient probablement contribué à l’effort de guerre.
Complexe, parfois ardu, avec de nombreux aller retour et une deuxième partie plus actuelle, qui ramène aux débats sur la colonialité, l‘ouvrage offre ample matière à réflexion parce qu’il réussit met en parallèle le déclin de Mobutu, l’effondrement de l’industrie minière, le grand jeu de la politique internationale et les batailles pour le pouvoir au Congo. Ainsi, selon l’auteur, le « massacre » des étudiants sur le campus de Lubumbashi, qu’il décrit comme un montage (opinion que nous ne partageons pas) fut surtout le prétexte invoqué en Belgique pour se désengager du Zaïre et abandonner Mobutu, allié utile du temps de la guerre froide mais qui, à l’heure de la mondialisation avait fait son temps. Dans la foulée, l’auteur démystifie Etienne Tshisekedi, l’ « éternel opposant », explique l’aventurisme de Kabila père, évoque l’enrichissement de Kabila fils et démystifie impitoyablement la prétendue « expertise africaine» dont se prévaut la Belgique.
Tous ceux qui se penchent aujourd’hui sur le passé colonial de la Belgique, attendant excuses et réparations, devraient lire cet ouvrage implacable, qui met à nu la mise à sac du Congo et en particulier le pillage des gisements miniers qui sont joués en Bourse, dépecés par des opérateurs inexpérimentés (dont le cuivre n’a plus qu’une teneur de 30%), emportés par des Chinois. Ceux qui « planchent » sur les caravanes de Stanley ou le travail forcé dans les plantations de caoutchouc devraient aussi s’interroger sur le sort des millions de creuseurs, esclaves des temps modernes, qui tentent de grappiller des miettes du pactole, font le bonheur des pays voisins et surtout alimentent la voracité de la Chine, le « nouvel empire » soucieux de contrôler le marché mondial du cobalt et autres matières premières essentielles.
Dans sa première moitié en tous cas, cet ouvrage est remarquable en ceci qu’il n’évacue pas les responsabilités de l’ancienne puissance coloniale, qu’il s’agisse des actionnaires de la Société générale, des membres de la commission d’enquête parlementaire, des « amis » belges de tous les intervenants congolais ou de l’ignorance crasse de la nouvelle génération politique, plus préoccupée par le sort des statues de Léopold II que par le hold up qui se pratique sous les yeux de tous. …
Erik Bruyland, Cobalt Blues, la sape d’un géant, Congo 1980-2020, éditions Racines