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Le gouvernement de Kigali, les Nations unies, les organisations
 humanitaires. Tout le monde appelle les réfugiés à rentrer chez
 eux. Mais parmi les Hutus déracinés, la hantise de retrouver l'horreur
 des massacres est tenace. Ce mercredi après-midi encore, Marcel, 23
 ans, mécanicien chez « Rwanda-Motors » à Kigali, refusait obstinément
 jusqu'à l'idée de regagner le pays. J'ai vu hier un réfugié qui
 revenait de Gisenyi. Il avait les yeux crevés. Je ne sais pas où il
 est maintenant. Peur viscérale, qui prend toujours le pas sur la
 crainte d'être happé par le choléra, comme l'ont déjà été plus de
 20.000 personnes par ici. Peur viscérale qui domine toujours
 l'inquiétude du lendemain. Il faut tant d'argent pour subsister. Et ce
 n'est pas inépuisable. Beaucoup d'entre nous ont vendu les biens
 qu'ils ont emportés ici. A des prix ridicules. 500 dollars pour une
 voiture alors qu'on les achète d'habitude au moins 4.000 dollars. 
 Dans le même temps, les produits de base continuent d'augmenter. Avant
 l'arrivée de cet océan humain, 1.000 zaïres égalaient 1.300 francs
 rwandais. Aujourd'hui, 1.000 francs rwandais sont échangés contre 800
 zaïres. Mais les premiers jours, ils en valaient 400 seulement. Au
 bout du compte, on paye des prix exorbitants. Une banane s'achetait 2
 francs chez nous. Ici, c'est 200! Le sac de charbon vaut 8.000 F. On
 l'avait à 500 F au Rwanda. Marcel a de quoi tenir 2 mois. J'ai emporté
 des économies. Je vis avec mon beau-frère, sa femme et leurs 2
 enfants. On mange peu. On préfère consacrer l'argent aux boissons. La
 bière essentiellement. C'est cher, mais c'est plus sûr que l'eau. 
 
 
Épurer l'eau
 
 A l'autre bout de la ville, pourtant, les Américains s'activent depuis
 mardi au bord du lac Kivu. Après avoir déversé du purificateur, ils
 ont tiré d'énormes tuyaux blancs, qui plongent dans l'eau. On la
 pompe, elle passe par 3 filtres successifs, puis aboutit dans 10
 citernes de 3.000 litres chacune. Alors, des camions viennent prendre
 livraison, via d'autres tuyaux, avant de repartir vers les camps. On
 épure 24 heures sur 24, explique le sergent Burns. Depuis mardi soir,
 on a filtré plus de 30.000 litres. 
 
 Au milieu des camions kaki, des citernes blanches, des robinets
 jaunes, deux taches rouges. Deux gros véhicules de pompiers, venus des
 Etats-Unis. Un peu plus loin, passés les barbelés, trois corps,
 recouverts par une bâche en toile cirée... 
 
 Remontée vers le centre-ville. Moins de monde, semble-t-il. Moins de
 cadavres aussi. On se met à espérer. Pas longtemps. Au cercle sportif,
 pas loin de l'Institut technique, nouvelle hallucination. C'est ici
 que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s'occupe des
 militaires et miliciens rwandais blessés. Conformément à la Convention
 de Genève, insiste Nina Winquist, attachée de presse du CICR, le droit
 international humanitaire veut que ce soit la Croix-Rouge qui prenne
 en charge les ex-combattants blessés. Les Etats-Unis et l'Union
 européenne nous aident. Il y a des donations privées aussi. 
 Ici, c'est vraiment les résidus de l'armée rwandaise. Il y a une
 semaine, ils étaient plus de 3.000. Ils sont encore à peine plus de
 2.000. 100 morts par jour. D'abord, ceux qui étaient grièvement
 blessés. Depuis mercredi dernier, ceux qui sont atteints du
 choléra. Spectacle dramatique. Des hommes sont nus, les uns sur les
 autres. On agonise sans un râle, les yeux qui fixent le ciel. A côté
 du terrain de tennis, 20 corps sont comme figés par la glace, un genou
 plié, une main tendue. 
 
 Ces hommes ne bénéficient pas de la sympathie internationale, admet
 Nina Winquist, mais notre rôle n'est pas de distinguer les bons des
 mauvais. Ce jeudi, une équipe chirurgicale arrive. Elle opérera dans
 le module chirurgical monté dans les vestiaires du cercle, avec du
 matériel belge et norvégien notamment. Il nous faut encore des
 perfuseurs. Parce qu'on ne peut pas nourrir autrement un malade du
 choléra. 
 
 Par là, on nettoie les plaies des blessés, un soldat a la jambe coupée
 au-dessus du mollet. Un autre sautille, appuyé sur un bâton. Un autre
 encore a le flanc couvert de bandes. Au-delà d'une clôture, ceux qui
 vont mieux. Parfois couchés à trois sur une paillasse
 individuelle. L'uniforme négligé. Le regard vide. Silencieux. Le camp
 des battus. Et de la mort, lui aussi. 
 
 Chez Caritas, on se bat également contre le choléra. Avec une aide
 italienne, notamment. Il y a là des réfugiés civils, uniquement. De
 tous âges. Souffrant en silence, une fois encore. La veille, deux
 Français y ont atterri, ramenés de Gikongoro (en zone humanitaire de
 protection, sous contrôle français) par une jeep de l'opération
 Turquoise. Elle s'appelle Madeleine Raffin. Elle travaille pour
 Caritas à Gikongoro. Je suis au Rwanda depuis 1968. Lui, Alain, dirige
 là-bas une société d'entretien et de gestion de parc automobile pour
 entreprises. 
 
 Vous êtes philo-tutsis!
 
 L'un et l'autre affirment que le FPR commet bel et bien des exactions
 sur ceux qui retournent dans sa zone! Là-bas, on tire sur les réfugiés
 qui reviennent. Ceux qui peuvent travailler aux champs sont
 épargnés. Les autres, intellectuels, anciens fonctionnaires de l'Etat,
 collaborateurs de l'ancien régime ou membres de la famille de
 militaires, sont regroupés dans des classes d'école. Et on les y tue,
 au couteau ou à la grenade...
 
 Mais une fois encore, ces accusations se basent sur d'autres
 témoignages. Nous n'avons rien vu. On nous l'a raconté. Le préfet de
 Gikongoro notamment. 
 
 Madeleine raconte qu'elle a recousu elle-même ceux qui en ont
 réchappé. Elle jure que le FPR veut réinstaller le vieux système
 rwandais. Un système féodal. Avec une aristocratie tutsie, et des
 esclaves hutus. Tous ceux qui ont étudié sont tués. Quand les Français
 partiront, le million et demi de réfugiés dans la zone humanitaire
 sera condamné à mort! 
 
 Alain enchaîne, l'air écoeuré. Les FAR et les milices ont massacré
 500.000 Tutsis. Le FPR est prêt à massacrer des millions de Hutus. Et
 toute la presse internationale, toutes les organisations humanitaires
 et tous les gouvernements n'y voient que du feu. 
 
 Le père Piero Sartorio, missionnaire italien, passe et s'approche. Je
 travaille pour Caritas, dans le Kivu, depuis 1960. Je sais de quoi je
 parle. Méfiez-vous des Tutsis! Ils parlent très bien. Mais les actes
 ne suivent jamais leurs paroles. Vous êtes tous philo-tutsis! Sans
 comprendre qu'ils ne tolèrent pas la contestation. Ils veulent des
 bras pour travailler la terre. Pour eux. Et les Hutus qui acceptent
 seront épargnés. Voilà ce qui se passera demain au Rwanda. 
 
 Qui croire ici? Sans jamais voir une éventuelle victime du FPR. Sans
 jamais revoir ceux qui se sont enfoncés, là-bas, vers le pays des
 mille collines. Et des mille rumeurs. Si troublantes... 
 
 T. F.