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Le 27 mai 2004, dix ans après le génocide des Tutsis, je sortais de terre, à Cyuga, les ossements de ma mère, Adèle, de ma grand-mère qu'on appelait Bibi, de Lydia, ma petite cousine de 8 ans, de Séraphine, une adolescente de 17 ans, et de Drocelle, une amie de ma mère. Hormis le corps de ma mère, qui était enseveli près de sa maison, j'ai extrait tous les autres des latrines, où leurs bourreaux les avaient jetés, le 8 avril 1994. Ces bourreaux étaient leurs voisins hutus, persuadés, par la propagande anti-tutsie, d'accomplir un acte politique. A quelques kilomètres de là, à Kigali, ma petite sœur Providence, mon frère adoptif Jean de Dieu et son épouse Christine, mon père Jean-Baptiste, mes demi-frères et sœurs et une centaine d'autres membres de ma famille ont subi le même sort.
Ils ont été tués parce qu'ils étaient tutsis et que tous les Tutsis du Rwanda devaient mourir. Certains de leurs assassins sont en prison, certains vivent encore librement au Rwanda ou ailleurs, d'autres enfin sont morts. Les crimes qu'ils ont commis sont inexcusables, dépassent l'entendement. Personne n'a le droit de m'imposer une réconciliation avec ces tueurs, capables de jeter vivantes ma petite Lydia, ma vieille Bibi, dans des latrines ! Lorsque ma famille me manque trop, lorsque les cauchemars m'assaillent, lorsque ma peine est trop vive, je leur souhaite le pire. Mais je ne veux pas qu'ils soient condamnés à mort par une décision de justice rendue au nom du peuple, au nom des hommes. Les tuer comme ils ont tué, c'est se rabaisser à leur niveau : celui de la barbarie. C'est pourquoi je suis fondamentalement opposée à la peine de mort.
«Certains des auteurs du génocide au Rwanda ne comparaîtront jamais devant le Tribunal international, ni devant les cours rwandaises. Sauf si les parquets d'autres pays poursuivent en justice les accusés qui arrivent sur leur territoire, des personnes coupables des crimes les plus atroces pourraient s'échapper sans punition» (Alison Des Forges, historienne, consultante pour l'ONG américaine Human Rights Watch). Les Etats européens n'extradent pas un suspect vers un Etat où la peine de mort est en vigueur. Malgré cela, après le génocide, le nouveau gouvernement rwandais a choisi de maintenir la peine capitale, regrettant même qu'elle ne soit pas appliquée par le Tribunal international pour le Rwanda lors de sa création, arguant que son abolition était prématurée et serait difficilement comprise par la population et par les survivants du génocide.
Aujourd'hui, des génocidaires qui ne sont pas poursuivis par le Tribunal pénal international pour le Rwanda parce que ce ne sont pas les plus hauts responsables vivent librement en Europe. Certains Etats arrêtent les plus en vue. Une poignée a été jugée. Mais pour les autres l'Europe est un havre de paix et de quiétude. Pourquoi ? Les Etats européens n'ont aucune intention d'arrêter ces hommes, car ils savent qu'ils devraient les juger. Le procès d'un Rwandais, c'est long, compliqué et très cher. La Belgique en a organisé deux, ce qui est exemplaire et exceptionnel. Cependant, des Belges disent aujourd'hui qu'il ne leur revient pas de juger des Rwandais accusés d'avoir commis un génocide contre des Rwandais au Rwanda. Même si de nombreuses personnes, soupçonnées d'avoir activement participé au génocide au Rwanda, vivent en Belgique, aucun autre procès n'a eu lieu et n'aura vraisemblablement lieu.
Le 8 juin 2004, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme, pour n'avoir pas jugé dans un délai raisonnable ma plainte avec constitution de partie civile, portée dès 1995, contre un prêtre rwandais, pour des faits de génocide. Douze ans plus tard, l'instruction ouverte à l'encontre de l'intéressé est toujours en cours. Ce prêtre continue d'officier, tandis que d'autres Rwandais également soupçonnés d'avoir participé au génocide, vivent en France sans crainte.
La peine de mort n'est plus appliquée au Rwanda depuis 1998. Comme partout dans le monde, mais peut-être plus encore au Rwanda, la peine de mort est populaire et de nombreuses voix s'élèvent pour qu'elle soit maintenue. Un projet de loi visant à l'abolir va être prochainement examiné au Parlement.
Abolissons la peine de mort, pour que notre peuple puisse enfin rapatrier et juger ses criminels en présence de leurs victimes, pour qu'enfin justice soit rendue à nos familles au terme de procès équitables, au Rwanda, par des juges rwandais. Et pour que la barbarie reste l'apanage des barbares.
Yvonne Mutimura est employée par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Les opinions exprimées ci-dessus n'engagent que l'auteure et ne reflètent pas nécessairement les opinions du Tribunal international ou des Nations unies en général.