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Kabgayi (Rwanda). De notre envoyé spécial
Au début, on ne fait pas attention à Issa, 35 ans, une barbe épaisse cachée sous une écharpe, une large casquette le protégeant du soleil. Au début, on est absorbé par le chantier, la terre retournée, la pelleteuse en arrière-plan, des ouvriers qui discutent en cercle, une forêt en contrebas, l’hôpital catholique de Kabgayi en surplomb, la tente blanche où l’on vaccine des patients contre le Covid. Ici s’élèvera la prochaine maternité de l’hôpital. En attendant, le chantier est arrêté. « Le 1er mai, la pelleteuse est tombée sur un corps », explique Jean-Claude Nshimiyimana, le responsable du secteur de Nyamabuye. « Puis le 2 mai, on a retrouvé 26 corps. Compte tenu de l’histoire de la colline, on s’est dit qu’il pouvait y en avoir encore. »
En 1994, 50 000 Tutsis avaient trouvé refuge dans les institutions religieuses et à l’hôpital de Kabgayi. « 15 000 ont échappé à la mort », souffle Issa, aujourd’hui responsable d’Ibuka, l’association des rescapés du génocide perpétré contre les Tutsis, dans le secteur de Nyamabuye. « Depuis 1994, nous avons retrouvé 11 014 corps. On ne sait pas où sont les 23 986 restants ! Personne à Kabgayi ne nous en parle », précise Jean-Claude.
Creuser la terre au Rwanda, c’est plonger dans les plaies vives du génocide. Pas une année, pas un mois, pas une semaine depuis 27 ans, sans qu’il soit trouvé au hasard d’un chantier, d’une maison qui s’agrandit, d’un nouvel immeuble ou d’une nouvelle route, des corps enfouis dans la terre retournée. Plus le nouveau Rwanda s’élève, plus les morts resurgissent des abysses où ils ont été jetés par les tueurs silencieux.
Ceux qui savent où ils ont été enfouis en 1994, se taisent. « Quelques-uns ont parlé pendant leur procès, obtenant ainsi une remise de peine. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de raison de le dire, il n’y a plus de bénéfice direct à en tirer pour celui qui lève le voile sur ces secrets gardés. Ils ne risquent rien, pourtant. Mais ils préfèrent se taire », regrette Jean Ruzindaza, le responsable du plaidoyer pour l’assistance aux rescapés de la Commission nationale de lutte contre le génocide. Cinq jours avant la visite d’Emmanuel Macron au mémorial national du génocide de Kigali, 2 500 victimes du génocide avaient été inhumées au mémorial de Rukumberi, dans l’est du pays : elles avaient été retrouvées entre janvier et février, sur les rives du lac. Kabgayi n’échappe pas à la règle. Issa regarde ses pieds en disant : « On sait que beaucoup de victimes ont été jetées à la rivière, donc on ne les retrouvera plus. »
Sur le chantier de la maternité, les premières fouilles ont permis de mettre à jour une fosse commune. Puis, une deuxième. Et une troisième. « D’une dizaine de corps, on est passé à une centaine. Au début de la semaine suivante, on a franchi la barre des deux cents, puis trois cents. Nous avons retourné la terre pendant trois semaines », se souvient-il. « Nous ne pouvions pas élever une maternité sur les morts. Il fallait qu’on les retrouve tous. »
Ils ont fini par en exhumer 961, réduits à des ossements, des tibias et des fémurs, des crânes et des lambeaux de vêtement. Tous ces restes ont été entreposés dans des salles prévues à cet effet au mémorial de Kabgayi. Les os sont empilés dans des grandes bâches bleues et blanches, les vêtements et les objets mis de côté. « Nous allons les nettoyer. Puis nous appellerons les familles. Elles pourront se recueillir sur ces ossements et vérifier si elles ne reconnaissent pas les objets que nous avons exhumés : les lunettes, les pipes, les bracelets, les chapelets… parfois, très rarement, une lettre, une photo. C’est la seule manière de les identifier. »
À l’extérieur du mémorial, une dame d’une soixantaine d’années attend sur une chaise. Son nom est Muporeze, son prénom, Espérance, elle est née en 1959. Elle est convaincue que son mari, disparu il y a 27 ans, se trouve parmi ces ossements. « Il était vétérinaire. Avec nos sept enfants, nous étions réfugiés dans la cathédrale de Kabgayi. Mais mon mari était blessé, il a fini par aller se faire soigner à l’hôpital qui était tenu par une major de l’armée rwandaise : elle faisait tuer tous les Tutsis qui se rendaient à l’hôpital. C’est un neveu qui l’a accompagné. Deux jours plus tard, l’enfant est rentré pour me dire que mon mari était mort dans la nuit du 10 au 11 mai, la major lui avait interdit de se faire soigner. Et il avait été enterré derrière l’hôpital. Personne n’a su me dire où. »
Pendant le génocide, dit-elle, l’évêque de Kabgayi avait demandé à ses paroissiens de « nettoyer toutes les saletés » pour qu’il puisse célébrer la messe. « Les saletés, c’était nous ! En premier lieu, nos morts. Et donc, ils ont été jetés dans des fosses communes comme celles que l’on vient de trouver ici. Ils ne creusaient pas très profond, à une trentaine de centimètres sous terre. On a vécu longtemps dans l’odeur des morts. En 1997, cela puait encore, ici », affirme-t-elle. Elle sort une photo de son sac : le portrait d’un homme détendu, à la silhouette des années 1980, chemise blanche légèrement ouverte et grandes lunettes sur le visage. « C’est lui, c’est Louis de Gonzague, il avait 42 ans en 1994. »
Issa, lui aussi, s’est assis. Il écoute cette femme sans rien dire, retire sa casquette pour mieux souffler. Le côté gauche de son crâne est labouré par de grandes cicatrices, des crevasses impressionnantes. En avril 1994, il avait 9 ans, il s’était réfugié à Bisesero. Les Français de l’opération Turquoise l’ont trouvé le 30 juin, le crâne défoncé à coups de massue et de machette. Il a été opéré par le service médical de Goma et l’un des médecins français s’est pris d’amitié pour lui : « Il s’appelait Jean-Christophe, il m’a sauvé », dit-il. Une fois rétabli, il est rentré au Rwanda, a retrouvé son père, s’est converti à l’islam : « Je m’appelais Daniel, je suis devenu Issa. Les musulmans nous ont protégés pendant le génocide. » Installé à Kabgayi, il a cherché des volontaires pour fouiller le chantier : « Nous étions une vingtaine, des jeunes ; les autres nous regardaient, l’immense majorité des habitants nous ignoraient. » Sa casquette remise sur sa tête, aucune trace de son terrible passé ne peut se deviner. « Comprendre le génocide est impossible. On vit avec, il est toujours présent, seules ses manifestations changent », constate Jean Ruzindaza. Issa, Jean-Claude et Espérance acquiescent de la tête.
Pour illustrer ce dernier propos, Jean-Claude raconte ce qui vient d’arriver au nouvel évêque de Kabgayi. Originaire d’ici, il était au grand séminaire de la ville en 1994. Lui-même ne savait pas où avaient été enterrés les siens tués pendant le génocide. Lorsqu’il a appris la découverte de centaines de corps sur le chantier de la future maternité catholique, il est venu se recueillir. Et il a découvert que gisaient là des membres de sa famille. « Personne ne lui en avait parlé, témoigne Jean-Claude. Or, parmi ses prêtres, ses diacres, ses responsables de catéchisme, ses fidèles… des gens savaient. Je l’ai entendu se dire et répéter, sonné par ce qu’il venait de comprendre : “Mais pourquoi est-ce que vous ne m’avez rien dit ? Pourquoi ?” »