Fiche du document numéro 28614

Num
28614
Date
Mercredi Décembre 2010
Amj
Taille
706474
Sur titre
Politisation des clivages, autoritarisme gouvernemental
Titre
Au Rwanda comme au Burundi, l'argument ethnique ne fait plus recette
Sous titre
Malgré les protestations de Kigali, le Haut Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies a publié, le 1er octobre, un rapport accablant pour le Rwanda sur les crimes commis en République démocratique du Congo de 1993 à 2003. La politique sécuritaire du président Paul Kagamé semble inspirer le Burundi voisin.
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Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR COLETTE BRAECKMAN *

Lorsque, le 26 août dernier à Bujumbura, le président
burundais Pierre Nkurunziza prête serment pour un
deuxième mandat de cinq ans, son voisin Paul Kagamé,
président de la République du Rwanda, est le seul chef
d'Etat à faire le voyage. Souvent qualifiés de « faux
jumeaux », le Rwanda et le Burundi, tous deux
colonisés par la Belgique, partagent une histoire
marquée par les tensions et les massacres entre Tutsis,
majoritaires dans ce premier pays, et Hutus,
majoritaires dans le second (voir la chronologie). De
part et d'autre de la frontière, cependant, les données
du problème et les réponses qui y sont apportées
diffèrent.

Le Rwanda, quinze ans après le génocide des Tutsis de 1994, vit toujours sous
l'autorité du Front patriotique rwandais (FPR). Ce dernier, soucieux de reconstruire
l'identité nationale, a immédiatement aboli la mention de l'ethnie sur tous les
documents officiels et interdit qu'on y fasse référence de quelque manière que ce soit.
La nouvelle Constitution (promulguée en 2003) et la loi sur la prévention du génocide
confirment ce choix. Cependant, l'organisation non gouvernementale (ONG) Amnesty
International, consultée par le gouvernement rwandais, juge ces textes trop flous et
interprétés trop largement : ils permettraient notamment d'écarter des opposants
potentiels (1). Deux candidats à la présidentielle d'août 2010 ont ainsi été accusés
d'« idéologie génocidaire » et interpellés ; le rédacteur en chef d'un journal a été
arrêté.

Au Burundi, une démarche radicalement inverse a été adoptée après la conclusion, en
2000, de l'accord d'Arusha pour la paix et la réconciliation. Signé grâce à une longue
médiation de l'ancien président sud-africain Nelson Mandela, il met fin aux dix
années de guerre civile qui avaient suivi l'assassinat du président hutu Melchior
Ndadaye en 1993 (voir la chronologie). Dans ce document, non seulement l'existence
des deux ethnies n'est pas niée, mais elle est explicitement revendiquée. Elle donne
même lieu à une politique de quotas : l'Assemblée nationale se compose de 60 % de
Hutus et de 40 % de Tutsis, le Sénat est paritaire, tandis que l'exécutif est dirigé par
un président flanqué de deux vice-présidents, d'ethnies et de formations politiques
différentes ; quant à l'armée, qualifiée jadis de « monoethnique tutsie », elle est à
présent composée pour moitié de représentants de chaque communauté et a dû
intégrer des soldats issus des anciens mouvements rebelles.

La lutte pour le pouvoir oppose désormais des formations considérées comme
hutues : le Conseil national pour la défense de la démocratie - Forces de défense de la
démocratie (CNDD-FDD) de l'actuel chef de l'Etat, le Front pour la démocratie au
Burundi (Frodebu), parti auquel appartenait le président Ndadaye, et, dernières à
avoir abandonné la lutte armée, les Forces nationales de libération (FNL)
- Palipehutu. Celles-ci — le plus ancien des mouvements « hutus » — étaient très liées
au régime rwandais génocidaire. Après les massacres de 1972 commis par les Tutsis
au Burundi et l'exode des Hutus vers la Tanzanie, elles ont recruté dans les camps de
réfugiés. Par la suite, opérant depuis les forêts du Sud-Kivu en République
démocratique du Congo (RDC), elles ont entretenu des liens opérationnels avec les
Hutus rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) opérant
en RDC (2).

Les FNL, qui ont revendiqué le massacre de réfugiés tutsis à Gatumba (ouest du
Burundi), en août 2004, avec la participation de Hutus rwandais et de soldats
congolais, n'ont réellement déposé les armes pour se constituer en parti politique
qu'après 2008. Leurs combattants sont rentrés au pays voici moins d'un an. Disposant
de bases militaires et de nombreux sympathisants dans les régions voisines du
Sud-Kivu et de la province de Bujumbura rural, les FNL-Palipehutu se présentent
comme la solution de rechange au CNDD-FDD, dont elles dénoncent la corruption.
Quant à ce dernier, initialement présenté comme une formation hutue, il entretient,
paradoxalement, d'excellentes relations avec le FPR au pouvoir et dominé par les
Tutsis. En effet, Kigali exècre le Frodebu et plus encore les FNL, considérant que leur
idéologie est « génocidaire ». Ces dernières années, les deux pays ont développé une
coopération sécuritaire serrée (armée, police). Bujumbura, sans états d'âme, a même
expulsé vers Kigali l'opposant Déo Mushayidi. Ancien journaliste venu de Belgique où
il était exilé, ce Tutsi rescapé du génocide voulait créer un mouvement d'opposition
armée au président Kagamé.

Malgré leur autoritarisme, les deux régimes bénéficient de soutiens étrangers qui
frisent la complaisance. La « communauté internationale » s'est ainsi montrée très
discrète lors de l'expulsion par les deux pays de la représentante de l'ONG Human
Rights Watch en mai 2010 et lors du congé donné par le Burundi à l'avant-dernier
représentant spécial de l'Organisation des Nations unies (ONU). Cette indulgence
s'explique par la volonté de ne pas compromettre des « histoires à succès » et surtout
d'encourager des régimes qui se sont engagés au premier rang de la « lutte contre le
terrorisme ». Le Burundi a notamment envoyé en Somalie un contingent militaire de
plusieurs milliers d'hommes dans le cadre de l'Afrisom (l'opération militaire de
l'ONU). Cet engagement lui vaut, à l'instar de l'Ouganda, d'être menacé par une action
punitive des chebab, les islamistes somaliens liés à Al-Qaida. Quant au Rwanda, il a
déployé trois mille trois cents casques bleus au Darfour, dont un contingent féminin.

L'élection présidentielle d'août, remportée par M. Kagamé avec 93 % des suffrages,
semblait tellement jouée d'avance que l'Union européenne n'avait pas jugé utile
d'envoyer de mission d'observation. Seuls les Etats-Unis, par la voix de M. Johnnie
Carson, le secrétaire d'Etat adjoint chargé de l'Afrique, se sont inquiétés du sort
réservé à l'opposition et de l'absence de liberté d'expression. Au Burundi, le scrutin
présidentiel de juin 2010, qui a vu la victoire de M. Nkurunziza avec 91 % des voix, n'a
été que le couronnement d'un processus marginalisant les partis contestataires.
Pourtant, malgré quelques réserves, les observateurs internationaux ont avalisé le
scrutin et félicité le vainqueur (lire « L'Union européenne, juge électoral »).

« Travaillez et priez »

Réputé pour ses performances sportives et sa foi religieuse, le chef de l'Etat
burundais, ancien professeur d'éducation physique, a suivi à la fois ses tendances
personnelles et les conseils de Kigali. Depuis des mois, sinon des années,
M. Nkurunziza avait veillé à renforcer ses positions dans les campagnes, où vit plus de
80 % de la population. A Bujumbura, la presse, les associations, les intellectuels
dénonçaient avec courage les malversations du régime (dont la vente douteuse de
l'avion présidentiel) et l'accaparement des postes par le parti dominant. Convaincus
que leur coalition avait une chance de l'emporter contre un pouvoir discrédité, douze
partis d'opposition (dont le Frodebu, les FNL, une aile dissidente du CNDD et le
Mouvement social pour la démocratie [MSD], fondé par l'ancien journaliste Alexis
Sinduhije) avaient constitué un front commun : l'Alliance démocratique pour le
changement (ADC-Kinigi).

Dans la capitale, on se gaussait volontiers de ce chef de l'Etat souvent absent, qui
boudait les réceptions diplomatiques et quittait Bujumbura chaque vendredi
après-midi pour se rendre dans les villages. Là, fort de son slogan « Travaillez et
priez », il distribuait aux paysans des plants d'avocatiers ou d'arbres fruitiers, puis
disputait, avec les jeunes, une partie de football à la tête de son équipe personnelle
dénommée « Alleluia ». L'ancien maquisard dormait dans les paroisses, encourageait
les associations créées par les élus et les administrateurs communaux membres de
son parti à fabriquer des briques et à édifier écoles et centres de santé. Près de mille
cinq cents nouveaux établissements scolaires sortirent ainsi de terre dans les régions
rurales.

Pour les paysans éloignés des centres de pouvoir, souvent déçus par les manipulations
ethniques des partis politiques, victimes des groupes armés ou des militaires, la
simplicité du chef de l'Etat avait de quoi séduire. D'autant plus qu'elle s'accompagnait
de mesures très appréciées : la gratuité de l'enseignement primaire, l'exonération du
paiement des soins de santé pour les enfants de moins de 5 ans et pour les femmes
enceintes. Il arrivait auparavant que les accouchées, incapables de payer les frais
d'hospitalisation, soient retenues en otages le temps pour la famille de réunir la
somme requise !

Ce quadrillage du terrain a porté ses fruits : alors que des partis comme les FNL ou
l'Union pour le progrès national (Uprona), l'ancien parti unique qui représentait
naguère les Tutsis, engrangeaient des voix dans les quartiers de Bujumbura, les
campagnes accordaient au CNDD des scores « soviétiques », dépassant toujours les
90 %. Le poids du parti et le contrôle social ont fait le reste. Lors de son discours
d'investiture, le président Nkurunziza a assuré que sa victoire était celle de tous. Mais
la peur et la répression sévissent de plus en plus : un journaliste, Jean-Claude
Kavumbagu, a été arrêté ainsi que plus de deux cent quarante opposants ; plusieurs
dirigeants de l'ADC (MM. Léonard Nyangoma, Alexis Sinduhije, Agathon Rwasa, le
très charismatique dirigeant des FNL) ont préféré disparaître et quitter le pays,
craignant une arrestation immédiate ; la torture est à nouveau pratiquée…

Alors que des armes héritées des années de guerre sont toujours cachées sur les
collines, la défection de l'opposition — qui a boycotté les divers scrutins, confortant
ainsi la majorité absolue du parti présidentiel — fait craindre une reprise des
hostilités : d'anciens rebelles démobilisés, déçus par leurs conditions de réinsertion,
se dirigent vers la forêt de la Kibira, voisine du Rwanda et du Sud-Kivu, des
disparitions sont enregistrées au sein des forces armées… Si la guerre devait
reprendre, elle aurait pour objectif de chasser du pouvoir le CNDD, et sa première
motivation ne serait donc pas d'ordre ethnique.

Les succès de Kigali sont souvent cités en exemple : la croissance économique est de
7 %, un cinquième du budget gouvernemental est consacré à la santé, tous les
fonctionnaires et de nombreux employés du secteur privé ont accès aux mutuelles de
santé, 90 % des enfants fréquentent l'école primaire, les filles sont majoritaires dans
l'enseignement et, sur les bancs de l'Assemblée nationale, les femmes sont plus
nombreuses que les hommes. A l'inverse du Burundi et de la RDC, le Rwanda lutte
effectivement contre la corruption. Kigali, dont le plan directeur s'inspire de
Singapour, souhaite devenir un carrefour de services et de transactions commerciales
pour toute la sous-région. Sur la scène internationale, le président Kagamé peut se
prévaloir de l'entrée dans le Marché commun de l'Afrique orientale et australe
(Comesa), du rétablissement des relations diplomatiques avec la France fin 2009 (3)
et d'une normalisation des relations avec Kinshasa. Alors que l'armée rwandaise
occupa une partie du pays durant quatre ans (1998-2002), le président Kagamé
assista à la commémoration du 50e anniversaire de l'indépendance de la RDC, où il
fut même applaudi (4) !

Un système policier
subtil et efficace

Ces acquis incontestables entrent pour une large part dans le succès électoral du chef
de l'Etat rwandais, auquel même les Hutus sont reconnaissants de la sécurité qui
règne dans le pays. Comme son homologue burundais, M. Kagamé a sillonné les
campagnes bien avant le début de la campagne électorale, il a multiplié les meetings,
les réunions avec les administrés et conclu avec les élus locaux des « pactes de
gouvernance », fixant des objectifs de développement à atteindre dans un temps
déterminé. Cette politique de proximité a porté ses fruits, mais, ici aussi, la mise hors
jeu de l'opposition et le climat général d'intimidation ont pesé sur les votes.

Au Burundi, la liberté de la presse demeure l'un des grands acquis de la transition, et
les associations, très actives, craignent de se retrouver en première ligne face au
pouvoir étant donné la défection des partis d'opposition. L'assassinat de M. Ernest
Manirumva, vice-président d'une organisation de lutte contre la corruption, Olucome,
a frappé les esprits. Au Rwanda, il y a longtemps que les ONG internationales (dont
beaucoup ont été expulsées) et nationales ont été mises au pas, que la presse évolue
dans un cadre très contrôlé et que la population a le sentiment de vivre dans un
système policier à la fois subtil et efficace.

Alors que le président Kagamé aurait dû entamer son deuxième mandat fort de réels
succès intérieurs et internationaux, le malaise semble s'installer, renforcé par la
publication, le 1er octobre 2010, d'un rapport des Nations unies sur les exactions
commises dans l'est de la RDC mettant gravement en cause les troupes
rwandaises (5). Cependant, pas plus qu'au Burundi, le danger principal ne vient du
clivage entre Hutus et Tutsis ou des pressions internationales, mais d'une conjonction
d'opposants d'origines très diverses : dans les forêts du Nord-Kivu se nouent
désormais des alliances apparemment contre nature entre certains groupes hutus
issus des FDLR, des partisans du général Laurent Nkunda — longtemps allié de
Kigali, ce Tutsi congolais francophone se trouve en résidence surveillée dans la
capitale rwandaise — et des opposants tutsis à M. Kagamé, issus du sérail
gouvernemental !

En effet, la défection de l'ancien chef d'état-major, le général Faustin Kayumba
Nyamwasa, et celle du colonel Patrick Karegeya, tous deux réfugiés en Afrique du Sud,
ont ouvert une brèche au sommet du FPR, le parti au pouvoir. Ces deux hommes
étaient membres d'un « club » très fermé, celui des anciens réfugiés tutsis en Ouganda
qui fondèrent le FPR à la fin des années 1980, après avoir servi dans les rangs de
l'armée ougandaise. Ces deux compagnons de la première heure, membres de l'élite
anglophone qui tient le haut du pavé à Kigali, ont reproché à M. Kagamé son
autoritarisme. Mais le président, qui a depuis longtemps troqué son treillis militaire
contre le costume de la « bonne gouvernance », affirme, quant à lui, vouloir combattre
la corruption et les privilèges jusque dans ses propres rangs, au risque de s'aliéner
d'anciens compagnons de lutte : « Si on ne s'y attaque pas sans merci, la corruption
risque de détruire le pays », assure-t-il à qui veut bien l'écouter. Accusé d'être à
l'origine d'attentats à la grenade à Kigali, en février 2010, M. Kayumba, qui était
ambassadeur en Inde, fut obligé de fuir en Afrique du Sud, où il échappa de justesse à
une tentative d'assassinat.

Même si les trois pays de la région ont renforcé leur coopération sécuritaire — en
2009, l'armée rwandaise a participé à la poursuite de rebelles hutus aux côtés de
l'armée congolaise et, en septembre 2010, le général James Kababere, ministre
rwandais de la défense, s'est rendu à Kinshasa —, au Rwanda autant qu'au Burundi,
l'« apogée électorale » peut se révéler trompeuse et occulter de possibles
développements violents qui ne se réduiraient pas à l'opposition entre Hutus et
Tutsis…

COLETTE BRAECKMAN
* Journaliste, Le Soir (Bruxelles).

(1) Amnesty International, « Il est plus prudent de garder le silence. L'effet intimidant
des lois rwandaises sur l'idéologie du génocide et le sectarisme », 31 août 2010.

(2) Lire Mwayila Tshiyembe, « Kinshasa menacé par la poudrière du Kivu », Le Monde
diplomatique, décembre 2008.

(3) Lire Benoît Francès, « France-Rwanda, le prix d'une réconciliation », Le Monde
diplomatique, septembre 2010.

(4) En 1996, deux ans après le génocide, les troupes rwandaises opérèrent en territoire
congolais afin de forcer les réfugiés hutus à rentrer au pays et poursuivirent les
« génocidaires » en fuite. Alliées au Burundi et à l'Ouganda, elles prirent part, durant
cette « première guerre du Congo », au renversement du régime du maréchal Mobutu. Cf.
L'Enjeu congolais, l'Afrique centrale après Mobutu, Fayard, Paris, 1999.

(5) Les forces rwandaises ont massacré des réfugiés hutus qui étaient encadrés par les
forces de l'ancien régime, mais aussi des Congolais d'ethnie hutue ou d'autres civils
soupçonnés d'avoir aidé les réfugiés. Les auteurs du rapport suggèrent, prudemment, que
de tels faits pourraient être qualifiés d'« actes de génocide » par un tribunal compétent.
Le porte-parole du gouvernement rwandais a qualifié ce rapport de « malveillant,
offensif, ridicule » et de « dangereux et irresponsable ».

Voir la précision dans notre édition de janvier 2011.

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