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Que fera le FPR de sa victoire ? La communauté internationale pourra-t-elle garantir
 un retour à la paix ? Les auteurs du génocide seront-ils jugés ? Le conflit ne risque-t-il
 pas de s'étendre à d'autres pays de la région ?
 
 Le Burundi, pays jumeau du Rwanda, ne risque-t-il pas d'exploser, à son tour ?
 M. Melchior Mbonimpa, professeur d'université dans l'Ontario, au Canada, insiste sur
 la nécessité d'un traitement simultané de la crise dans ces pays liés par un système de
 "vases communicants".
 
 M. Prime Nyamoha, directeur d'un bureau d'études à Bujumbura et ancien doyen de
 la faculté des sciences économiques et administratives à l'université du Burundi,
 insiste sur l' "effet magnétique" exercé, aujourd'hui comme hier, par le modèle
 rwandais "sur la majorité de l'élite hutue" dans son pays, depuis cette "fameuse
 révolution sociale de 1959, initiée et appuyée par les autorités coloniales et
 ecclésiastiques belges, qui avait mis fin à la monarchie rwandaise et à la suprématie
 tutsie".
 
 L'exil du dernier roi du Burundi, Ntare V, consécutif à la proclamation de la
 République, le 28 novembre 1966, a selon M. Nyamoha, qui reconnaît être "sans
 doute enclin à refléter le point de vue du groupe ethnique auquel [il appartient]" brisé
 l'ordre ancien bâti pendant plusieurs siècles par la monarchie, "un ciment qui
 maintenait en équilibre les trois ethnies" , avec une "légitimité populaire que les
 républiques successives n'ont pu rétablir entièrement".
 
 Estimant que, au Burundi aussi, "la rupture entre les deux ethnies est consommée" ,
 M. Nyamoha affirme que les Tutsis se sont "toujours opposés, à juste titre, au modèle
 rwandais qui entendait les exclure du jeu démocratique du fait de leur faiblesse
 numérique" et justifie le soin mis par cette communauté à dominer "un corps armé
 qui devait défendre leur intégrité physique" . Il conclut que "posé en termes de
 majorité-minorité, le problème Hutus-Tutsis ne sera jamais réglé" . Et il plaide pour
 une nouvelle Constitution "à la burundaise", où "la souveraineté démocratique
 appartiendrait à l'ensemble des citoyens, et non pas seulement à la majorité de
 ceux-ci".
 
 Mme Nadine Donnet a enseigné à l'université du Rwanda de 1989 à 1994 : elle décrit
 la scène dont elle a été témoin le 23 janvier 1991, lorsque les combattants du Front
 patriotique rwandais avaient attaqué pour la première fois la prison de la ville de
 Ruhengeri. Un très vieil homme, tutsi, avait dit aux combattants du FPR : "Vous
 voulez le pouvoir, et vous l'aurez. Mais vous passerez sur un tapis de cadavres. Cela
 en vaut-il la peine ?" Le vieux avait été retrouvé mort peu après, précise Mme Donnet,
 pour qui cette histoire vraie fait figure de "terrible prophétie".
 
 Se demandant ce que le FPR fera de sa victoire, elle reconnaît que "la partie à jouer
 sera très difficile pour lui" , une grande fraction de la minorité tutsie de l'intérieur
 ayant été massacrée, de même que la majorité des "hommes de dialogue" hutus. Le
 FPR, ajoute-t-elle, "sait qu'il ne peut prendre le pouvoir et le garder pour lui seul : le
 temps de la royauté n'est plus, et celui des dictatures est très mal vu".
 
 Après avoir affirmé que ce génocide "plus politique qu'interethnique" était "prémédité
 depuis longtemps" , Mme Nadine Donnet qui espère retourner prochainement au
 Rwanda pour s'occuper des enfants souffrant de malnutrition explique, à propos du
 rôle de la paysannerie : "On a promis monts et merveilles à ces milices de la mort :
 argent, vaches, et terre du voisin. Les mêmes arguments ont été utilisés par les
 milices pour mobiliser ces paysans rwandais qui n'avaient plus que 0,7 hectare de
 terre en moyenne par famille pour nourrir huit à dix personnes au minimum. Le
 Sud, l'Est et l'Ouest sombraient dans un tel marasme économique depuis plusieurs
 mois qu'il n'était pas rare, avant avril 1994, de voir des bourgmestres mobilisés pour
 des affaires d'assassinat d'un homme par son voisin, tué ou noyé pour prendre sa
 terre ou ses économies." (Lire à ce propos, pages 14 et 15, l'article de René Dumont.)
 
 Dans de telles circonstances, le renforcement à la hâte de l'armée
 ex-gouvernementale, après la première attaque d'envergure du FPR en octobre 1990,
 avait débouché sur "un recrutement, au hasard, de bandits s'enrôlant pour une petite
 solde, deux bières par jour, le logement et la nourriture" . Il y avait, ajoute notre
 lectrice, connivence entre cette armée et les jeunes miliciens hutus fanatisés, souvent
 amenés à subir des entraînements spéciaux dans les camps militaires.
 
 Un autre universitaire, M. Jean-Pierre Pabanel, sociologue, relève que la seconde
 République rwandaise, avant de sombrer dans le délire de la violence générale, faisait
 cependant figure malgré l'absence de multipartisme et de règlement de la question
 des exilés tutsis de république égalitaire, avec une politique dite "d'équilibre régional
 et ethnique" , un système de quotas pour les emplois, une mobilisation populaire en
 faveur du développement, notamment en milieu rural. Mais "le développement
 urbain, l'accroissement des échanges commerciaux et les problèmes fonciers ont fait
 surgir de nouvelles contradictions (…) alors que le discours du pouvoir restait axé
 sur les mythes de la société paysanne égalitaire, de la "révolution sociopolitique de
 1959", et du "redressement moral" du pays qui, à partir de 1973, ont fondé le modèle
 "paysannerie hutue contre féodalisme tutsi".
 
 Cette incapacité du pouvoir à donner un sens à ces nouvelles contradictions
 socio-économiques "préparait à terme un retour à la mobilisation ethno-politique" ,
 estime M. Pabanel, pour qui la colonisation et le bouleversement républicain avaient
 en outre "balayé toutes les formes de médiation traditionnelle".
 
 La faiblesse des structures intermédiaires avec une tradition très malthusienne de
 formation des cadres, dans ce pays à mentalité rurale, et la difficulté pour l'Eglise
 catholique, associée à la fondation de la République, de se distancier du discours du
 pouvoir avait, selon M. Jean-Pierre Pabanel, renforcé "l'ancrage, dans les
 représentations des paysans parcellaires, du modèle républicain du "peuple hutu
 majoritaire au pouvoir" , et laissé le champ libre à l'administration, pour "inciter les
 populations à neutraliser les "agresseurs".
 
 Pour M. Georges Celis, animateur en Belgique d'une association d'aide aux
 handicapés, revenu du Rwanda quelques jours avant le déclenchement de la guerre
 civile, il ne fait aucun doute que les massacres d'avril 1994 relèvent du génocide, car
 ils ont été "systématiques et programmés de longue date…, méticuleusement
 organisés… psychologiquement préparés…, et ont eu pour but d'exterminer une
 ethnie (les Tutsis) et un groupe social (les Hutus ayant appartenu, fût-ce
 momentanément, à un parti d'opposition)". Il demande la création d'un tribunal
 international pour juger ces "crimes contre l'humanité".
 
 A propos des responsabilités de la France, Mme Nadine Donnet estime que Paris a
 "toujours cru que le FPR ne voulait pas partager le pouvoir, et pensé que le pays
 sombrerait dans les massacres ethniques si les rebelles entraient au Rwanda" . Mais
 il y avait eu, dès 1992, les massacres de centaines de Tutsis, suivis d'autres pogroms
 en 1993 : "La France ne pouvait pas ne pas savoir" , affirme-t-elle, après avoir
 expliqué qu'il lui était souvent arrivé de défendre la position française au début des
 hostilités, entre 1990 et 1992, tout comme elle avait approuvé au début la politique de
 Habyarimana, "un bon président pendant les dix premières années de son mandat,
 évitant le favoritisme ethnique".
 
 Les responsabilités historiques de la Belgique sont grandes, selon M. Axel De Backer,
 qui écrit de Bruxelles : sous la colonisation, elle a "systématiquement confié le
 pouvoir, des chefferies à la cour, aux plus hauts dignitaires des familles les plus
 nobles [tutsies]… favorisant arbitrairement l'accès aux études de tous les Tutsis qui
 soudain trônaient sur un piédestal inconnu jusque-là" . Ainsi s'est développée, dans
 le pays, la "haine du seigneur".
 
 Puis les Belges ont brusquement changé leur fusil d'épaule au cours des années 50 :
 "Ils divisèrent pour régner, tout en évitant aux Hutus de tomber sous la coupe des
 communistes. On politisa dare-dare les masses hutues à peine ou pas du tout
 scolarisées, laissant se développer une haine revancharde…" Le mwami (roi) Mutara
 III fut discrètement écarté, pour "ouvrir la voie à la république hutue sous contrôle
 clérical" que l'Eglise et la tutelle souhaitaient fonder : "Au forceps, explique M. De
 Backer, l'aile gauche de la démocratie chrétienne, la tutelle et l'armée belges
 accouchèrent de la République rwandaise. Au nom de l'égalité, de l'antiracisme et de
 la solidarité entre les peuples, des centaines de milliers de Tutsis furent jetés sur les
 chemins de l'exil."
 
 M. Jacques Pollini, ancien volontaire de la coopération au Burundi, s'indigne de
 l'indifférence des nations développées malgré ces massacres de centaines de milliers
 de civils dans les pays de l'Afrique des Grands Lacs : "En nous retirant de cette
 histoire lorsqu'elle prend un cours tragique, nous n'assumons pas les conséquences
 d'événements que nous avons contribué à créer" , écrit-il. "Alors qu'agonisent un peu
 partout des nations qui avaient amorcé la lente maturation d'un discours
 d'ouverture politique et de réconciliation nationale, ainsi que la mise en place
 d'institutions démocratiques" , il faut réfléchir, suggère-t-il, à des "protocoles
 d'accompagnement des démocraties naissantes" , sans hésiter à recourir à une
 nécessaire "ingérence politique".
 
 Quant à M. Guy Menga, ancien ministre du gouvernement congolais pendant la
 période de transition, il crie son indignation devant l'attentisme du Conseil de sécurité
 des Nations unies : "On a attendu que l'irréparable se produise pour crier à la
 barbarie… La démonstration a été faite que, même dans la mort, les hommes sont
 loin, très loin d'être égaux." Rappelant le retrait des "casques bleus" et l'évacuation
 des Européens du Rwanda, dès avril, mais aussi la poursuite de livraisons d'armes,
 M. Guy Menga affirme qu'il y a "deux ONU, l'une pour les riches, l'autre pour les
 pauvres" . Le 14 mai, rappelle-t-il, le Conseil de sécurité qui commençait tout juste à
 discuter de l'envoi d'une nouvelle force de paix au Rwanda, dont le déploiement
 complet n'était finalement pas prévu avant le mois de septembre "avait signifié, déjà,
 aux Rwandais qu'ils pouvaient continuer à se massacrer".