Fiche du document numéro 28529

Num
28529
Date
Lundi 30 mars 1998
Amj
Taille
32725
Titre
Rwanda : les exilés de l'intérieur
Sous titre
Le retour des réfugiés a plongé le pays en plein chambardement démographique. Avec des Hutus à la campagne et des Tutsis en ville.
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kigali, envoyé spécial.

Autrefois, Jocelyne habitait la ville de Butare, où elle était née, ainsi que son mari et ses six enfants. Aujourd'hui, le mari est en prison. Jocelyne vit à Cyangugu, ville frontalière au sud-ouest du Rwanda, au bord du lac Kivu. Avant guerre, elle travaillait derrière un guichet social de la préfecture; maintenant, elle vit de petits trafics agricoles sur le grand marché et habite une maison bondée. Chaque fois qu'elle croise des gens venant de Butare, distant de 150 kilomètres, elle demande des nouvelles. Elles sont bonnes. La ville est beaucoup plus calme que Cyangugu. Sa maison est vide, son guichet fermé. Quand on lui demande pourquoi elle ne rentre pas, elle répond: «Là-bas, pour moi, la sécurité n'est pas sûre.» L'est-elle plus ici? «Ici, on n'est pas loin du Zaïre.» Jocelyne faisait partie de la foule de réfugiés revenue au Rwanda à l'automne 1996, après trente mois dans un camp près de Bukavu.

«Suspicion»



A Butare, le rendez-vous nocturne de l'intelligentsia est la terrasse de l'Ibis, sur la rue principale. Tard dans la nuit, des intellectuels parlent politique. Ici, une tablée de professeurs zaïrois, entendez des Tutsis de Goma; là, des hauts fonctionnaires burundais: des Tutsis de Bujumbura. Butare, siège de l'université du Rwanda, s'est toujours distingué par sa douceur de vivre. Mais ce charme a changé de ton puisque les neuf dixièmes du corps universitaire ont été renouvelés. A Butare, on ne remarque pas de présence militaire. Mais, ici comme ailleurs, on s'aperçoit rapidement que certains parlent plus fort que d'autres. Avec le temps, on constate que d'autres disent un jour le contraire de ce qu'ils disaient la veille. Louis-Marie, assistant à la faculté de droit, confirme: «A la terrasse de l'Ibis ou à la cafétéria de l'université, ou sur le marché, ceux qui parlent fort disent toujours la même chose. La suspicion ne disparaît pas.» Il ajoute: «Ici, un instituteur, un juge, un fonctionnaire peut décider ce qu'il veut, si le militaire n'est pas d'accord, il aura toujours tort. L'administration civile n'existe pas, ce n'est pas comme au Burundi.» La comparaison avec le pays voisin n'est pas fortuite. Louis-Marie est l'un des 40 000 réfugiés «burundais» revenus, depuis l'été 1994, dans la préfecture de Butare.

A Kigali, les Burundais se retrouvent Chez Célestin, sur l'avenue des Travaux-Communautaires. Des hommes d'affaires boivent de la bière Amstel burundaise, de préférence à la Mutzig rwandaise, et parlent du bon temps de Bujumbura. Balthazar explique: «Le Rwandais a pris le cœur dur en Ouganda. Ce n'est plus comme avant.» Pourquoi avoir quitté la quiétude de Bujumbura? Il répond: «A Kigali, les affaires sont toujours arrangeables, grâce à l'Ouganda et au Kenya. A Bujumbura, c'est trop gâté.» Dans le quartier voisin de Nyamirambo se situent les cafés ougandais, plus loin les cafés congolais (Chez Mirabel, le meilleur poulet de la ville). Kigali est devenu une ville cosmopolite où l'on parle kinyarwanda, kirundi, swahili, anglais et français. Mais d'un cosmopolitisme tutsi. Depuis l'été 1994, plus de 900 000 exilés tutsis sont en effet revenus du Burundi et de Tanzanie. Aucun ne retourne à la campagne. Ils s'installent dans les villes, le long des routes de négoce. A Kigali, trois personnes sur quatre n'habitent pas là où elles vivaient avant guerre.

125 000 prisonniers



Dans la campagne de Butare, les collines, en friche les deux premières années de la guerre, ont retrouvé leurs dessins de haricots, de patates douces, de bananes. Idem à Gikongoro ou Byumba. Hormis les champs dévastés de la frontière du Nord, la campagne s'est remise au travail. Selon des statistiques du ministère de l'Agriculture et de la FAO, huit ou neuf paysans hutus sur dix seraient revenus sur leurs terres. Seuls les Tutsis manquent, tués pendant le génocide ou repliés, par peur, vers les villes. Malgré l'emprisonnement de 125 000 personnes, malgré une administration militaire rigide, la production agricole rwandaise a atteint, en 1997, 86% de son niveau d'avant guerre. «C'est une agriculture traditionnelle qui ne requiert guère de technologie et d'intrants extérieurs», explique Jean-François Gascon, chef de la mission de la FAO, qui a distribué plus de trois millions de houes. «Surtout, on a oublié, pendant toute cette période où l'attention se focalisait sur les camps du Zaïre et où l'on évoquait sans cesse un pays vide, que quatre millions de Rwandais étaient restés au pays en s'efforçant de travailler la terre.»

Cueilleur de thé



A Shagasha, sur la route de Cyangugu, les champs de thé sont taillés au cordeau. L'usine de thé ne s'est guère arrêtée. Les exportations de thé, source de financement de l'ancienne armée rwandaise puis de la nouvelle armée du FPR, n'ont jamais cessé. Au village de Mwaga, Boniface s'arrête pour boire sa Primus en fin de journée au cabaret A l'ombre du midi. Il est revêtu d'un tablier ciré vert olive. Toute la journée, il a émondé les arbustes de thé. Autrefois, Boniface était pédiatre à l'hôpital de Ruhengeri. Aujourd'hui, il n'y a plus de pédiatre à l'hôpital de Ruhengeri. Autrefois, il y avait dix-sept toubibs, ils ne sont plus que cinq aujourd'hui, et deux fois plus de malades, de la malaria et du sida, et beaucoup plus de blessés. Mais Boniface, hutu, qui n'est soupçonné d'aucune participation au génocide, ne prend pas le risque. Il craint les dénonciations et les arrestations arbitraires qui pourraient, en un instant, l'envoyer en prison indéfiniment et dit: «Je me sens plus dans mon assiette ici.»

Parmi les chiffres démographiques de ce formidable chambardement, le plus étonnant est peut-être que la population actuelle du Rwanda est supérieure à celle d'avant guerre, selon des estimations du ministère du Plan et de plusieurs organismes internationaux (Fao, Pnud). Plus de Tutsis et plus de Hutus. Mais les premiers vivent tous en ville et les seconds très majoritairement dans les campagnes. Sylvie Umubyeyi, une assistance sociale, explique: «Le génocide nous a coupés. Nous avons tous fait un grand pas derrière.» Depuis quelques semaines, l'entraîneur de l'équipe de l'APL, le club de football de l'armée, s'appelle Ndindi Libakare. Il est hutu, un petit signe?

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024