Artiste plasticien et photographe d’origine sud-africaine, Bruce Clarke travaille depuis une vingtaine d’années sur des projets artistiques et mémoriels en relation avec le génocide des Tutsi qui a fait près d’un million de morts au printemps 1994 au Rwanda. Sur demande de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), qui vise à prévenir et lutter contre l’idéologie génocidaire, l’artiste britannique a notamment participé à l’élaboration du « Jardin de la mémoire », qui s’étend sur 100 hectares dans le district de Kicukiro, au sud de Kigali. A quelques centaines de mètres, près de 2 000 Tutsi qui s’étaient réfugiés dans l’Ecole technique officielle (ETO) Don Bosco ont été tués le 11 avril 1994 après le retrait de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar).
En 2014, Bruce Clarke a peint les « Hommes debout », des figures représentant des silhouettes esquissées d’hommes, de femmes et d’enfants. Représentés au Rwanda sur les lieux de commémorations mais aussi de massacres, ces « Hommes debout » ont également été exposés dans des musées ou des façades d’immeuble en Suisse, Belgique, Italie, France, Bénin…
Lors de la visite d’Emmanuel Macron à Kigali qui scellait la réconciliation diplomatique entre la France et le Rwanda, jeudi 27 mai, Bruce Clarke donnait les derniers coups de pinceaux à ces fresques dressées dans un coin du « Jardin de la mémoire » de la capitale rwandaise. D’une hauteur de 12 mètres, elles semblent contempler la ville.
Comment associer l’ampleur et la monstruosité d’un génocide avec une démarche artistique ? Un génocide n’est pas représentable, il faut donc passer par des symboles ou d’autre biais pour parler de ce qui est innommable. Les « Hommes debout » sont les symboles de la dignité des êtres humains. Ils se dressent comme les témoins d’une histoire atroce. En tant qu’artiste, mon intention est de redonner une présence aux disparus et de restaurer l’individualité des victimes.
Je ne cherche pas à représenter l’espoir avec ces « Hommes debout », sauf peut-être en montrant que le fait d’avoir survécu au génocide est une forme d’espoir pour l’humanité. Un génocide, c’est l’élimination totale d’un peuple. Les « Hommes debout » sont l’affirmation dans l’espace public que le projet génocidaire a failli.
Quand vous êtes-vous intéressé au Rwanda ? Au début des années 1990, alors que je luttais dans les mouvements anti-apartheid, il y avait des signes avant-coureurs d’un génocide en préparation au Rwanda. Des amis rwandais me disaient qu’un système de racisme d’Etat dirigeait le pays. Je le trouvais assez similaire à l’apartheid, même si j’ai eu du mal à le comprendre au début car, au Rwanda, tous les habitants sont noirs, ce qui n’était évidemment pas le cas en Afrique du Sud.
Grâce à un réseau d’associations dont la Fédération internationale des droits de l’homme, j’ai tenté d’alerter l’opinion publique en France où j’habitais. Mais la société civile a peu de poids face aux rouages de l’histoire. Le génocide était bel et bien lancé. La presse ne s’est vraiment mobilisée qu’à la fin du génocide
[à partir de juin 1994], lorsqu’il s’est transformé en crise humanitaire dans les camps de réfugiés. Je m’y suis rendu pour la première fois à la fin du mois d’août.
Quels souvenirs en gardez-vous ? En tant que photographe, je suis arrivé au Rwanda pour un collectif d’associations. C’était très compliqué. Pendant deux semaines et demie, j’ai voyagé aux quatre coins du pays. Je me déplaçais en faisant du stop grâce aux véhicules des ONG, les seuls qui étaient en circulation. Les Rwandais n’avaient plus rien. Pas d’électricité, pas d’eau potable : c’était le chaos.
Je m’étais préparé à voir des montagnes de cadavres mais je n’en ai pas vues. Pour des raisons de santé publique, les morts avaient déjà été enterrés par le FPR
[le Front patriotique Rwandais, un mouvement politico-militaire composé de Tutsi qui a mis fin au génocide] ou des citoyens. Mais on voyait parfois des morceaux de corps déchiquetés dans les jardins des villes ou sur la plage de Gisenyi, sur les rives du lac Kivu. Il y avait des maisons bombardées et on sentait cette odeur de mort qui planait partout. Autour des grandes villes, il y avait des mines et il fallait être très prudent. On m’a dit aussi que je devais me méfier des chiens errants, car ils étaient habitués à manger de la chair humaine.
Ce qui m’a beaucoup surpris, c’est qu’il y avait des petits signes de vie. Doucement, ça revenait. Sur le marché de Gisenyi, on ne trouvait que des pommes de terre car elles n’avaient pas été récoltées pendant les massacres. Dans les rues, les survivants déambulaient, les yeux hagards. Des gamins, dont de nombreux orphelins, traînaient partout dans l’espoir de trouver à manger. Les Occidentaux qui travaillaient dans les ONG buvaient du vin rouge et faisaient des barbecues. Ce décalage m’a choqué.
Au même moment, l’apartheid prenait fin en Afrique du Sud avec les élections générales et l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela… La question qui se posait alors était de savoir s’il fallait poursuivre le mouvement contre l’apartheid. Selon moi, cette lutte n’avait plus lieu d’être après les élections démocratiques, mais je voulais garder ma casquette de militant.
En 1996, les autorités rwandaises m’ont contacté parce qu’elles envisageaient de créer des lieux de mémoire et de recueillement. Cela m’a semblé compliqué, car mon art traite de l’histoire contemporaine mais avec une certaine distance. Dans le cas du génocide des Tutsi, nous sommes dans une histoire contemporaine mais la tragédie est toute proche, palpable.
Quel était le projet du « Jardin de la mémoire » ? Je l’ai imaginé comme un lieu de recueillement dans lequel les gens viendraient se promener. L’idée que les familles des victimes puissent venir y poser symboliquement une pierre avec le nom d’une personne écrit dessus est née progressivement. Elle correspond à l’amorce d’un acte de deuil, dans une tragédie où des milliers de corps n’ont jamais été retrouvés. Des psychanalystes m’ont conforté dans cette intuition, cette forme de réparation symbolique, même si le projet a évolué au fil des années.
Le fait de pouvoir déposer un million de pierres, soit une par victime depuis 1994, a été conservé dans un ensemble paysager et symbolique. Il comprend un monument en pierre, un jardin, une forêt de la mémoire, un couloir de méditation, un marais et un amphithéâtre. Tout y a une valeur particulière. Des botanistes ont planté des arbres et des fleurs qui ont une signification importante dans la culture rwandaise mais également un lien avec le génocide. On y trouve par exemple un marécage, car c’est dans les roseaux que des rescapés ont pu se cacher et échapper aux tueurs qui les poursuivaient. Il y a aussi un acacia, symbole de résilience et de résistance au Rwanda.
Pierre Lepidi (Kigali, envoyé spécial) et Olivier Herviaux