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C’est une visite historique. Après Nicolas Sarkozy en 2010, Emmanuel Macron est le deuxième président français à aller au Rwanda dans un cadre officiel. Jeudi 27 mai, il doit se rendre au Musée du génocide de Kigali, où sont inhumés les restes de 250 000 victimes, et y prononcer pour la première fois un discours sur les questions mémorielles et le rôle de la France entre 1990 et 1994.
Vingt-sept ans après le génocide des Tutsi, qui a fait selon l’ONU 800 000 morts au printemps 1994, l’Elysée espère parvenir à une « normalisation des relations » avec Kigali et en finir avec les tensions qui ont empoisonné les rapports entre Paul Kagame, qui préside le Rwanda depuis 2000, et les dirigeants français.
François Mitterrand : l’aveuglement au sommet de l’Etat
En concluant à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsi sans toutefois prouver sa complicité, le rapport de la commission d’historiens réunie autour de Vincent Duclert a démontré l’aveuglement idéologique de François Mitterrand et de son état-major.
A la fin du génocide, en juillet 1994, le Rwanda est un pays dévasté, exsangue sur le plan humain et économique. Pourtant, au sommet franco-africain qui se tient à Biarritz en novembre 1994, Kigali n’est pas invité. Et alors que dans son discours François Mitterrand évoque « le génocide », la retranscription remise à la presse mentionne « des génocides ».
Derrière ce qui pourrait ressembler à une « coquille » se cache un malentendu qui sous-entend que le Front patriotique rwandais (FPR), mouvement politico-militaire composé de Tutsi et dirigé par Paul Kagame, a commis un autre génocide en libérant le pays. Cette confusion entre le singulier et le pluriel va empoisonner les relations entre les deux pays, déjà très tendues.
Jacques Chirac : la rupture des relations diplomatiques
Lors d’une visite à Paris en février 2003, Paul Kagame rencontre Jacques Chirac. « Les relations ne sont pas aussi mauvaises que ce qu’elles ont été », concède alors le dirigeant rwandais. Mais une tempête se lève sur le front judiciaire, avec une affaire complexe : les causes de l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, une attaque qui a servi de déclencheur au génocide.
Saisi à la suite d’une plainte déposée par les familles de l’équipage français de l’appareil, le juge d’instruction Jean-Louis Bruguière accuse Paul Kagame et le FPR d’être responsables de l’attentat. Cette accusation revient à considérer que les Tutsi auraient en quelque sorte provoqué le génocide dont ils ont été victimes. Aux yeux des survivants, c’est du révisionnisme.
Dans le stade de Kigali, le 7 avril 2004, au moment de commémorer les 10 ans du génocide, Paul Kagame dénonce l’attitude « honteuse » de la communauté internationale pendant la tragédie. « Quant aux Français, leur rôle est l’évidence même, ajoute-t-il. Ils ont sciemment entraîné et armé les troupes gouvernementales. Ils savaient qu’ils allaient commettre un génocide… »
En novembre 2006, le juge Bruguière clôture son enquête sur l’attaque du 6 avril 1994 et signe neuf mandats d’arrêt contre des proches du président rwandais. Celui-ci réplique en rompant les relations diplomatiques avec la France et en publiant, deux ans plus tard, un rapport aux conclusions accablantes : l’Etat français « a joué une part active dans la préparation et la réalisation du génocide ».
Nicolas Sarkozy : la reconnaissance d’« erreurs politiques »
« Ces accusations me mettent forcément mal à l’aise », avait confié Nicolas Sarkozy au Monde, quelques mois avant d’être élu à l’Elysée, en mai 2007 : « Dès mon élection, je m’intéresse au Rwanda. Ma conviction est que la France n’est pas coupable de génocide mais qu’elle a fait de graves erreurs en 1994. » A plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy rencontre Paul Kagame et « ça matche entre nous », dit-il. Les relations diplomatiques sont rétablies.
Le président français entend aller plus loin en organisant un voyage au Rwanda en février 2010, malgré l’avis d’une grande partie de la classe politique. Il se rend au Mémorial du génocide de Kigali puis, en conférence de presse, évoque une « défaite pour l’humanité », « des erreurs politiques » et une « forme d’aveuglement » qui ont eu « des conséquences absolument dramatiques ». Quelques mois plus tard, Paul Kagame est reçu à l’Elysée, mais de nombreux parlementaires refusent de le rencontrer ou de lui serrer la main.
François Hollande : entre heurts et bonne volonté
François Hollande et le chef de l’Etat rwandais se voient une première fois lors d’un sommet Europe-Afrique à Bruxelles, début avril 2014. « Paul Kagame était dans une démarche constructive, raconte le président français au Monde. La question du génocide n’a pas été abordée directement. »
Mais quelques jours après, dans un entretien accordé au magazine Jeune Afrique, le dirigeant rwandais fustige de nouveau « le rôle direct de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ». Conséquence : la présence à Kigali de la garde des sceaux, Christiane Taubira, pour les commémorations est annulée. Le 7 avril 2014, Paul Kagame revient à la charge : « Aucun pays n’est assez puissant, même s’il pense l’être, pour changer les faits », déclare-t-il en anglais. Avant de conclure, en français cette fois : « Après tout, les faits sont têtus. »
Les mois passent, les liens se renouent lentement. Pour éclaircir le rôle de la France au Rwanda, François Hollande annonce la déclassification d’une partie des archives de la présidence. Il renforce aussi les moyens de la justice pour traquer les génocidaires réfugiés dans l’Hexagone et trois d’entre eux sont condamnés.
Emmanuel Macron : la normalisation en marche ?
Paul Kagame et Emmanuel Macron se rencontrent une première fois en marge de l’assemblée générale des Nations unies, en septembre 2017, et se retrouvent quelques mois plus tard en Inde lors d’un sommet sur l’énergie solaire. En mars 2018, Paul Kagame est invité à l’Elysée. La normalisation des relations est en marche « sans se fixer de ligne d’arrivée », assure un proche du président.
Elle passe notamment par le soutien de la France à la candidature de l’ancienne ministre rwandaise des affaires étrangères Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIM), par la création de la commission Duclert, avec une ouverture totale des archives de l’Etat, et par un renforcement des moyens de police, qui permettront l’arrestation de Félicien Kabuga, considéré comme le financier du génocide. Sur le plan judiciaire, la cour d’appel de Paris a ordonné, en juillet 2020, un non-lieu dans l’enquête du juge Bruguière et dénoncé une enquête riche en « mensonges, revirements et manipulations ».
Est-ce maintenant le temps de la normalisation ? Une partie de la réponse est attendue dans ce discours au Mémorial du génocide qui, selon l’Elysée, s’adressera d’abord aux « victimes du génocide, mais aussi aux rescapés », « dans une solennité particulière ». La question des excuses, formulées ou pas au nom de la France, est évidemment dans tous les esprits. Quant au réchauffement diplomatique, il devrait être scellé par l’annonce de la nomination d’un ambassadeur de France à Kigali l’été prochain. Le poste est vacant depuis 2015.
Pierre Lepidi (Kigali, envoyé spécial) et Gaïdz Minassian