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La France, le Rwanda et le génocide: l’«occasion unique» d’Emmanuel Macron
17 mai 2021 Par Fabrice Arfi
Alors que le président du Rwanda est à Paris et qu’un récent rapport a conclu aux « responsabilités lourdes et accablantes » de la France face au génocide de 1994, Emmanuel Macron sera-t-il le premier chef de l’État qui dira officiellement les faits : oui, la France s’est compromise avec le régime génocidaire ? Entretien avec le chercheur et militant de l’association Survie, François Graner.
Le 24 janvier 1993, Jean Carbonare, président de l’association Survie et membre d’une délégation de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) qui revenait d’une mission au Rwanda, est invité au journal télévisé de France 2.
Devant des millions de téléspectateurs, il dit au sujet de ce qu’il a vu sur place : « On a parlé d’affrontements ethniques, mais nous avons pu vérifier qu’il s’agit d’une politique organisée, il y a une mécanique qui se met en route. On parle de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité. […] Notre pays, qui supporte financièrement et militairement ce système, a une responsabilité. »
La voix étranglée de sanglots face à au présentateur Bruno Masure qui l’interroge, il ajoute : « Nous devons faire quelque chose pour que cette situation change parce qu’on peut la changer. »
L’alarme fut vaine.
Quinze mois plus tard, au Rwanda, était déclenché un génocide qui fera, en cent jours seulement, entre 800 000 et un million de morts, pour l’essentiel issus de la minorité tutsie. Des hommes, des femmes, des enfants, des voisins, des amis, la famille…
Plus d’un quart de siècle plus tard, l’association Survie, que Jean Carbonare a présidée de 1988 à 1994, continue de dénoncer en les documentant les compromissions politiques, diplomatiques, militaires et morales de la France avec l’ancien régime génocidaire.
Alors que l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame, doit se rendre à Paris les 17 et 18 mai et que le rapport de la commission Duclert, récemment remis à Emmanuel Macron, vient de conclure à l’existence de « responsabilités lourdes et accablantes » de la France face au génocide, tout en excluant une complicité active, Mediapart a interrogé l’un des principaux représentants actuels de l’association Survie, le militant et chercheur François Graner.
Auteur l’an dernier avec son comparse Raphaël Doridant de l’ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone), il a notamment obtenu du Conseil d’État l’accès aux archives de François Mitterrand, cadenassées par quelques gardiens du temple de l’ancien président français.
Plus d’un mois après la remise à Emmanuel Macron du rapport de la commission Duclert, le 26 mars 2021, quelle lecture faites-vous à froid de ce document ?
François Graner sur le plateau de TV5 Monde. © DR François Graner sur le plateau de TV5 Monde. © DR
Commençons par les points très positifs. C’est une prouesse, pour ces historiens qui ne connaissaient pas le sujet, d’avoir analysé en un temps si réduit une masse considérable d’archives.
Surtout c’est la première fois que, dans un cadre plus ou moins officiel, il est écrit noir sur blanc que la France porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans le génocide des Tutsis. Ceux qui, comme l’association Survie et bien d’autres, mettent ce rôle en lumière depuis un quart de siècle, sont maintenant reconnus pour leur sérieux. À l’inverse, ceux qui nient ou banalisent soit le génocide des Tutsis lui-même, soit le rôle que la France y a joué, apparaissent de moins en moins crédibles.
Quelles sont, selon vous, les principales lacunes du rapport ?
Tout d’abord, il ne rénove pas le tableau général, qui est déjà connu depuis longtemps avec beaucoup d’informations. Il ne va pas plus loin que ce qu’ont déjà rassemblé de nombreux chercheurs, comme Jacques Morel et son site francegenocidetutsi.org, ou que à la synthèse que Survie a publiée[1].
Même en cherchant dans les détails, il n’y a pas guère d’éléments nouveaux dans ce rapport, malgré son volume. À cela plusieurs explications possibles : le manque de temps et de connaissances préalables des membres de la commission, leur focalisation sur les institutions parisiennes aux dépens de l’analyse du terrain, l’absence de prise en compte de ce qui était déjà su depuis longtemps par d’autres sources dont des témoignages, la limitation dans le temps aux années 1990-1994, les refus de consultation qui ont été opposés y compris par l’Assemblée nationale…
Ensuite, ce qui est plus grave, c’est que sur de nombreux points, le rapport est bien plus en retrait que ce qu’on sait déjà. Il est particulièrement limité sur des points incriminants pour la France, qui font l’objet de plaintes en cours : mercenaires, livraisons d’armes, abandon des Tutsis de Bisesero à leurs tueurs alors que l’armée française stationne à proximité…
Survie a évoqué un « étrange objet politico-académique ». C’est-à-dire ?
Le 26 mars, ce rapport est présenté aux journalistes par l’Élysée : en l’occurrence par Franck Paris, conseiller Afrique du président Macron, et par le général Valéry Putz, membre de son état-major particulier. Pourquoi pas par les membres de la commission réunis autour de leur président ?
Le rapport conclut que la France a eu un rôle grave. Mais selon lui, c’est largement la faute du président Mitterrand et de quelques conseillers, aveuglés par leurs préjugés idéologiques désuets et à l’origine de dérives inhabituelles. Ses recommandations sont donc anodines, elles n’encouragent pas à sanctionner les responsables encore vivants, et elles ne remettent aucunement en cause les institutions et la politique africaine actuelles de la France.
Le 19 avril, l’État rwandais a lui aussi publié un rapport, appelé « Muse », du nom du cabinet d’avocats américains à qui il a été commandé. Ce rapport rwandais est bien meilleur que le français sur le fond, et il a été mis à jour des résultats de la recherche. Cependant, lui non plus ne tire pas toutes les conséquences des faits qu’il rassemble.
Il est raisonnable d’imaginer que la sortie conjointe de ces deux rapports fait partie d’une communication calibrée au millimètre par les États français et rwandais, dans une stratégie de rapprochement élaborée. En effet, la suite, c’est, le 18 mai, la venue de Paul Kagame à Paris, et, le 27 mai, le déplacement d’Emmanuel Macron à Kigali. Cela pose un problème si ces retrouvailles se réalisent aux dépens de la réalité des faits et de la justice.
Emmanuel Macron et Paul Kagame, en 2019, au sommet de Biarritz. © Rita Franca / NurPhoto via AFP Emmanuel Macron et Paul Kagame, en 2019, au sommet de Biarritz. © Rita Franca / NurPhoto via AFP
Le rapport Duclert exclut, lui, toute complicité de la France face au génocide.
Le rapport français indique qu’il n’a trouvé dans les archives aucune trace d’intention génocidaire de la part des décideurs français. Cela fait assez largement consensus, car le soutien de Paris aux extrémistes hutus avait surtout pour but d’arrimer le Rwanda à la zone d’influence française. Le rapport aurait pu se limiter à cette constatation.
Pourquoi sa conclusion affirme-t-elle péremptoirement, et sans aucun lien avec le contenu du rapport, que par conséquent les dirigeants français n’auraient pas été complices des génocidaires ? Alors que la commission reconnaît elle-même qu’elle n’est pas légitime pour trancher ce point ?
Au moins, le rapport rwandais, bien que rédigé par des avocats, a la pudeur de ne pas effleurer cette question de la complicité.
Dans l’enquête pénale sur les responsabilités de la force militaire Turquoise engagée au Rwanda à l’été 1994, le parquet de Paris exclut lui aussi toute complicité de la France et son armée, même s’il reconnaît, en ce qui concerne la tragédie de Bisesero, une non-assistance à personne en péril (mais prescrite).
Le 28 avril, le parquet de Paris signe son réquisitoire dans la plainte des Tutsis de Bisesero, réquisitoire publié le 3 mai. Cela faisait deux ans et demi que ce réquisitoire était attendu. Par une étonnante coïncidence, il paraît entre les deux rapports Duclert et les retrouvailles franco-rwandaises.
Peu de jours auparavant, le 22 avril, les parties civiles (dont Survie) avaient déposé de nouvelles demandes d’actes visant, au vu du rapport Duclert, à faire entendre les responsables politiques et militaires parisiens : notamment François Léotard, à l’époque ministre de la défense, Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée, Bruno Delaye, conseiller Afrique de Mitterrand, le général Christian Quesnot, son conseiller militaire, l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées.
Le réquisitoire conclut à l’absence de faits sanctionnables, ou plutôt les déclare prescrits. Ce choix du parquet apparaît comme doublement contestable, et les parties civiles seront amenées à le contester.
D’une part parce que les rapports français et rwandais rappellent que toute la chaîne de commandement remonte à l’état-major parisien, ce qui est bien connu, et souligné par l’amiral Lanxade lui-même. Or le parquet prétend que les militaires de terrain seraient autonomes par rapport à Paris, et que ce serait involontairement qu’ils ont laissé, presque sous leurs yeux, et sans intervenir, les Tutsis de Bisesero se faire massacrer. Les juges d’instruction ont refusé d’interroger les décideurs parisiens, et on ne sait donc pas pourquoi ils n’ont pas donné l’ordre de sauver les Tutsis.
D’autre part, parce que la non-assistance à personne en péril s’applique à quelqu’un comme vous ou moi, qui resterait indifférent tandis que sous ses yeux son voisin se noie. Mais en l’occurrence, l’armée française était spécifiquement mandatée par l’ONU pour faire cesser les massacres. Elle était alertée du danger imminent couru par les Tutsis de Bisesero, elle était en capacité militaire de leur assurer immédiatement une protection élémentaire, et son abstention volontaire d’intervenir peut alors s’analyser comme une complicité dans le génocide.
Quelle définition avez-vous de ce mot-valise de « complicité » face à l’indicible, le crime des crimes, le génocide ?
Ce qui compte, ce n’est pas ma définition, c’est celle du droit français et international. Quand quelqu’un apporte à un criminel un soutien actif, en étant bien informé, et que cela a un effet sur le crime commis, cela porte un nom : la complicité. Or ces trois qualificatifs, actif, informé, suivi d’effet, sont solidement établis en ce qui concerne le soutien de Paris aux extrémistes hutus au fil des années.
Évidemment, dans le langage courant, quand quelqu’un est qualifié de « complice de génocide », on peut croire qu’il est génocidaire. C’est sur cette ambiguïté que joue la conclusion, fallacieuse, du rapport Duclert. Or juridiquement, pour qu’une personne soit considérée comme complice, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle ait eu une intention criminelle, et c’est à la justice de trancher sur ce point.
Il y a un exemple comparable, c’est Maurice Papon, haut fonctionnaire sous Vichy, condamné pour complicité de crime contre l’humanité à cause de son rôle dans l’arrestation de Juifs, alors même qu’il ne partageait pas l’idéologie nazie. Dans son cas, la justice n’a même pas exigé qu’il ait agi en connaissance de cause, puisqu’il n’a pas été prouvé qu’il était informé de l’extermination des Juifs. De même, plus récemment, des individus ont été condamnés pour complicité d’attentats terroristes, pour avoir fourni des armes aux tueurs, alors même qu’ils ne savaient pas exactement à quoi elles étaient destinées.
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[1] Raphaël Doridant, François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, Marseille, 2020
Le président français François Mitterrand, à Kigali (Rwanda), avec son homologue rwandais Juvénal Habyarimana, en décembre 1984. © Georges GOBET / AFP Le président français François Mitterrand, à Kigali (Rwanda), avec son homologue rwandais Juvénal Habyarimana, en décembre 1984. © Georges GOBET / AFP
Y a-t-il des pistes que la justice française ou même la recherche historique, selon vous, n’a pas explorées ou pas assez creusées ?
La justice et la recherche devraient maintenant explorer, avec une vraie volonté d’enquête en profondeur, les rôles éventuels des militaires français et des mercenaires pilotés par la France. Tout d’abord, dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Ensuite, aux côtés des Forces armées rwandaises, d’avril à juin 1994, c’est-à-dire pendant le génocide, à un moment où officiellement aucun militaire français n’est présent. Et enfin, après la déroute des génocidaires, pour les aider à se réorganiser en exil et à se réarmer pour tenter de reconquérir le Rwanda.
Est-ce qu’il ne revient qu’à la justice de dire la complicité, d’après vous ?
Il est plus rapide et facile d’établir des faits que d’en condamner les auteurs. C’est une évidence pour n’importe quel crime usuel, mais curieusement dans le cas de la complicité française au Rwanda la confusion perdure. Soyons donc précis.
D’un côté, on peut établir solidement qu’il y a eu une complicité de l’État français dans le génocide des Tutsis. On le sait depuis les faits, qui datent de 1994. Tout le monde est légitime pour en débattre, y compris le grand public, les médias, les politiciens, les historiens. Cela peut éventuellement être porté devant la justice administrative.
D’un autre côté, il y a la sanction pénale des individus responsables de ce fait. Pour cela, il faut identifier des personnes précises, et pour chacune d’elles déterminer si ses actions sont passibles de sanctions, en établir des preuves au-delà de tout doute admissible, conduire le procès, décider d’éventuelles sanctions et les faire appliquer. Cela, c’est strictement du ressort de la justice pénale, et cela peut prendre des années ou des décennies ; si une personne meurt entre-temps, l’action pénale contre elle s’éteint. C’est cela, l’enjeu actuel.
L’ancien ministre des affaires étrangères au moment du génocide, Alain Juppé, a semblé commencer un examen de conscience dans une tribune au Monde. Comment avez-vous interprété ce geste ?
Sur ce sujet du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsis, les médias ont longtemps accordé un large accès, et souvent sans les contredire, à des personnes soupçonnées de faits graves, plutôt qu’à leurs détracteurs. Le petit groupe de décideurs civils et militaires de l’époque à qui on peut reprocher beaucoup a longtemps tenté de se donner le beau rôle. Hubert Védrine campe sur cette position, pourtant intenable depuis la sortie du rapport Duclert.
Ce rapport suggère plutôt une deuxième ligne de défense, selon laquelle ce que la France a fait est grave, mais c’était une exception et tout cela est bien fini : il n’y a rien à changer à la politique actuelle, et il n’y a personne à sanctionner. Alain Juppé semble s’y rallier. Il en profite pour minimiser ou dissimuler sans vergogne son propre rôle. Rappelons que le ministère des affaires étrangères qu’il dirigeait, et plus généralement la diplomatie française, a contribué à la formation du gouvernement génocidaire, à sa reconnaissance internationale, à son maintien au pouvoir, à la protection de son image dans les médias, et finalement (après sa déroute) à sa fuite et donc son impunité.
L’ancien premier ministre Édouard Balladur, dans deux interviews, s’est attribué le rôle de celui qui a empêché le pire. Il souligne la volonté profonde des milieux politiques, militaires, diplomatiques français de soutenir les extrémistes hutus, en particulier via une intervention militaire à Kigali, « sous des prétextes divers », et ainsi d’être les « acolytes » des génocidaires. Qu’est-ce à dire, sinon être complices ?
Beaucoup d’archives sur l’histoire franco-rwandaise (militaires pour l’essentiel) demeurent encore inaccessibles à la recherche. Comment expliquez-vous ce poids du secret en France ?
Oui, la majorité reste inaccessible. Ce qui est désormais autorisé à la consultation, c’est ce que la commission Duclert a sélectionné, soit une faible fraction des archives sur le sujet. Et encore, il est interdit de mettre ces archives en ligne. Pourquoi ? L’accès se fait dans des conditions matérielles très restreintes : à Pierrefitte, site actuellement ouvert vingt-trois heures par semaine avec de rares places qui s’arrachent dès l’ouverture de la réservation. Cela ne concerne donc que quelques chercheurs qui ont du temps, et qui peuvent venir en Île-de-France.
Comme le souligne le rapport Duclert, il y a aussi toutes les archives qui n’ont jamais été versées, qui ont été détruites, qui sont dissimulées, ou dont l’accès a été refusé. Pourquoi le ministre de la défense de l’époque, François Léotard, n’a-t-il pas autorisé la commission Duclert à consulter ses archives ? Le 3 mai, il m’a accordé l’accès à la totalité des douze cartons que je lui demandais, ce dont je le remercie. Mais pourquoi cette différence de traitement ? Et pourquoi les chercheurs ont-ils besoin de demander l’avis de François Léotard ?
Le 11 mai, la commission Duclert a mis en ligne son « État des sources dans les fonds d’archives français pour la recherche sur la France au Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) ». Moins remarqué mais plus utile que le rapport proprement dit, il s’agit d’un vrai outil de recherche. Il permet d’une part d’estimer le périmètre des archives concernées (pas seulement celles qui sont déjà autorisées à la consultation), et d’autre part de pouvoir déposer des demandes pour espérer avoir le droit de les consulter.
À propos de l’accès à de telles archives, le Conseil constitutionnel, nommé par les responsables politiques et partiellement constitué d’anciens présidents et premiers ministres, a rappelé le 15 septembre 2017 l’importance qu’il accorde à la protection du secret des gouvernants. Depuis, il y a eu une avancée significative le 12 juin 2020 lorsque le Conseil d’État a mis en priorité l’intérêt démocratique d’informer le public, en s’appuyant plus sur le point de vue juridique et européen de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais globalement, le « secret-défense », notion invoquée pour une vaste variété de sujets sans aucun rapport avec la défense, est de plus en plus appliqué pour protéger les décideurs de la curiosité de leurs concitoyens. Survie a d’ailleurs participé à fonder un collectif, intitulé « Secret-défense, un enjeu démocratique » qui alerte sur les graves effets du secret-défense, en particulier parce qu’il entrave la justice.
Parmi les archives de la présidence Mitterrand auxquelles vous avez eu personnellement accès, après une décision du Conseil d’État ayant fait droit à vos demandes, a été découvert un document (un télégramme diplomatique de juillet 1994) qui prouve l’ordre politique de la France de laisser s’enfuir des membres du gouvernement génocidaire alors que leur arrestation était possible et même demandée. Quelle est la portée de ce document, selon vous ?
Une archive doit toujours être remise dans son contexte. Ici, le contexte est extrêmement bien connu depuis longtemps : le représentant au Rwanda du ministère des affaires étrangères confirme la responsabilité de membres du gouvernement rwandais dans le génocide. Conformément à la convention internationale pour la prévention des génocides, il demande s’il faut les arrêter, ou bien simplement les surveiller en attendant de les remettre à la justice internationale. L’exécutif français et le conseil de sécurité de l’ONU débattent de cette question. Mais avant qu’elle soit tranchée, l’armée française fait partir ces génocidaires au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo). Les conséquences sont extrêmement graves pour tout l’est du Congo, déstabilisé depuis vingt-sept ans par ces criminels impunis qui se remilitarisent pour tenter de reconquérir le Rwanda.
On se doutait bien que les militaires n’avaient pas pris l’initiative d’un fait aussi grave que de provoquer la fuite au Zaïre du gouvernement génocidaire. Cette archive est le chaînon manquant : il prouve que l’ordre a été donné, plus précisément par le cabinet d’Alain Juppé, qui demande noir sur blanc que l’opération soit discrète. Ainsi, cette archive démontre la cohérence du tableau global : des décideurs français autour de François Mitterrand, dont Juppé faisait partie, ont soutenu les extrémistes hutus avant, pendant et, ce qui est tout aussi grave, encore après le génocide des Tutsis.
Certains décideurs français rappelaient que les forces françaises n’avaient pas de mandat explicite de l’ONU pour arrêter les génocidaires. Cela aurait pu amener à choisir de simplement les surveiller.
D’ailleurs, les États-Unis ont proposé à la France d’élargir son mandat pour permettre l’arrestation, mais la France a refusé (c’est l’une des rares informations nouvelles contenues dans le rapport Duclert). De toute façon, l’ordre de les faire partir avait déjà été donné, et l’ONU était mise devant le fait accompli.
Qu’attendez-vous aujourd’hui d’Emmanuel Macron ?
Il a une occasion unique de concéder ce qui est connu depuis longtemps : des responsables français ont soutenu les extrémistes hutus avant, pendant et même après le génocide des Tutsis. Ce soutien français a été actif, très bien informé en temps réel, et a eu pour conséquence de favoriser l’exécution du génocide. Emmanuel Macron peut et doit donc reconnaître officiellement la complicité de l’État français.
Puis lui, et nous tous, devons en tirer les conséquences, pour que cela ne se reproduise plus. Que faut-il faire ? Changer tous les mécanismes qui ont permis à quelques personnes de décider et faire exécuter cette politique, et qui perdurent. Modifier la Constitution et le fonctionnement de la Cinquième République, encore plus présidentialiste aujourd’hui qu’en 1994. Mettre fin au néocolonialisme de la politique africaine de la France, qui depuis 1994 a changé sur la forme, mais est immuable sur le fond. Encadrer le rôle politique de l’armée et le recours à ses outils hors de contrôle démocratique : les forces spéciales, les mercenaires, le secret-défense, dont le poids s’est encore alourdi.
Est-il encore trop tôt, selon vous, pour dire l’histoire de la France au Rwanda ?
Cette histoire s’est largement écrite au vu et au su de tout le monde. Le tableau général était déjà bien connu à l’époque par ceux qui voulaient bien ouvrir les yeux. Les lanceurs d’alerte rwandais et français ont été nombreux, avant, pendant et après le génocide : militaires, journalistes, militants associatifs, coopérants, éditeurs, parlementaires, membres de différents partis, chercheurs, historiens…
Dès le 13 septembre 1994, le président de l’association Survie remettait à l’Élysée un rapport très complet de 74 pages intitulé « France-Rwanda : l’engrenage d’un génocide ». Tout le tableau y était déjà. Depuis, un quart de siècle de recherches a permis de le préciser, de le consolider, d’en apporter des preuves détaillées, d’en mieux comprendre le mécanisme. Mais l’histoire elle-même était déjà écrite.
Il est temps, maintenant, de le reconnaître officiellement.