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Le rapport Duclert, commandé par Emmanuel Macron pour faire la lumière sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda, a été remis le 26 mars 2021. Écartant la notion de complicité, il conclut néanmoins à des responsabilités graves de la France, et pointe une dangereuse concentration des décisions au sommet de l’État. L’occasion de réfléchir au présidentialisme français, dont les effets sont encore si visibles aujourd’hui.
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Nous n’avons pas fini de mesurer les effets du rapport Duclert, commandé par le président de la République à une commission d’historiens chargée de faire l’histoire du dernier génocide du XXe siècle, celui des Tutsi du Rwanda.
Née dans la méfiance, après la mise à l’écart de deux des spécialistes de cette tragédie, cette commission a réussi, après deux ans de travaux, à progresser dans le lacis des archives d’État, refusées habituellement aux chercheurs, et à rendre un rapport de plus de mille pages dont les conséquences à long terme devront être mesurées. Notons d’abord que la dizaine d’historiennes et d’historiens mandatés pour ce travail balaient la thèse dite du double génocide. Celle-ci, tout en reconnaissant qu’un génocide des Tutsi avait bien eu lieu à partir d’avril 1994, en ajoutait un second, inversé, commis par des forces tutsies cherchant à conquérir le pouvoir à Kigali et à éliminer les Hutu. Les archives consultées par la commission n’ont enregistré rien de semblable : un seul génocide a bien été réalisé au Rwanda, celui des Tutsi.
Un autre des apports de ce travail est de replacer ces années 1990-1994 dans une durée plus longue, celle de la conquête d’une partie de l’Afrique par la France au XIXe siècle. Le rapport Duclert ne cesse de montrer combien l’ombre de la colonisation plane encore sur les décisions prises par François Mitterrand au début des années 1990 : le Rwanda est en effet régulièrement considéré comme la pointe avancée de la francophonie dans une région d’Afrique de l’Est sous influence anglo-saxonne. L’état-major particulier du président français aime ainsi voir la main des États-Unis dans la formation des élites tutsies exilées en Ouganda, devenues des forces « ougando-tutsies » dans les notes à François Mitterrand. Le complexe de la retraite de Fachoda face aux Britanniques en 1898 est encore actif, tout comme une vision largement ethniciste des rapports sociaux sur place. Ce qui justifie cette terrible phrase dans la conclusion du rapport : la faillite française au Rwanda peut s’apparenter à une « dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée, ni regardée ».
Le rapport Duclert évoque explicitement le poids écrasant de la présidence de la République
Mais ce rapport formule une autre critique, qui porte bien au-delà de la politique française en Afrique : celle d’un certain fonctionnement des institutions de la République, qui devra, elle aussi, être approfondie sur le temps long. Le rapport Duclert évoque explicitement le poids écrasant de la présidence de la République dans un circuit de décision particulièrement opaque, et le rôle joué par un petit cercle de hauts fonctionnaires politiques et militaires, imperméables à tout avis contradictoire et largement ignorants des réalités de terrain, qui n’ont pas hésité à contourner les règles de communication et de commandement qui auraient être appliquées. C’est particulièrement le cas lors de la période 1990-1993, quand le ministre de la Défense, Pierre Joxe, demande aux services de la présidence qu’on en finisse avec les « ordres à la voix », afin de laisser des traces écrites lors des « décisions opérationnelles majeures ». Une proposition qui restera lettre morte, tant les habitudes anciennes ne semblent pas devoir évoluer. Mais plus grave encore, on ne saurait oublier que le génocide des Tutsi rwandais est quasi contemporain d’autres crimes génocidaires, cette fois-ci en Europe, lors des guerres de Yougoslavie. Les mêmes cercles étaient aux commandes autour du président Mitterrand, et il semble que les mêmes logiques délétères aient prévalu. Sur cette histoire également, il faudra faire la lumière.
Pour l’heure, et il y a là comme un paradoxe, l’actuel président de la République a donc accepté un rapport critique sur le fonctionnement de nos institutions, qui considère qu’il s’agit là « d’un cas d’étude pour le fonctionnement d’un État démocratique », tant la crise rwandaise témoigne d’« écarts répétés à la norme réglementaire », du « rejet de l’information contradictoire » et de « décisions politiques imperméables à toute critique, à toute alerte, à toute remise en cause ». Or n’est-ce pas précisément ce que l’on peut aujourd’hui reprocher à une présidence de la République, qui certes hérite d’une culture politique et institutionnelle profondément enracinée, mais surjoue à l’envi cette « raison d’État » incarnée de façon presque exclusive par l’exécutif ? Le président du Sénat a tout récemment qualifié de « République de l’oracle » la méthode de gestion de la crise sanitaire adoptée depuis plus d’un an : des conseils restreints sans ordre du jour connu ni compte rendu écrit, témoignant d’une permanence de procédures peu transparentes dans un contexte de crise. Quand notre pays sera-t-il prêt à envisager que le pouvoir puisse, enfin, s’exercer autrement ?