Citation
Le rapport au président de la République de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi est désormais accessible dans son intégralité. La troisième partie de ce document consacre une section aux démarches répétées des parlementaires pour alerter l’exécutif sur ce qu’ils comprenaient de la situation rwandaise. Il y est question de la correspondance que j’avais adressée au ministre des affaires étrangères en novembre 1991, et de la réponse que j’ai reçue en février 1992.
Je n’étais pas alors, et ne suis toujours pas, un spécialiste de la question rwandaise. Mais j’ai toujours tenu qu’un parlementaire devait jouer un rôle de relais auprès des autorités pour que celles-ci entendent les préoccupations qui lui ont été confiées.
Saisi par plusieurs organisations de la société civile, en qualité de président de l’intergroupe des parlementaires membres de la Ligue des droits de l’homme, il m’a paru nécessaire, après avoir procédé à des investigations complémentaires, de faire valoir qu’on assistait au Rwanda à une évolution porteuse de graves dangers : officialisation des divisions ethniques, assimilation de l’ensemble des Tutsi aux opposants au régime, exécutions sommaires perpétrées notamment par des éléments des forces armées, exode massif des Tutsi vers les pays limitrophes.
A quoi j’ajoutais qu’il fallait, à mon sens, prendre garde à ce que l’envoi de forces françaises au Rwanda n’apparaisse pas comme une caution morale du régime du président Habyarimana.
Les dérives d’une politique étrangère
Il m’a en substance été répondu que la France n’avait pas ménagé ses efforts pour inciter les autorités rwandaises à poursuivre dans la voie de l’ouverture démocratique, qu’elle avait été entendue, et que des observateurs avaient au reste pu assister aux procès des personnes soupçonnées de collusion avec le Front patriotique rwandais [FPR], mouvement d’opposition armé.
L’esquive et l’euphémisme sont des procédés dont les pouvoirs font couramment usage pour ne pas répondre sur le fond aux questions qu’on leur pose, s’agissant particulièrement des relations internationales. Les questionnements que j’ai, au fil des années, portés vers les mêmes interlocuteurs sur le Tibet, le Sri Lanka, le Cambodge n’ont pas été plus fructueux.
Je suis donc particulièrement sensible à la façon dont le rapport de la commission de recherche s’emploie à repérer les travers susceptibles d’expliquer les dérives d’une politique étrangère, en l’espèce celle de la France au Rwanda, mais cela pourrait valoir pour d’autres, ainsi que dans d’autres champs de l’action publique : manque de connaissances fiables, de « vrais savoirs », absence de curiosité sincère pour en réunir, refus de tenir compte d’informations – d’où qu’elles proviennent – jugées incompatibles avec des convictions préétablies.
Ambitions stratégiques déraisonnables
Pour le Rwanda, ces convictions étaient sans nuance : affrontements ethniques, progrès de la démocratisation, menaces de coup d’Etat du FPR. Cela finissant par déboucher sur un véritable dévoiement des diagnostics, livrés par des acteurs ayant renoncé à en fournir d’autres que ceux qu’ils savaient attendus par leurs destinataires. Et se combinant avec des ambitions stratégiques déraisonnables sous le couvert de la défense de l’influence française contre de supposées menées américaines.
Alors que la crise rwandaise ne faisait que s’amplifier, il m’a fallu me pencher à nouveau sur le dossier rwandais quand, comme président de section à la Cour du droit d’asile, j’ai eu à statuer sur des requêtes émanant de demandeurs d’asile rwandais, exercice infiniment délicat du fait des clauses d’exclusion prévues par la convention de Genève à l’encontre d’ex-persécuteurs, puis de la survenance de décisions souvent difficiles à interpréter sur le terrain de l’asile du Tribunal pénal international.
S’est alors imposée à moi l’évidence qu’il fallait relever le défi qui ne l’avait pas été en temps utile de la connaissance. Car que penser et dire du comportement de la France (mais qu’est-ce que la France ?, interroge d’emblée le rapport remis au président de la République), sans procéder tout d’abord à une analyse méticuleuse du déroulement des étapes successives du drame rwandais ? C’est à quoi s’est essayé le rapport en dépit des angles morts subsistant (malgré les termes de la lettre de mission du président de la République) dans les archives auxquelles ont pu accéder ses auteurs.
Tirer les leçons du génocide
Mais ce que le rapport fait surtout, ce en quoi il est à mes yeux exemplaire, c’est soulever la question des responsabilités – tant intellectuelles qu’éthiques et méthodologiques – des différentes catégories de décideurs, et la question des dérives institutionnelles excédant notablement celles que l’habitude du secret cultivée par les chancelleries a, en de multiples circonstances, engendrées.
A d’autres protagonistes du drame rwandais, on peut sans doute reprocher des dérives parentes. Mais ces dernières sont probablement davantage imputables à leur insuffisante implication qu’à une forme à la fois obstinée et ambiguë d’implication : celle à laquelle ont succombé les autorités françaises.
Trente ans après le début du drame rwandais, un examen de conscience, celui auquel invite et introduit le rapport Duclert, s’impose. Pour que, du génocide, car on ne peut plus s’abstenir de prononcer le mot, il soit fait une exacte mémoire d’abord, des leçons soient tirées ensuite. Comme il convient à la France, patrie de Jaurès qui, à la fin de l’avant-dernier siècle, devant le silence observé par la France face au massacre des Arméniens de l’Empire ottoman, déclarait : « Le premier devoir des représentants du pays sera de ne pas laisser se perdre ou s’amoindrir cette puissance de la démocratie française… Le Parti socialiste n’y manquera pas. » C’était en novembre 1896. Ce qui valait alors vaut encore aujourd’hui.
Jean-Michel Belorgey, ancien député socialiste de l’Allier, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée de 1988 à 1993, conseiller d’Etat honoraire, auteur de « Le Droit d’asile » (LGDJ, 2e édition, 2016).