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Le 26 mars, la commission dirigée par Vincent Duclert a rendu son rapport au président Macron sur le rôle joué par la France dans le génocide tutsi au Rwanda en 1994. Cette somme d’un millier de pages a été saluée comme une étape essentielle vers la reconnaissance par l’État français de ses fautes.
Mais les critiques qui ont été exprimées doivent également être entendues comme une opportunité pour ouvrir plus largement le champ de conscientisation de notre passé postcolonial et du potentiel mortifère de notre système politique.
Commençons par les acquis incontestables de ce travail. Le rapport conclut à la « responsabilité lourde et accablante » des autorités françaises de l’époque, loin du travail euphémisant de la mission d’information parlementaire de 1998.
Ce texte tord le cou aux théories négationnistes et complotistes qui ont fleuri sur les tombes des plus de 800 000 victimes du génocide.
Le rapport déconstruit en effet les mécanismes qui ont conduit la France à se compromettre toujours plus avec un régime en voie de radicalisation extrême, dont il n’était pas possible de ne pas voir le plan génocidaire. Le dépouillement minutieux des archives permet de pointer les responsables de cette dérive et apporte des pistes d’explications intéressantes pour comprendre la focalisation hexagonale sur cette ancienne colonie belge longtemps hors des « pays du champ ».
Ce texte, qui a valeur officielle, tord le cou aux théories négationnistes et complotistes qui ont fleuri sur les tombes des plus de 800 000 victimes du génocide. Ainsi, la thèse du « double génocide » est définitivement enterrée et le rapport confirme par ailleurs qu’il n’existe aucun début de preuve que le FPR (Front patriotique rwandais) soit responsable de l’attentat contre Habyarimana.
Tout cela, des journalistes, des chercheurs et des associations l’ont dit depuis longtemps, mais le rapport en apporte la confirmation à partir de sources qui étaient cruciales et inaccessibles : les archives des corps de l’État en charge du dossier rwandais. Mais, reconnaissons-le : si c’est la boîte des fautes françaises que le rapport Duclert ouvre, alors il ne faut surtout pas la refermer sur ces acquis.
Le texte de la commission Duclert n’est, en effet, pas exempt de lacunes. Nous en retiendrons trois.
On peut se demander ce qui distingue l’« aveuglement » de la complicité.
La première porte sur les conclusions et l’usage du terme « aveuglement », préféré à celui de « complicité ». En évitant ce dernier mot, il est possible que les membres de la commission aient répondu, consciemment ou non, à une commande politique. Il semble clair, en effet, que ce rapport, voulu par le président et chef des armées, n’ait pu franchir une telle ligne rouge, sauf à provoquer une crise majeure avec l’institution militaire.
Lorsque Vincent Duclert dit qu’il n’y a pas complicité, si on entend par là un partage de l’intention génocidaire, il est difficile de lui donner tort. Toutefois, à la lecture de certaines pages du rapport, on peut se demander ce qui distingue l’« aveuglement » de la complicité. Cette dernière, en outre, selon la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (TPI), n’a pas besoin de se manifester par l’aide directe et intentionnelle d’un tiers pour être qualifiée, ce qui laisse donc la porte ouverte à d’éventuelles suites judiciaires.
La deuxième limite du rapport tient à sa critique inachevée des institutions. Des pages saisissantes et d’une indéniable rigueur analytique mettent en évidence l’existence d’une chaîne de commandement parallèle, par laquelle François Mitterrand ou son chef d’état-major particulier faisaient transmettre les ordres sur le terrain, ce qui leur permettait de mettre en application, sans obstacle, des idées inspirées d’une vision passéiste et raciste de la société et de la géopolitique des Grands Lacs.
D’autres passages montrent aussi que certains, dans l’appareil d’État, ont tenté de s’opposer à ce que le rapport considère comme des « dérives institutionnelles » graves. Mais ne faudrait-il pas s’inquiéter plutôt de l’impuissance de ces rouages importants de l’État à contrecarrer l’obsession présidentielle ? Que dire de ces institutions qui permettent à un homme et à son entourage de décider que la défense d’un pré carré contre des ennemis fantasmés compte plus qu’un génocide ?
La troisième limite permet de mettre le point précédent en perspective. Elle tient moins au contenu du rapport qu’à son périmètre initial, tel qu’il a été défini par le président Macron. La période choisie (1990-1994) focalise en effet l’attention sur le contexte étroit dans lequel s’intègre le génocide : les relations entre la France et le gouvernement du Rwanda au moment du conflit qui oppose ce dernier à la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR).
Il faut être conscient de tout ce que l’opacité mitterrandienne dans la gestion de l’affaire rwandaise doit à la Françafrique.
Replacer le génocide des Tutsis dans le temps long des relations franco-rwandaises permet de comprendre que l’assistance militaire au profit d’une dictature aux fondements racistes s’est mise en place sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing et que le soutien aux génocidaires s’est de fait poursuivi avec Jacques Chirac, le dernier dirigeant occidental à lâcher Mobutu et ses alliés hutus radicaux qui rêvaient de prendre leur revanche sur le FPR.
Il faut donc être conscient de tout ce que l’opacité mitterrandienne dans la gestion de l’affaire rwandaise doit à la Françafrique, la politique souterraine visant à maintenir les anciennes colonies africaines dans l’aire d’influence de la France. Comme le rappelle l’association Survie, le rôle de la France au Rwanda est bel et bien l’aboutissement monstrueux d’une pratique criminelle inscrite dans les gènes de la Ve République.
Une future commission fera peut-être un jour le bilan de ces années de complicité de la France avec d’autres régimes assassins. Toutefois, et pour terminer sur une note positive, remarquons que le rapport Duclert aura sans doute des effets bénéfiques à court terme. En invalidant ce qui fut trop longtemps la version officielle de l’État, il proclame la légitimité de l’histoire à se saisir de ce sujet de recherche, pavant ainsi la route à de nouveaux travaux universitaires.
En soulevant la chape du déni, il apaise aussi la douleur et l’incompréhension des rescapés de cette immense tragédie qui espèrent maintenant non seulement des gestes symboliques forts, mais aussi que justice leur soit rendue.