Author-card of document number 28181

Num
28181
Date
Lundi 12 avril 2021
Ymd
Size
240203
Title
Dr Roland Noël : « Pendant l’opération Turquoise, le génocide continuait autour de l’aéroport de Goma »
Subtitle
Médecin généraliste et pédiatre, mobilisé par l’armée pour assurer des soins aux réfugiés rwandais, le Dr Noël livre un récit de l’opération « militaro-humanitaire » sensiblement différent de la version officielle.
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Source
Type
Article de journal
Language
FR
Citation
Le Dr Roland Noël au chevet d’une jeune femme blessée © Roland Noël – Afrikarabia

Dr Roland Noël, en 1994 vous être contacté comme médecin réserviste pour participer au service de santé installé dans le cadre de l’Opération Turquoise à la frontière du Rwanda. A quelle date ?

Le 15 juillet, le Service de Santé des Armées d’Ile-de-France, le SSAIDF, avait contacté quelques 150 médecins réservistes susceptibles d’être mobilisés pour cette opération. Le commandant du Quartier de Gramont à Saint Germain-en-Laye, siège du SSAIDF, m’a convaincu, m’adressant une lettre émanant du Premier ministre m’affectant à Cyangugu. Il a insisté sur la situation humanitaire catastrophique « pire que les images transmises aux informations télévisées ».

Je souhaitais « une semaine de réflexion » avant de prendre ma décision. « Non, me rétorqua-t-il, vous avez vingt-quatre heures ! Il faudra ensuite l’accord de l’Etat–Major… » Une vingtaine de médecins ont donné leur accord de principe, il y avait deux postes pour le service de santé des Armées région Ile-de-France. Le fait que je sois médecin généraliste, avec un diplôme de compétence dans la spécialité de pédiatrie les intéressait. Il n’y a pas de pédiatres dans l’armée française puisque la conscription se faisait à partir de l’âge de 18 ans.

« Il n’y a pas de pédiatres dans l’armée française »



J’ai été considéré comme volontaire officiellement le 19 juillet. Le temps de faire 11 vaccins en une semaine, de bénéficier d’un « briefing » par un colonel, sur le mode de vie, la façon de se comporter vis-à-vis de la population locale et des réfugiés, le contexte humanitaire, de recevoir et d’étudier la documentation sur la logistique, de récupérer mon paquetage à Montigny-lès-Metz, je suis parti pour l’aéroport d’Istres.

J’y suis embarqué dans un avion gros-porteur Antonov conduit par des pilotes russes en deux étapes, Douala puis Kisangani. Je suis affecté initialement à Cyangugu, où l’armée était principalement installée dans le stade de la ville. En fait le quartier général de « Turquoise » était situé à Goma au Zaïre, entouré de barbelés et de murs de sacs de sable, occupé par maints services de l’armée et fortifié par 800 militaires in situ. On comptait des régiments d’infanterie de marine de Rochefort et des parachutistes de Tarbes, je crois, et des Légionnaires de Djibouti.

Il faut savoir que l’armée française est intervenue dans l’ouest-rwandais avec 2 900 hommes au total.

« Le quartier général à Goma était un camp fortifié »



Sur le terrain j’étais pleinement opérationnel le 16 août, pour exercer ma pratique médico-chirurgicale.

Nous étions quatre réservistes : un chirurgien viscéral d’Auxerre, un gynécologue-obstétricien de La Garde près de Toulon. Ils étaient associés à un anesthésiste-réanimateur et moi-même médecin pédiatre de l’Ouest-parisien.

Nous devions relayer et renforcer onze Médecins militaires, médecins, anesthésistes-réanimateurs chirurgiens qui avaient participé à la constitution de la Zone Humanitaire de Sécurité (ZHS) créée le 4 juillet, pour, nous disait-on, arrêter les massacres.

Les militaires vous avaient décrit la situation avant votre départ pour Turquoise ?

Ils nous ont fait une réunion préparatoire sur la situation sanitaire dont je vous ai parlé. Nous étions appelés à des interventions chirurgicales et à des consultations de médecine générale. A notre arrivée, la logistique de l’armée se révéla très bonne. Les tentes étaient installées avec tout le matériel nécessaire y compris eau courante et douches. La pharmacie était parfaitement pourvue.

Avez-vous été informé avant votre départ du contexte politique et social au Rwanda ?

Un lieutenant-colonel du SSA nous a parlé de la zone de sécurité qui devait permettre d’arrêter les combats et de protéger les Tutsis. Il s’est également étendu sur la géographie du pays, l’amitié entre le Rwanda et la France, le fait que le Rwanda faisait partie de la francophonie. Il nous expliqua qu’il y avait un conflit ethnique depuis l’indépendance. Ses explications furent rapides et concises.

Ce colonel parlait de génocide ?

Il a parlé de « massacres inter-ethniques sous la pression d’Hutus extrémistes ».

Pourtant lorsque vous êtes mobilisé à la mi-juillet 1994, les médias parlent de génocide depuis des mois ?

Cela m’a été présenté comme une opération humanitaire avec la nécessité d’agir vite afin de secourir et préserver des vies et, en ce qui me concernait, beaucoup d’enfants. C’est dans ce contexte que j’ai accepté cette mission.

A l’armée, il y a des grades, la règle est de suivre ce que vous dit l’autorité supérieure. Et l’autorité supérieure ne parlait pas de génocide. On nous a dit « vous allez intervenir pour sauver des vies », c’était la tonalité humanitaire qui prévalait dans tous les propos. Plus tard, le 1er septembre, ce même lieutenant-colonel nous a appris qu’il y avait des Hutus extrémistes dans le camp, notamment, dans le camp de réfugiés de Mugunga, à environ une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Goma. Ce camp rassemblait près de 20 000 soldats des ex-F.A.R. (Forces Armées Rwandaises) à la solde du régime dictatorial.

« Goma est submergée par deux millions de réfugiés »



Cet enfant tutsi a échappé de peu à la mort © Roland Noël – Afrikarabia

Lorsque je débarque, je commence à analyser la situation. Comme je l’ai écrit dans mon livre, Les blessures incurables du Rwanda, Goma est une ville moyenne de près de 200 000 habitants. Elle est submergée en quelques jours par deux millions de réfugiés. C’est inimaginable. Il y des femmes, des enfants, des hommes partout ! Ils cassent les branches des arbres pour construire des huttes, pour se réchauffer ou faire cuire les aliments.

On ramasse déjà de nombreux morts par épuisement. Peu après mon arrivée, le 21 juillet, explose l’épidémie de choléra. Alors enfin la solidarité internationale s’organise.

Lorsque vous êtes confronté au flot de réfugiés qui envahit Goma, comment l’analysez-vous ?

Les militaires de Turquoise ne nous en parlent pas. D’autre part, il nous est déconseillé de sortir du camp, tellement la situation est dangereuse. Cependant j’ai l’occasion d’aller visiter cinq orphelinats, dont l’un de la Croix-Rouge, un de Médecins du Monde et un autre tenu par une Zaïroise.

Il ne me faudra pas longtemps pour comprendre que les réfugiés, après avoir exterminé leurs voisins Tutsis, étaient poussés à fuir par peur des représailles.

La majorité n’étaient pas des Rwandais qui fuyaient l’arrivée des soldats tutsis mais ils étaient encouragés à fuir encadrés par les hutus extrémistes… C’était une peur entretenue par leurs dirigeants, et aussi par les rumeurs, la terreur et la haine semées par la Radio Télévision des Mille Collines (RTLM).

Vous avez pu constater la virulence de ces médias extrémistes à Goma ?

J’ai vu un exemplaire du journal extrémiste Kangura avec la photo de François Mitterrand en dernière page, et j’ai entendu la RTLM. Elle continuait à émettre lorsque j’étais là. Je me souviens de sa bonne musique. Je ne comprenais pas les bulletins en kinyarwanda, mais une infirmière rwandaise me les traduisait. On disait qu’il fallait arrêter les « Inyenzi » – les « cafards », bref les Tutsis aux carrefours, les tuer jusqu’au dernier. Ils donnaient même des noms.

A quelle date avez-vous entendu les émissions de la RTLM ?

Je ne m’y suis pas tout de suite intéressé, il y avait trop à faire avec les blessés et le terrible « tri » des Urgences : est-il conscient ? respire-t-il ? Le cœur bat-il ? Saigne-t-il ? J’ai entendu la RTLM autour du 20 août. Pourquoi n’a-t-on pas fait cesser les émissions de cette station surnommée « Radio-machette » ? J’ai eu l’impression qu’à Paris on faisait la sourde oreille.

Vous rapportez dans votre livre soigner une forte proportion de Tutsis qui ont été blessés autour de l’aéroport ?

Les Tutsis représentaient une minorité mais étaient souvent très gravement blessés, notamment des enfants amputés des mains pour qu’ils ne puissent plus écrire plus tard, et aux pieds tranchés pour qu’ils ne puissent plus marcher !

Ils avaient pourtant réussi à se traîner ou à être portés jusqu’à nous, se sentant protégés par nous, Français.

En fait, pendant l’opération Turquoise, le génocide continuait autour de l’aéroport de Goma. J’en ai parlé avec un colonel, il m’a dit « nous avons demandé des renforts, on ne nous les a pas accordés ».

« Le manque de moyens humains a produit la tragédie de Bisesero »



C’est ce manque de moyens qui a produit la tragédie de Bisesero. Nous avons aussi soigné de nombreux Hutus qui avaient été blessés par des génocidaires. Des victimes qu’on appelle « des Hutus modérés ».

Disons plutôt des Hutus courageux, s’opposant aux tueries…

Autour de nous, les génocidaires imposaient leur loi. On a compris qu’en face de Goma, plus à l’est de la frontière Goma-Gisenyi, dernière ville du Rwanda, qui colle à la frontière, se tenait le fief de Juvénal Habyarimana né à Ruhengeri. C’était là qu’on trouvait les plus d’extrémistes hutus qui ont reflué vers Goma au Zaïre. Dans les camps de réfugiés autour de l’aéroport, il y avait des types menaçants en tenue militaire. Ils cherchaient les derniers Tutsis « à liquider ».

Comment saviez-vous que les personnes que vous étiez amené à soigner étaient des Hutus ou des Tutsis ?

Sur leurs cartes d’identité il était indiqué : Hutu, Tutsi, Twa. Cela m’a sidéré. Comment a-t-on pu tolérer ce marquage ethnique ?

Le général Sartre qui commandait le Groupe Nord de Turquoise a publié récemment une tribune critiquant le manque de moyens humanitaires de l’opération au regard des armes lourdes et des chasseurs bombardiers qui ont accompagné l’opération française ?

A mon niveau, je peux seulement dire que, dans le camp, l’assistance médicale était bien organisée. Mais à l’extérieur, les militaires français n’avaient pas les moyens de protéger les quelques Tutsis rescapés du génocide.

Ce sont des jeunes soldats français qui ont été requis pour enterrer les morts de l’épidémie de choléra. Ils ont été traumatisés ! Un psychiatre militaire a été envoyé par les autorités militaires françaises pour les prendre en charge. Une première dans une opération extérieure de l’armée française.

« Un psychiatre militaire, une première dans une opération extérieure »



Comme le réserviste chirurgien et moi-même sommes membres du Rotary International, nous sommes allés à une réunion du Club de Goma-Gisenyi. Il se réunissait malgré le vif contexte conflictuel. Un Belge, membre responsable des Scouts du Nord-Kivu, à notre demande, nous a aidés à faire participer de jeunes scouts (merci aussi à Baden-Powell !) à brancarder les blessés et les malades qui arrivaient sans discontinuer au Groupe Médico Chirurgical Aéroporté (GMCA) du camp militaire français de l’aéroport. De plus, pour soulager les infirmières, des Guides, pionnières rwandaises et zaïroises, donnaient le biberon aux bébés.

Le manque de moyens en personnel humanitaire était une évidence…

Vous qui étiez installé sur l’aéroport de Goma, avez-vous assisté à des livraisons d’armes à destination des Forces armées rwandaises ?

Personnellement je n’en ai pas vu. La piste avait été magnifiquement restaurée par les militaires français et il y avait environ 150 mouvements d’avions gros porteurs chaque jour. On respirait des vapeurs de kérozène. J’ai vu beaucoup de matériel d’ONG, pas d’armes. Nous n’avions pas le temps de voir grand-chose sur l’aéroport. Nous échangions quelques impressions avec les légionnaires qui gardaient l’enceinte et surveillaient la nuit les incursions de civils ou militaires à l’aide de jumelles infra-rouges.

Voici quelques années, vous avez déclaré à Christophe Ayad, alors grand reporter à Libération, avoir « entendu une conversation entre deux soldats du service des essences des armées dans laquelle l’un d’entre eux expliquait que les membres du COS [Commandement des opérations spéciales] avaient abattu deux rebelles tutsis au fusil à lunette infrarouge. Ça s’était passé au tout début de Turquoise, fin juin 1994. » (1) Le confirmez-vous ?

Je déjeunais avec deux militaires du service des essences, ceux qui sont chargés de répartir le kérozène, l’essence, etc., pour les hélicoptères de l’Alat, les véhicules… Ces hommes m’ont dit que deux Tutsis avaient été tué par des militaires français du Commandement des Opérations Spéciales (COS).

Ces deux hommes racontaient cette affaire qu’ils présentaient comme un fait. C’était avant la création de la Zone humanitaire de Sécurité (ZHS) lorsque, semble-t-il, les militaires français pensaient bloquer l’offensive du FPR jusqu’à Kigali. Des ordres venus « d’en haut » analogues à ce que le lieutenant-colonel Guillaume Ancel décrit dans son livre passionnant (2) : empêcher le Front patriotique de prendre Kigali. On ne peut écarter l’hypothèse que la Zone de sureté était un moyen de permettre aux génocidaires de s’enfuir.

Mais je suis médecin et je vous avoue qu’à cette période, les considérations géopolitiques et militaires ne faisaient pas partie de mes préoccupations, il fallait sauver jour et nuit, nous étions débordés… Ce que je constatais médicalement, mutilations après viol, etc., dépassait de loin ce que l’on peut imaginer dans nos pires cauchemars…

Vous en avez parlé avec des militaires français ?

Au début septembre lors d’un debriefing, un colonel du SSA nous a dit : « Au départ, l’opération c’était d’empêcher la victoire des rebelles tutsis et de soigner les blessés. Au final, je crains que nous ayons servi à faciliter la fuite des tueurs ». On voyait bien qu’il en était mortifié. J’ai entendu des militaires dire : « Mais comment les politiques ont-ils réussi à nous manipuler comme ça ? » On comprend bien toute cette histoire dans le documentaire de Jean-Christophe Klotz « Retour à Kigali » et aussi dans celui de Raphaël Glucksmann, « Tuez-les tous ».

Après votre intervention au Rwanda, avez-vous revu vos collègues ? Entretenu une certaine solidarité entre médecins de Turquoise ?

Pas du tout. J’avais un collègue gynécologue-obstétricien avec qui je m’entendais bien, appelé comme réserviste lui aussi. J’ai l’impression qu’il n’a pas souhaité me revoir, cela lui rappelait trop de souvenirs difficiles. Un autre collègue qui pratiquait les vaccinations s’est suicidé peu après. N’oubliez pas, nous étions des médecins civils « piochés » dans la réserve, pas des militaires d’active. Nous n’étions pas préparés ou mis en condition, c’était dur, très dur. Puis l’armée nous a relâché à la fin, sans aucune prise en charge. Nous laissant le soin de nous reconstruire comme si de rien n’était.

« Nous avons tous beaucoup souffert de l’opacité de Turquoise »



Comme je vous l’ai dit, c’est la première fois que l’on faisait intervenir un psychiatre pour des soldats affectés à jeter les morts du choléra dans les fosses communes. Nous avons tous beaucoup souffert qu’on ne nous ait pas expliqué le contexte de notre mission et les ordres reçus. On était dans l’opacité complète.

J’ai entendu l’historien Vincent Duclert dire que Jean-Christophe Mitterrand avait fait disparaître ses archives, etc. Donc l’opacité subsiste. La France par décision de ses gouvernants venait éteindre le brasier qu’elle avait contribué à allumer. Nous étions des pions dans tout ça.

Certains politiciens français avancent la thèse d’un « double génocide » entre Hutus et Tutsis. Vous avez vu ça, deux génocides ?

Zéro. Zéro double génocide. Seulement le génocide des Tutsis… Même s’il y a eu des Tutsis qui ont voulu venger personnellement de la torture puis de l’assassinat des leurs.

Le gouvernement français a plutôt accueilli beaucoup de génocidaires…Il a abandonné les Tutsis, notamment ceux du personnel de ses établissements officiels à Kigali, les livrant sciemment aux bourreaux.

Pire, il exfiltra des cerveaux du génocide dont celui de la « Radio des Mille Collines ». Belle dénomination, mais d’autant plus atroce qu’elle évoque la barbarie à visage ouvert d’autorités alliées à certains de nos gouvernants d’alors.

Maintenant on parle plutôt anglais au Rwanda.

Quelle tristesse, quel gâchis n’est-ce pas ?

Propos recueillis par Jean-François DUPAQUIER

[Notes :]



Dr Roland Noël, Les blessures incurables du Rwanda. Témoignage, Ed Paari, 2006.

(1) Christophe Ayad, « L’improbable procès des soldats de Turquoise au Rwanda », Libération, 22 mars 2006, consultable sur :
https://www.liberation.fr/planete/2006/03/22/l-improbable-proces

(2) Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence : témoignage d’un officier français, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Ed. Belles Lettres, Paris, 2018.

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